Patrick Corneau

Patrick aime assez[⏱ 9 minutes] Je ne suis pas un grand lecteur de bandes dessinées – même si, comme tout un chacun, je l’ai été (raisonnablement) durant mon enfance – et ne méprise nullement cet art du récit imagé surtout s’il allie intelligemment narration et illustration. C’est le cas avec Écoute, jolie Márcia de Marcello Quintanilha qui outre ses qualités stricto sensu dans le genre de la BD, a fait vibrer ma fibre brésilianiste par la beauté et la force du récit. 

L’album nous raconte l’histoire de Márcia, infirmière brésilienne qui vit dans une favela près de Rio de Janeiro. Les favelas, comme on le sait, sont les quartiers pauvres de Rio, bidonvilles dans lesquels sévissent les gangs liés au trafic de drogue. Ce sont eux les véritables maîtres de la favela. Márcia va y être confrontée car sa fille Jaqueline (sans « c »), jeune adolescente frivole, matérialiste tendance bling-bling, prend part à ces trafics. Márcia va tout faire pour tenter de la sortir de cette zone dangereuse. Mais rien ne va se passer comme elle l’espérait. Sa relation avec sa fille devient catastrophique, elle mêle Aluísio son compagnon, ouvrier du bâtiment, à son combat, qui va le payer très cher et Marcia elle-même n’en sortira pas indemne.

Deux mots sur l’auteur. Marcello Quintanilha est Brésilien, né en 1971 à Niterói (État de Rio de Janeiro). Autodidacte, il commence sa carrière de dessinateur en 1988 dans la bande dessinée d’horreur, puis travaille dans le dessin animé pendant une dizaine d’années. Il devient ensuite illustrateur pour de nombreux magazines et journaux brésiliens, et publie son premier livre en 1999, Fealdade de Fabiano Gorila, d’après la vie de son père, joueur de football professionnel dans les années 1950. Après avoir publié dessins et nouvelles au Brésil, son premier roman graphique, Tungstène, est publié en 2015 en France aux éditions çà et là. Il remporte le Prix du Polar au Festival d’Angoulême 2016 avant d’être adapté au cinéma par le réalisateur Heitor Dhalia. Talc de Verre a ensuite été publié en France 2016, puis L’ Athénée en 2017 et Les Lumières de Niterói en 2018. Marcello Quintanilha vient de recevoir le prestigieux Fauve d’Or du meilleur album du Festival d’Angoulême 2022 avec Écoute, jolie Márcia. 

Distinction amplement méritée car en partant d’une histoire assez classique sur les relations mère-fille et le choc des générations, Quintanilha nous propose une entrée « en douceur » dans l’univers « sans douceur » de la favela. On découvre la vie quotidienne de ses habitants, coincés entre les gangs de trafiquants de drogue et les milices paramilitaires. Jamais de sentimentalisme facile ou de misérabilisme dans cette BD. L’auteur réussit un étrange mélange entre poésie et réalisme. Si l’on tombe vite sous le charme de l’héroïne, Quintanilha l’a imaginée en évitant tous les pièges qui pouvaient se présenter à lui. Márcia n’est pas belle, au sens conventionnel du terme. Elle est trop grosse et les traits de son visage sont trop durs. Mais elle assume ce qu’elle est, car cette dureté est aussi une protection qu’elle se donne face aux difficultés de la vie. Ses excès corporels et son langage abrupt sont autant de forces qui l’aident à bâtir sa personnalité et à faire d’elle une infirmière compétente et reconnue. Son physique devient une carapace, mais une carapace avec des failles, comme ses interrogations sur sa féminité, et, surtout, sur l’éducation de sa fille. Par la grâce du trait de Quintanilha, la véracité du portrait psychologique – mélange de raideur défensive et d’élans compassionnels, on se prend d’affection pour Márcia et on lui trouve du piquant. 

Le style graphique des dessins est surprenant. Quintanilha réalise ses vignettes avec très peu de moyens. On est saisi par leur dépouillement. Les cases elles-mêmes, d’ailleurs, ne sont pas délimitées par les traits habituels, comme pour laisser de la liberté aux personnages. Cette sobriété visuelle met en valeur le travail sur les couleurs délicatement posées en aplats. Par ailleurs Quintanilha s’efforce d’enserrer une séquence narrative dans l’espace d’une seule et même page, ce qui donne à la dynamique du récit un rythme très enlevé, très vif. Le résultat fait surgir beaucoup de sensualité, comme si cette mise en page animait le récit, lui donnait cette vie trépidante et contrastée des tropiques. Et que dire des attitudes et des expressions des visages : si peu de traits, de marques pour faire jaillir émotion et tension aux moments de paroxysme dramatique. Sans sensiblerie excessive, j’ai vraiment été ému par la relation mère-fille, en particulier au moment de l’arrestation de cette dernière, ainsi que par les retrouvailles de Márcia avec Aluísio.

Entre polar et chronique sociale Écoute, jolie Márcia n’est pas sans rappeler le cinéma brésilien d’aujourd’hui – moderne et engagé – des Walter Salles (Central do Brasil), Fernando Meirelles et Katia Lung (Cidade de Deus), Kleber Mendonça Filho (Aquarius) dans la tradition du cinéma anglais de Ken Loach où les héros, ballotés au gré des difficultés de la vie, tentent malgré tout de continuer à avancer. C’est bien ce qui caractérise Márcia, une volonté d’avancer, envers et contre tout. La différence entre Loach et Quintanilha, c’est peut-être l’optimisme présent chez ce dernier qui amène une fin heureuse à cette histoire pleine de bruits (remarquable gestion onomatopéique de la bande-son !) et de fureur. Le happy end venu un peu de nulle part ne m’a pas convaincu. Il ne colle pas complètement avec le récit, on a le sentiment que Quintanilha s’est trop attaché à son héroïne pour la maltraiter. Malgré cette légère réserve, l’histoire de Márcia, Mère Courage au caractère bien trempé, vaut le détour et ne s’efface pas facilement de la mémoire.

Mieux qu’un article de fond, mieux que le photojournalisme, mieux qu’une telenovela, observateur implacable de la société brésilienne, Marcello Quintanilha nous montre avec un réalisme puissant la montée de la violence dans les favelas cariocas où l’État est totalement absent, remplacé par des organisations mafieuses, et, en conséquence, les menaces qui pèsent contre le processus démocratique dans le Brésil du populiste Bolsonaro.
Très mérité, ce Fauve d’Or du meilleur album est venu honorer une création vibrante d’énergie et d’humanité que j’invite vivement à découvrir.
Extrait ici (site de l’éditeur).
Écoute, jolie Márcia de Marcello Quintanilha (scénario et dessins), traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec, Éditions çà et là, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Photographie de Marcello Quintanilha ©Wikipédia / Éditions çà et là.

Prochaine chronique le 23 avril.

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Patrick Corneau