Ce billet est dédié à Serge Diot.
[⏱ 9 minutes] Voilà un livre extrêmement réjouissant. Car nous avons besoin d’être un peu réjouis pour tenir debout parmi le fracas de tout ce qui s’effondre devant nous, autour de nous. À tout instant, la menace d’un dérèglement général. Quelque chose qui nous sortirait de la sidération devant la danse de mort des messagers de l’Apocalypse. Pas une réjouissance labellisée par La Grande Librairie où l’on nous sert des auteurs, des penseurs pour une nuit-calme-verveine-tilleul-menthe ou une petite sucrerie au goût leïlaslimanisé… Non, nous voulons du réjouissant roboratif, nous voulons rire et COMPRENDRE, nous voulons que l’humour soit une grande épée pourfendeuse de vessies qui se prennent pour des lanternes – et ce n’est pas ce qui manque dans le paysage… Tambours debout de Gérard Macé aux éditions Le temps qu’il fait tombe à point. Ces tambours font un boucan qui, d’abord discret monte en puissance pour éclater en un charivari général hautement jouissif, salubrement réconfortant. Les tambours de Gérard Macé m’ont fait penser à une scène étonnante vue dans un documentaire sur les grands singes* où l’on voyait des bonobos surpris par une caméra de surveillance « inventer l’art » : un singe lance dans un tronc creux des pierres et exulte (force sauts et cris) devant l’effet produit… Gérard Macé lance de gros pavés dans les troncs creux de nos illusions, lubies, noirceurs et calamités contemporaines et nous réjouit des dissonances produites. Thoreau enviait la façon dont les Indiens gagnent un nouveau nom à chaque nouvelle prouesse, un nom imprononçable ou mélodieux qui fixerait le lien entre le plus particulier de sa sauvagerie et celle des bois, un nom qui dirait l’écart qu’introduisent les mots de l’écrivain dans ce qu’il décrit. Il me semble que le nom qui pourrait distinguer Gérard Macé entre tous pourrait être celui d‘homme-de-vent, c’est ainsi que les Chinois désignent à la fois et au choix : le poète et le fou – ces états-là, on le sait, flottent toujours, surtout chez les tempéraments chamaniques…
Mais foin de palabres circonlocutoires, prêtons l’oreille et écoutons :
Pour lutter contre le bruit, nous marchons avec des chaussons de feutre, même sur les trottoirs. Et dans les transports, nous avons adopté le langage des signes. De loin en loin des gens s’invectivent, mais en silence.
Les faussaires en art recherchent des poussières d’époque. Comme les araignées, ils prennent les collectionneurs dans leur toile.
Plus nous espérons vivre vieux, plus nous devenons inquiets, au point de nous croire toujours malades.
La moindre affection nous perturbe, la moindre douleur nous affole.
Nous testons nos efforts, et nous comptons nos pas. Nous enregistrons nos battements de cœur, bientôt nos battements de cils.
La grève des lecteurs a pris fin. Les retraités, les chômeurs, les étudiants que nous payons pour lire, ont repris le chemin du travail.
La scoliose, le torticolis, les escarres seront considérés comme des maladies professionnelles. La myopie donnera lieu à des accords séparés.
Un faux nez, c’est déjà un masque. Or, depuis la pandémie personne ne veut plus sortir le visage à découvert.
Ce qui était une nécessité est devenu une mode, et le phénomène des faux nez a pris de l’ampleur. On les met en public, on les retire chez soi, dans l’intimité, en même temps qu’on se déchausse.
Il est devenu indécent de se promener dans les rues, d’entrer dans les magasins avec son vrai visage, et cet appendice affreux au milieu de la figure. Comme toujours, les apôtres de l’état de nature ont protesté, mais pas longtemps. Les faux nez ne sont d’ailleurs pas plus ridicules, pas plus incongrus que les perruques poudrées du grand siècle, les tournures qui donnaient du volume au derrière des dames, ou plus récemment les faux cils et les faux ongles.
Plus étonnante, l’obligation de mettre la main devant la bouche, quand on rit.
La réalité virtuelle n’ayant pas moins d’effet que la réalité la plus brutale, l’odeur du pain, dans le métro, a provoqué des évanouissements.
Les membres d’une secte attardée, qui rassemble de vieux croyants, voudrait que le peuple ait toujours raison. Qu’il soit vertueux, désintéressé, prêt à partager ses maigres ressources au profit du bonheur collectif.
Ils parlent du peuple comme d’autres parlent de Dieu : sans le connaître, ils interprètent ses volontés en rêvant de les imposer à tous.
Perte, ou profit ? Des langues disparaissent, parce que personne ne les parle plus, mais on commence à comprendre le chant des baleines à bosse, le hurlement des loups, les vocalises des oiseaux.
Peu de gens sont capables de rester sur place ou d’en donner l’illusion, on l’a vérifié avec les courses de lenteur. Au bout d’une heure certains concurrents s’écroulent, atteints d’agitation nerveuse. Ils réclament le droit de courir, craignant de devenir fous.
On passe au peigne fin le répertoire de l’Opéra de Paris, et la mise en scène des ballets, pour vérifier qu’ils sont conformes aux nouvelles normes.
On pourra continuer à représenter Le lac des cygnes, à condition d’ajouter un cygne noir.
« J’avoue qu’il m’arrive de casser un bol, ou une assiette, pour avoir l’impression qu’il se passe quelque chose. »
Autrement dit, le malheur plutôt que rien. Cette phrase saisie au vol résume la condition humaine, mais sans emphase. Pas la peine d’enfoncer des portes ouvertes, quand on a de la vaisselle entre les mains.
Depuis quelques années, les nudistes ont pris l’habitude de nouer le prépuce. Car le gland est devenu indécent, certaines femmes n’en supportent plus la vue.
On l’aura compris et l’exergue** vient nous le confirmer, il y a dans les roulements de ces Tambours debout des accents d’utopie et même, par moments, de nette dystopie – ils rythment ces pages avec une fantaisie, une allégresse, un humour libérateurs. Conçu en un bref ensemble de notes, écrites avec une grande liberté et une irrévérence gaie, voici un panorama kaléidoscopique de notre monde où les saillances, les reliefs (!) sont poussés à leur contraste maximum. Quelle pagaille ubuesque ! Tout est cul par-dessus tête, plus rien ne tient…
Se distinguant de la production habituelle de l’auteur par une sapidité qui peut surprendre, c’est là un petit livre ne se soumettant qu’au caprice du rêve et à la poésie d’une pensée sans censures ni révérences. Donc authentiquement réjouissant – C.Q.F.D.
* « Parfois, rien que pour combler le vide ou pour le rythme, on écrit des phrases qui, avec le temps, se révèlent être des prophéties. » Imre Kertesz, L’ultime auberge.
** Les grands singes, ces primates si proches de l’homme d’Anja Krug-Metzinger (Allemagne, 2020) diffusé sur ARTE en 2021.
Tambours debout – Notes de Gérard Macé avec des vignettes de Michel Danton, éditions Le temps qu’il fait, 2022 (en librairie le 8 avril). LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : Photographie de Gérard Macé par ©Mantovani ©Gallimard / Éditions Le temps qu’il fait.
Prochaine chronique le 11 avril.
Cher ami, votre dédicace m’honore et me rend tout joyeux.
Il est toujours gratifiant de partager une communauté d’esprit.
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