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Sainte-Beuve – Splendeurs et misères de la Comédie littéraire (II)

Patrick Corneau

Critique, certes Sainte-Beuve l’était, et viscéralement, génétiquement : dès que l’on avait écrit la moindre chose, quelques lignes, une lettre, on devenait son gibier. Il pouvait s’intéresser aussi bien à un ministre ou à un diplomate qu’à un véritable écrivain, et tout autant à un moraliste oublié qu’à un poète immortel. Cet amateur d’imprimé, cet infatigable rat de bibliothèque se passionnait d’abord pour la vie des hommes et des esprits. Il s’attachait aux hommes plus qu’aux auteurs. « La critique pour moi, c’est le plaisir de connaître des esprits », note-t-il dans ses carnets. Et encore : « La littérature ne me paraît jamais avoir plus de saveur que quand elle vient de quelqu’un qui ne se doute pas qu’il fait de la littérature. »
Pour la combattre, Marcel Proust a parlé de la « méthode » de Sainte-Beuve. Mais Sainte-Beuve avait-il véritablement une méthode ? Sans doute il a exposé dans quelques articles une conception scientifique de la critique et déclaré que les hommes pourront un jour être classés selon leur tempérament et leur tournure d’esprit. Il a parlé d’une « histoire naturelle des esprits ». Seulement, dès qu’il étudiait un auteur, il n’en voyait plus que les particularités et chacun devenait seul de son genre ou de son style. On peut lire et relire Port-Royal en essayant d’y trouver le portrait du janséniste : on y trouvera des jansénistes bien différents entre eux, chacun ayant adapté la doctrine à son tempérament. Sainte-Beuve est l’homme des monographies. Au fond, Sainte-Beuve n’est pas un critique, c’est un historien. Il n’est pas libre en présence des vivants : il sait peut-être trop de choses sur eux, il a peut-être trop de rancunes à assouvir, de vengeances masquées à satisfaire. Il va souvent au théâtre, mais ne se risque pas à la critique dramatique. Ce qui naît sous ses yeux, ce qui le dépasse et le déconcerte, ne lui paraît pas digne de son examen. Au contraire, tout ce qui sort des documents, des feuillets et des livres jaunis par le temps, lui donne une sorte de clairvoyance supérieure, s’organise dans son esprit avec un ordre parfait. Il va dans l’étude du passé plus loin que tout autre et avec une sûreté qui ne connaît pour ainsi dire pas d’écart. Les œuvres, alors, ressuscitent pour lui dans l’éclat de leur jeunesse. Il connaît leurs auteurs, la société où elles ont vu le jour, les événements politiques ou militaires qui les ont soutenues et marquées. Il se plaît avec des êtres comme avec les livres et renoue entre le monde, l’air du temps, les personnes morales et physiques et la littérature, des relations précises dont il éclaire ses examens et son jugement. C’est, reconstruit au centre même du Grand Siècle, son monumental Port-Royal – l’un des moins lus des grands livres de la littérature française – mais aussi Chateaubriand et son groupe, où l’histoire littéraire prend sa source dans la vie d’un homme et d’une société. N’oublions pas qu’il a donné de Chateaubriand l’image qui est encore la plus répandue aujourd’hui. Cette restitution archéologique de la littérature sera poursuivie, de façon beaucoup plus inégale, mais toujours attentive, soignée, pénétrante dans les Lundis du Constitutionnel, puis du Moniteur et du Temps. Sainte-Beuve est le sourcier des bibliothèques.

Proust était agacé que Sainte-Beuve, quand il parlait d’un artiste, ne fît aucune différence entre l’homme de la vie courante et l’homme de l’idéal. Proust adresse le même reproche à Balzac. On sourira en le voyant utiliser la « méthode » beuvienne, puisqu’il se réfère à la correspondance du romancier : « Il n’y avait pas (chez Balzac) démarcation entre la vie réelle (celle qui ne l’est pas à notre avis) et la vie de ses romans (la seule vraie pour l’écrivain). » Dans des querelles de ce genre, surtout quand elles opposent des génies du premier rang, personne n’a tout à fait tort, ni raison. Quand Proust nous dit que la vie de ses romans est la vraie vie pour l’écrivain, il parle pour lui-même. Mais si l’écrivain était dégagé de ce monde, il ne le peindrait pas : dans la Recherche, si Proust peut essayer d’en sortir, c’est en s’appuyant sur lui.

Sainte-Beuve a déclaré, un jour, que l’honneur du critique était de distinguer, dans la littérature contemporaine, le bon et le mauvais, ce qui passe et ce qui demeure. Armé de cette proposition, Proust en a déduit que Sainte-Beuve était le pire des critiques, un homme plein de sottises et de mensonges sur les écrivains de son temps. Pour le défendre, on cite la réhabilitation de la gémissante Marceline Desbordes-Valmore. Mais pour l’accabler ? Voici Musset, Balzac, Stendhal, absolument incompris, voici Nerval une fois cité en compagnie d’une épithète dédaigneuse, voici Béranger égalé aux plus profonds génies poétiques et le cortège des médiocres qui se presse dans les Lundis. Esprit fin, pondéré, Sainte-Beuve s’était rapidement découvert hostile aux natures exaltées. La puissance du tempérament ne va pas sans une certaine vulgarité, qui existait chez Hugo et plus encore chez Balzac. Sainte-Beuve ne supportait pas davantage les énervés et les sentimentaux, qui lui paraissaient facilement des charlatans : il s’éloigna de Lamartine comme de Hugo. Il avait horreur de l’emphase et de l’exagération, des nobles attitudes. Vigny n’était pas son homme non plus, il le voyait s’installer dans sa propre gloire : « Il exhale tous les matins une petite atmosphère à son usage ; il s’en enveloppe et s’en revêt, il vit, il y habite tout le jour, il s’y glorifie comme dans son nimbe. » (Causeries du Lundi). Il fait un pas en arrière dès que « la Bohème littéraire » pointe le bout de son nez. On a prétendu que Sainte-Beuve n’a pas dit tout le bien qu’il pensait de Baudelaire (son « petit ami libertin » et « un gentil garçon ») parce que, jaloux encore une fois, il voyait dans les Fleurs du Mal la réalisation de ce qu’il avait rêvé d’accomplir. Est-ce si sûr ? Barbey qui sut louer les Fleurs du Mal estimait Joseph Delorme bien supérieur : « Sainte-Beuve a fait avec Joseph Delorme la poésie la plus profonde du siècle, la plus malade, la plus saignante, la plus magnifique de laideur et de réalité. » S’il refusa ces grands poètes, n’est-ce pas parce qu’il avait étouffé en lui le poète qui les aurait compris.

Et puis, on pourrait demander : qui ne se trompe ? A peu de lignes des reproches qu’il fait à Sainte-Beuve, Proust ne célèbre-t-il pas « l’admirable Loire » de José-Maria de Heredia ?
Faut-il excuser ses erreurs ? S’il reprochait à Balzac sa « littérature industrielle » et à Lamartine ses trop beaux et chimériques sentiments, n’aurait-il pas dû louer en conséquence Stendhal et Mérimée ? Sans doute. Mais il convient de s’entendre sur ce qu’est un grand critique. Certains s’imaginent qu’un bon critique est celui qui désigne parmi les œuvres d’une époque celles qui survivront. Un tel critique pourrait se contenter d’établir une liste d’écrivains et d’œuvres. Les choses ne sont pas si simples : on doit expliquer ses choix et un bon critique se reconnaît à l’intérêt, à la qualité de ses commentaires. Or personne n’a jamais nié que Sainte-Beuve est passionnant à lire, même lorsque ses jugements généraux sont contestables : c’est qu’il est présent dans chacune de ses phrases, affirme un tempérament et qu’il sait toujours souligner un aspect significatif de l’œuvre qu’il étudie (il ne se trompe pas dans le détail). Aucun problème littéraire ne lui reste étranger. On doit relire (sans biais rétrospectifs) ce qu’il a écrit sur la beauté, sur la vérité, sur l’idée, sur la création, la poésie, le roman, le journalisme, l’érudition, l’histoire. Toujours, de sa démarche inflexible et lente, il va droit au cœur du problème. Il n’a pas de préjugés, ne laisse traîner rien de scolaire en lui. Il ne fait pas non plus d’étincelles, mais s’installe confortablement dans la vérité et débrouille l’écheveau des idées confuses avec une placidité d’homme à l’aise dans ses pénates, son imparable bonhomie chauffée par la reconnaissance de son autorité dans le monde des lettres… Il sait que le roman n’a pas de règles, que les ouvrages d’érudition n’ont aucune importance, que l’art poétique obéit à des lois même si l’imprévisible poésie naît comme elle veut. On ne doit pas attendre de lui une idée bouleversante, mais une idée juste, des affirmations placides et souvent ironiques, conformes à la réalité et au bon sens. Sainte-Beuve aborde la littérature avec le sérieux et les scrupules d’un homme de science. Il a porté à son plus haut point de perfection une forme de critique fondée sur l’étude de l’homme et des sociétés, exemple d’analyse vivante qui décompose et qui recrée. Cette critique ne s’adresse ni à l’âme ni au cœur, elle n’a pas l’éloquence de celle de Chateaubriand, il ne faut pas moins lui reconnaître – selon ses termes – « un genre d’utilité littéraire ». Sainte-Beuve est une sorte d’anti-Michelet qui se livre, avec une satisfaction non dénuée de gourmandise, aux difficiles exercices d’assouplissement d’une phénoménale curiosité (rien du scoliaste monomaniaque) et d’un esprit spécialement délié dans l’art de comprendre.

Il est vrai que si ses articles sur Flaubert ne comptent pas parmi ses meilleurs – il se plaint sur un ton affligé que, dans Madame Bovary, « le bien est trop absent » comme si l’art devait offrir de la société une image statistiquement vraisemblable. On rappellera néanmoins que Flaubert écrivit au lendemain de la mort (le 13 octobre 1869) du grand critique : « J’avais fait l’Éducation sentimentale en partie pour Sainte-Beuve. Il est mort sans en connaître une ligne. » (Lettre à sa nièce Caroline Commanville) Baudelaire et Flaubert ont toujours été pour Sainte-Beuve. Leur jugement ne peut passer pour négligeable.
Enfin, comme cela a été prouvé par de très grands exemples (parmi lesquels le Wagner de Nietzsche et le Stravinski d’Adorno), l’éloge le plus significatif peut venir des adversaires les plus féroces — et exactement au moment même où ils croient assener le coup le plus dur. Certes, Proust n’est pas Nietzsche ni même Adorno, comme on peut aisément le déduire de sa prose. Mais si l’on isole certains passages du Contre Sainte-Beuve et surtout si l’on médite sa fulgurante phrase initiale : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence », on comprend que Proust est, quoiqu’il en dise, son élève, fidèle jusque dans la révolte. Maître ès précautions et échappatoires, il tenait aussi de lui l’art de massacrer en faisant des louanges et, plus profondément, un incurable pessimisme tempéré par un amour inconditionnel de la littérature.

Illustration : En médaillon, photographie (détail) de Charles-Augustin Sainte-Beuve « Critique littéraire. Sénateur » par l’Atelier Nadar.

Prochain billet le 16 avril.

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Patrick Corneau