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Sainte-Beuve – Splendeurs et misères de la Comédie littéraire (I)

Patrick Corneau

Quand on regarde la photographie de Charles-Augustin Sainte-Beuve « Critique littéraire. Sénateur » par l’Atelier Nadar, on voit un petit mercier de province, rondouillard, avec une expression un peu matoise – on l’imagine tenant des propos égrillards, ayant des aventures avec des blanchisseuses. Difficile de croire que ce personnage homaisien fut une sommité de la critique, qu’il pût faire trembler pour ses arrêts, être respecté pour la justesse de ses vues et admiré pour un certain courage politique (venu sur le tard néanmoins). Il a fallu attendre pour prendre la juste mesure de celui qui fut un grand critique – « critique absolu », ont même dit certains – et un non moins grand écrivain. Pour cela, il fallait que tombent deux obstacles : la difficulté à se procurer ses œuvres d’une part et, d’autre part, la prééminence des « imagos » négatives ayant notablement ruiné sa postérité. Il suffit d’ouvrir le touffu et passionnant Roberto Calasso de La Folie Baudelaire (Gallimard, 2011) pour lire cette ouverture vinaigrée : « Sainte-Beuve planait sur la vie littéraire parisienne comme un oncle influent et malveillant. »
De l’« oncle Beuve », comme l’appelait Gautier, il est vrai qu’il était d’usage pour ses contemporains de se moquer et les caricatures ne manquaient pas : le « galantin », le « Tartuffe », le « caméléon », le « matou », la « vieille dame à chaufferette » (Barbey d’Aurevilly), l’« impuissant de génie », l’« envieux », l’« écrivain à teintes grises », avec « sa blafarde muse de la nature des chauves-souris » (Balzac). Sans oublier Hugo le traitant de « serpent à sonnets » – mais c’était de bonne guerre puisqu’après avoir louangé le grantécrivain, il devint l’amant d’Adèle dont il fera l’héroïne du Livre d’amour – et puis le sympathique « Sainte-Bave » de Proust dont nous reparlerons. Mais on le lisait, il faisait partie du paysage, il avait sa fonction : c’était le censeur tatillon du romantisme et sa conscience lucide, mais surtout le préposé à « l’office de vigie » comme disait Musset. S’il n’alimente pas notre vision tragique de l’activité littéraire par un goût immodéré de la modération, Sainte-Beuve reste un grand critique par l’acuité de son regard, la pertinence de sa méthode scientiste à défaut d’être scientifique (froide, inflexible et lente, elle agaça), le haut niveau conceptuel des questions qu’il pose à la littérature. Comme l’a montré Antoine Compagnon, il a eu le malheureux bonheur de servir d’ancêtre et de garant à l’université naissante – il est tenu comme le parrain si ce n’est le parangon de la critique universitaire dite « critique d’érudition » pour reprendre le mot de Roland Barthes à l’égard de Raymond Picard. On ne devient pas sans inconvénient d’admiration envieuse – comme l’est tout grand intellectuel en France – quand on est passé par le Collège de France (chaire de poésie latine), l’École normale (maître de conférence), l’Académie française (1840), le Sénat (1865), la Légion d’honneur (commandeur en 1859).

C’est Sainte-Beuve lui-même qui nous l’apprend dans une des Causeries du Lundi : pour accéder à un écrivain il faut d’abord traverser ses légendes.
Essayons et approchons-nous.
Rappelons d’abord que le métier de critique littéraire se crée et se développe au XIXe siècle, grâce à l’apparition des journaux. Au début du siècle, Geoffroy a fondé aux Débats la critique dramatique, à laquelle Jules Janin, aux Débats également, donnera un grand retentissement à partir de 1836. Pendant une quarantaine d’années, Janin fut le « prince des critiques ». Ses articles étaient lus dans toute l’Europe et pouvaient décupler les recettes d’un théâtre. Janin est un critique creux et bavard auquel personne ne trouve plus aucun agrément. La Harpe, rhéteur rugueux et éloquent, avait fondé, à la fin du XVIIIe siècle, par son cours du lycée Saint-Honoré, l’histoire littéraire. De 1844 à 1861, Nisard* donnera sa grande Histoire de la littérature française, ouvrage sérieux, dogmatique et borné qui rassemble le génie français au XVIIe siècle, méprisant tout ce qui a précédé ou suivi. Saint-Marc Girardin, auteur d’un Tableau de la littérature du XVIe siècle (1839) fut, lui aussi, l’un des principaux collaborateurs des Débats. Il fut, également, le suppléant de Villemain qui, par son cours de littérature à la Sorbonne, donnait force à cette critique universitaire qui s’opposera si souvent, par la suite, à la critique des journalistes. Gustave Planche apportait à La Revue des Deux Mondes une nullité que l’on dirait aujourd’hui « décomplexée ». Il toisait les premiers écrivains de son temps et les traitait avec des airs pincés et revêches, persuadé que la mauvaise humeur tenait lieu d’autorité et de talent. Il ne resterait, en somme, pas grand-chose de la critique de cette époque, s’il n’y avait le monument Sainte-Beuve.

On n’imagine pas Sainte-Beuve hors de sa bibliothèque, de ses paperasses et de ses livres. Il se promène pourtant dans Paris, à la recherche des idées nouvelles, d’un milieu littéraire à explorer. On le voit dans tous les groupes, poli, docile, faussement amical, allant de l’un à l’autre, visitant les pensées et les âmes, puis se retirant à pas feutrés, ayant mûri ses haines et tirant ses plans destructeurs. On sait comment il a trahi Hugo, comment il s’est emparé de cette incompréhensible Adèle. Sainte-Beuve reçoit des confessions, se plaît dans les secrètes et chichiteuses histoires d’amour jusqu’au voyeurisme, accueille avec une curiosité fouineuse et avide la médisance colportée et se confesse lui-même à son papier. Sa littérature intime est un reflet désagréable et maladroit de lui-même. La poésie plate et monotone de Joseph Delorme, la pathologie assez efforcée de Volupté, les aveux grinçants des Poisons expriment un Sainte-Beuve morose et empêtré qui n’est jamais dégagé vis-à-vis de sa personne. Sainte-Beuve frôle l’enfer avec réticence. S’il n’a jamais voulu se brûler, c’est parce qu’il sait mieux que personne la distance qui existe entre soi et soi, entre la noblesse de quelques-unes de nos aspirations et la médiocrité de la plupart de nos actes, entre l’homme que l’on est dans la solitude et le comédien que l’on devient en société. Il sentait bien plus de deux hommes en lui et beaucoup d’entre eux ne lui plaisaient guère. Partagé entre diverses attirances, il changea souvent de direction. Il se désengageait facilement. Il eût bien aimé se raccrocher à une foi. Il s’y essaya sincèrement dans sa jeunesse. Il comprenait toutes les raisons de croire aux diverses doctrines et les motivations d’autrui, mais il ne croyait à rien. L’intelligence – rédhibitoirement déceptive lorsqu’elle est corrosive – venait briser ses élans. Peut-être craignait-il un peu trop d’être dupe ; de lui-même aussi bien que des autres. Il signala cette même crainte chez Stendhal qu’il n’aimait pas et s’évertua à maintenir à distance. Son scepticisme rejoint celui de Montaigne. Mais il possédait aussi, comme Montaigne, une vive curiosité pour soi-même et les autres hommes. Son œuvre est une vaste enquête sur l’homme, comparable aux Essais. On a même pu voir en lui l’animateur d’une Comédie littéraire aussi impressionnante par ses proportions, sa diversité et sa compréhension des labyrinthes de la psyché que la Recherche ou La Comédie humaine.
* Avec Démolir Nisard publié en 2006, Éric Chevillard a exhumé ce type de lecteur sentencieux, faisant avec arrogance le procès de votre manière de lire pour faire le portrait indirect d’un autre « mauvais lecteur », son narrateur : celui qui aime croire aux textes en toute transparence et qui, pour cela, doit se débarrasser de Nisard l’ennemi à abattre.
(à suivre)

Illustrations : En médaillon, gravure portrait de Sainte-Beuve / photographie (détail) de Charles-Augustin Sainte-Beuve « Critique littéraire. Sénateur » par l’Atelier Nadar.

Prochain billet le 12 avril.

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Patrick Corneau