Patrick Corneau

Il y a quelques jours, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un tout petit livre envoyé par un éditeur belge au nom on ne peut plus cocasse : Cactus inébranlable. Comme nous étions le 1er avril, un jour très particulier pour moi, j’ai cru à une blague orchestrée par quelque puissance invisible… Glissé dans cet exemplaire de la collection Les p’tits cactus #75 il y avait un mot aimable de l’éditeur (se présentant comme « L’éditeur belge qui gratte et qui pique ») se terminant par la formule : « Inébranlablement, Jean-Philippe Querton. » Je ne sais comment La bonne vie de Jean-Pierre Otte est arrivé chez le Lorgnon mais cela fait partie de ces surprises qui suffisent à vous démélancoliser pour la journée… D’autant plus que le titre La bonne vie est l’affirmation de tout ce dont nous sommes privés présentement – on ne sait pour quelle durée. 

J’avais lu Jean-Pierre Otte chez l’éditeur Georges Monti (Le Temps qu’il fait) et j’avais beaucoup aimé les poèmes et proses de ce transfuge des Ardennes belges, épicurien passionné de vin et de marche, brassant un savoir où se mêlent la biologie, la physique, la philosophie et les mythologies du monde. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, Jean-Pierre Otte est également chroniqueur dans les journaux, conteur à la radio, conférencier et peintre. Esprit ouvert, gourmand de diversité, affamé de totalité et de pleine conscience comme je les aime – et me rappelle la cosmophilie du poète-philosophe Henri Raynal – bref, une complexion célébrante antithétique du scoliaste enfermé dans sa monomanie.  

Ce que nous propose ce p’tit cactus est la quintessence de la pensée de Jean-Pierre Otte à travers un florilège extrait de l’ensemble de ses écrits, constitué d’une très étrange façon que nous rapporte le peintre-poète dans un avant-propos : « C’est au Luxembourg, où toute rencontre, même improbable et surtout peut-être improbable, est possible, que Myette avait fait la connaissance d’un jeune Russe de 26 ans, originaire de Yalta en Crimée, du nom de Sergueï. Elle l’avait trouvé beau, d’une élégance naturelle, sympathique en diable, très agréable dans la conversation ; les choses entre elle et lui s’étaient déliées aisément, comme lorsqu’on est sur la même longueur d’ondes et que l’on se devine à coup sûr en étant assuré d’être compris par écho.
Sergueï était d’une vieille famille odessite qui s’enorgueillissait de parler le français quand ils se tenaient entre eux, et il était à Paris pour une année, inscrit à l’Université pour des cours d’histoire, et particulièrement d’histoire des civilisations, qui commençaient, selon ses termes, à le barber considérablement. Comme il n’avait rien de mieux à faire et qu’il se disait curieux de la vie en province, Myette le ramena chez nous, et nous l’installâmes dans l’une de nos maisons, où il passa l’hiver 2008. 
De son propre chef, Sergueï, qui se plaisait aussi à des activités physiques, se mit en devoir de remonter les murets en pierres sèches autour de notre pacage à moutons caussenards. Ensuite, chaque jour, qu’il fît beau ou mauvais temps, il se lança dans des périples à pied à travers le pays, de véritables expéditions de reconnaissance, en boucles qui reviennent sur elles-mêmes. Des gens de notre canton se souviennent de cet étrange errant, grand et assez maigre, à la chevelure tourmentée, qui tournait dans les collines et qui, lorsqu’il traversait les villages, se montrait curieux de tout.
À la tombée du jour, nous nous retrouvions pour le dîner et la soirée, et nous n’en finissions pas d’échanger sur tellement de sujets. 
(…) En janvier, quand le temps fut vraiment au froid, Sergueï s’occupa lui-même de faire du feu dans sa maison, coupa du bois et le débita en bûchettes. Restant alors près du foyer, le visage éclairé par le reflet des flammes, il se prit d’amitié pour mes premiers livres et un lot d’articles que j’avais écrit au gré des ans pour des revues ou des journaux, quelquefois sous un pseudonyme. Il les lisait et les relisait apparemment sans se lasser, presque au risque de l’addiction, en épinglant ça et là des phrases et des passages qu’il transcrivait dans un cahier.
Début mars, Sergueï décida de regagner Paris. Avant de s’en aller, il me remit une copie de ce cahier, auquel il avait attribué le titre de La bonne vie. Depuis, nous sommes sans nouvelles de lui. »

Faut-il croire Jean-Pierre Otte sur parole ? Bien évidemment, oui ! Mais là n’est pas la question dira le bon lecteur. L’important est le contenu et rien d’autre.
Ouvert et lu au hasard, il ressort que cet ouvrage est un vade-mecum formidablement revigorant, réconfortant en diable. À l’heure où de faux sages brouillent à leur aise la différence radicale entre croissance et civilisation, entre productivité des entreprises et qualité de l’existence, ces préceptes de bonne vie viennent nous dessiller les yeux et nous rappeler notre vraie vocation sur cette terre. Avec néanmoins un bémol d’importance : la sagacité comme la pondération pleine de finesse des observations de Jean-Pierre Otte nous mettent en balance entre franche admiration et douleur nostalgique car on a parfois l’amer sentiment qu’il s’agit d’un monde disparu ; que, peut-être, l’hédonisme léger, insouciant, confiant dans la puissance d’enchantement du monde de Jean-Pierre Otte ne reviendra plus, ne relève plus que de l’élégie littéraire. À la page 34, il est écrit que « Le monde n’est le plus souvent que notre projection sur le monde ». Aussi, ma mélancolie à lire la prose heureuse et sereine de Jean-Pierre Otte ne serait-elle que l’effet passager de mon humeur actuelle ? C’est le souhait que je forme en espérant que les jours à venir n’en fassent pas un vœu pieux.

Ma cueillette dans le florilège de Sergueï (qui n’engage bien évidemment que mon diapason personnel) :
Quand on rencontre une clôture, comment savoir de quel côté on se situe par rapport à elle ?

Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des mensonges trompeurs.

Il n’y a pas d’élite et il n’y a pas de lie, en réalité aucune égalité ni davantage d’inégalité, mais des êtres semblables qui évoluent à partir de leur propre centre de gravité, chacun ayant une destinée particulière à accomplir avec pour seul impératif d’en accepter les détours et l’issue.

Nous ne sommes plus au monde mais dans des univers de substitution où, de surcroît, nous sommes substitués à nous-mêmes.

La conversation vagabonde est à préférer au débat, celui-ci supposant que l’on a toujours quelque chose à transmettre, et plus encore, quelque chose à imposer : un discours, une vérité, un sentiment ou une mission. Tandis que dans la conversation rien n’est dicté, prescrit ni structuré par avance, et rien n’est même à espérer. On peut dire n’importe quoi et, selon John Cage, c’est précisément ce n’importe quoi qui permet d’accéder à la notion d’ouverture.

Une civilisation s’abaisse et s’avilit quand le plus grand nombre ne font pas dans la vie ce qu’ils voudraient faire, ce qu’ils devraient avoir pour eux-mêmes l’imagination et le désir audacieux d’entreprendre à loisir dans la jouissance même de la vie.

Comment un renouvellement pourrait-il s’opérer sans pourrissement préalable ? Plus profonde sera la décomposition, et plus grande sera la chance de l’essor et de la nouveauté. La détérioration va laisser le champ libre à l’émergence de formes nouvelles.

Notre impression profonde, c’est que nous venons de l’intérieur. De l’intérieur de l’univers et de l’intérieur de nous-mêmes, d’une matrice opaque d’où s’échappent les nébuleuses, les planètes, les étoiles fixes et les étoiles errantes en un mouvement incessant d’extériorisation et d’expansion.

Comme le monde n’est le plus souvent que notre projection sur le monde, il serait bien d’extirper du cœur humain les germes d’arrogance, de vanité, d’égoïsme et d’intolérance, que l’on reporte constamment dans ses actions et ses passions.

Il importe vraiment que, chacun, nous conservions notre secret, car que subsisterait-il de nous si notre secret était livré, divulgué, dévoilé, percé, extorqué, arraché ? Ce serait la perte de notre propre densité, de notre identité profonde, de la particularité qui nous fonde.

Loin de toutes les formes de l’autisme contemporain, une philosophie de la solitude se veut un espace d’accueil et de réception, une capacité à partager le monde et à recevoir l’autre en le rendant capable de lui-même en même temps qu’il nous rend capable de ce que nous sommes.

La bonne vie, c’est le présent merveilleux d’un homme qui en a fini avec l’espérance et toutes les nostalgies.

La bonne vie de Jean-Pierre Otte, Coll. P’tit cactus #75, Éditions Cactus Inébranlable. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : en médaillon Jean-Pierre Otte / Éditions Cactus Inébranlable.

Prochain billet le 8 avril.

  1. serge says:

    Et chez cet éditeur je vous recommande « L’horizon se fait attendre » de Paul Lambda.
    Découvert grâce au blog de Philippe Billet « Journal documentaire ».

    Si vous étiez encombré par tous ces livres que vous recevez en service de presse, je suis prêt à vous rendre service et à vous en débarrasser.

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Patrick Corneau