Patrick Corneau

Je suis peu attiré par les écrivains mainstream, ceux qui sont périodiquement à la mode – périodiquement voulant dire possédant un jeton de présence dans les médias, certains dûment invités chez Busnel où ils viennent, reviennent et rereviennent bien que l’on soit fort mal assis, mais l’attachée de presse présente dans la loge est aux anges alors… Par ailleurs, je ne suis pas fanatique de roman, ce truc qui met en scène « des choses qui ne sont pas arrivées et des gens qui n’ont jamais existé » (Helene Hanff). Aussi étais-je un peu réticent à l’idée de rétrograder quelques livres dont personne ne parlera dans les haut-parleurs, à laisser en souffrance quelques titres de l’édition indépendante pour un monstre sacré de la maison Flammarion. J’ai lu les premières pages de Serge le dernier livre de Yasmina Reza (Art sa pièce écrite en 1994 a été traduite en plus de trente-cinq langues) et n’ai pu le lâcher…

Pour le dire un peu abruptement Yasmina Reza est une méchante. C’est une teigne mais pas du genre chienne de garde à poil ras, protestataire à seins nus ou Cruella dégommeuse de plateaux télévisés – on ne l’y a pas vue depuis plus de vingt ans… Non, Yasmina Reza c’est de la vraie et salubre méchanceté littéraire sans quoi toute « Meilleure vente » en tête de gondole chez FNAC s’apparente à de la tisane nuit calme ou à une juteuse-douteuse opération de marketing. C’est une méchante qui fait du bien : elle montre la poussière sous le tapis, elle sort les cadavres du placard, elle fait régurgiter les couleuvres – elle énerve les abonnés à Télérama. En un mot, elle nous réveille du grand sommeil organisé ; les somnambules récalcitrants sont poussés doucement vers le vide de la fenêtre grande ouverte… Cette méchanceté est humaine, elle est inhérente à notre nature, Yasmina Reza la détourne, la recycle en sonde échographique pour explorer notre misère (« la vie comme moyen de la connaissance » selon le vœu de Nietzsche dans Le Gai Savoir) : elle révèle le foutu sac de nœuds qu’est l’homme (la femme aussi mais les nœuds sont différents).

De quoi Serge est-il le nom ? comme on aime à dire à Libé. D’abord ne vous fiez pas à la quatrième de couverture : fadasse, c’est de la cendre jetée sur un brûlot. Disons une combustion lente, de la fission nucléaire ralentie, un lac de lave permanent genre volcan Nyiragongo. Un chapelet de petites explosions sous contrôle mais on sent qu’un rien, un geste maladroit, un mot inapproprié, un lapsus pourraient provoquer l’Enfer sur la Terre.

Approchons-nous.
Le récit raconte, au moment où les parents s’en vont, l’histoire d’une fratrie : Serge Popper, l’aîné, Anna, alias « Nana », et Jean, le cadet et narrateur. À l’exception de Nana, en couple très solide mais perdue pour elle-même, les deux frères ont des vies socialement insatisfaisantes ou ratées, sentimentalement incohérentes, bref ontologiquement compliquées. Le mot est faible mais la complication est bien le chiffre ou la tonalité d’ensemble de ces existences en rade ou à la dérive. Le monde va mal, nous le savions, mais c’est à la littérature de nous faire sauter à la figure les soubresauts, les gesticulations de cette danse de mort qui emporte tout, les êtres, les choses, les promesses, l’espérance. Rien ne tient dans cette fresque de gai désespoir : ni l’amour, ni la joie, ni la paix. Ni la beauté d’ailleurs, si ce n’est celle du désastre. « Je vois clairement cette nuit notre peu de poids, notre rien-du-tout. » p. 202. Même les bonnes nouvelles sont annonciatrices de désordres (complications) à venir. Et quand les choses vont bien, on ne s’autorise pas à en profiter. « Il fait beau. On est bien je crois. » p. 206. « Le soleil rentrait dans la voiture. Tout était bien. Ou alors tout était triste. Allez savoir comment sont les choses. » p. 214.

Serrons davantage le cadrage. 
Les trois ont des enfants qu’on voit grandir pendant que leurs grands-parents sont frappés par la maladie. Chez les Popper, des juifs non-pratiquants d’origine viennoise et hongroise, on s’aime autant qu’on se chamaille – même lors d’une visite groupée dans le camp d’Auschwitz-Birkenau qui donne lieu à une scène surréaliste puisque Nana et Serge s’insultent pour des peccadilles au pied d’un wagon plombé sur le chemin du Sauna (bâtiment de désinfection et d’enregistrement). Cette scène est représentative de l’art de Yasmina Reza qui traite souvent de thèmes tragiques avec légèreté et cruauté, avec une impertinence qui n’est jamais coupable, évidemment, mais toujours absolument stupéfiante de vérité humaine. Yasmina Reza appuie avec une précision chirurgicale là où ça fait mal – elle sait écorcher l’âme, la vilaine ! Elle expose avec maestria sur grand écran le caractère dysfonctionnel de la psychologie humaine. Sans théorie, sans grands mots, sans moraline, à la manière d’une araignée filant sa toile avec de petites situations triviales se dégradant doucement en impasses conflictuelles dont les protagonistes cherchent à sortir par des sursauts aussi pathétiques que vains.

Défile devant nous le catalogue comique et dérisoire de nos turpitudes, de nos veuleries, de nos ratages : c’est l’absurde « normal » de la vie qui va où elle veut, comme elle peut, c’est-à-dire à vau-l’eau. En vrac : la tragique intransmissibilité de l’expérience due à l’absence de lien lisible entre le passé et l’avenir ; l’ambivalence radicale de nos sentiments tiraillés entre goût des autres et besoin imprescriptible de solitude (les hérissons de Schopenhauer) ; faillite du langage et de la raison (logos) par effondrement de l’éducation, par ailleurs rendus inopérants par nos névroses protéiformes pour assurer des transactions constructives avec nos semblables ; l’insoulevable chape de plomb de l’atavisme qui, de père en fils, orchestre une dévolution sournoise et accablante ; omniprésence de la maladie et inéluctabilité de la mort dont l’agenda est indépendant de nos précautions, de notre mérite comme de nos fautes (vie d’excès et de non-sport). La vie ? Une immense foirade des promesses de l’enfance, comme celles de la sagesse et de la religion. L’humanité ? Un tas de fous à la fois agrégés et déconnectés les uns des autres, qui s’escriment à atteindre des cibles illusoires au nom de références approximatives, de valeurs changeantes et d’idéaux nébuleux…

Serge est certes le portrait d’un homme, mais qu’en dire si ce n’est que c’est une marionnette qui sautille pitoyablement dans la lumière de l’absurde ? Figure représentative de l’humanité se débattant dans les vicissitudes de sa condition terrestre. 
Dans ce roman choral d’une folle intelligence, où une certaine méchanceté dans l’énonciation de la réalité n’est que l’effet d’une attention mordante et parfois poignante, les figures les plus touchantes m’ont paru être ni celle de Serge, l’aîné paumé dans le labyrinthe de ses tics et de ses T.O.C., ni Jean, le frère complice et narrateur impavide, mais les personnages plus secondaires, les âmes simples, candides, peut-être même un peu idiotes comme Luc, 8 ans, le fils de Marion l’amie (ex-maîtresse ?) de Jean. Instantanés pour profiler une complexion, une sensibilité : « Dans la rue, je lui ai expliqué comment traverser. J’ai décomposé le mouvement : AVANT de traverser tu regardes à gauche, puis tu regardes à droite, et puis encore une fois à gauche. Il fait tout bien en me singeant avec une lenteur inouïe. Il ne pense pas que ces mouvements ont une fonction, il pense juste que se déhancher et tordre son cou au ralenti sont la clé pour traverser. Il ne comprend pas que c’est pour voir les voitures. Il le fait pour m’être agréable. (…) Il m’arrivait de l’emmener le matin à l’école maternelle, il entrait dans la cour et se mettait à jouer tout seul. Il faisait le train. Il sautillait en faisant le bruit, tchout tchout tchout, sans se lier avec des amis. Je restais un peu, en retrait à regarder à travers la grille. Personne ne lui parlait. (…) Marion a trouvé moyen d’endimancher Luc au point que je le reconnais à peine. Elle lui a mis un gilet sans manches sur une chemise à pois bleus de petit catho, un pantalon gris sur-repassé et des chaussures en ciment. Je ne parle pas de la coiffure au râteau qui me rappelle certaines photos de classe des années soixante. Il a l’air de l’idiot du village qu’on a déguisé en garçon d’honneur. Je dis à Marion, c’est un anniversaire d’enfants ! Marion le trouve beau. Elle accepte d’enlever le gilet. Sur le reste, elle se montre intraitable. » 
En quelques traits* tout un futur barré se dessine : la vie inconsistante, grise et poussive réservée aux innocents qui n’ont pas les mains pleines même si vivant dans « un monde irénique à base de bienveillance, auto-préservation et autres mantras solidaires » selon les mots grinçants de Serge. Ou peut-être non, une existence meilleure que celle de Serge, ratée différemment selon le vœu de Samuel Beckett : D’essayer. De rater. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. (Cap au pire, Editions de Minuit, 1982). La seule lueur, peut-être, serait de dire qu’on ne se refait en définitive que sur la défaite, on ne se recrée à frais nouveaux que sur la carence, la déchéance… 

Ce qui terrifie le plus dans les tribulations de cette famille foutraque, c’est l’échantillon d’humanité qui émerge : des consciences brumeuses, oblitérées par l’hypnagogie des écrans, incapables d’observer, dépourvues de curiosité, obnubilées par leur autopromotion, constamment distraites par des riens, arc-boutées sur un compulsif j’ai le droit de, chamailleuses, geignardes et gavées, ballotées dans le malstrom entropique d’un monde en perdition. Ecce homo. C’est nous, ce sont nos proches, le voisin de palier, la cousine de province… Ce renvoi d’image cash est la raison pour laquelle le lecteur chez Yasmina Reza ne rit guère : à part la Castafiore (et Charles Gounod), je ne connais personne ayant ri de se voir dans un tel miroir…

* L’épisode de l’anniversaire d’enfants chez Valentina l’ex de Serge (pp. 206-213) est un sommet de scénographie ironique qui atteint une perfection dans la satire qui le ferait presque comparer à la grande scène polyphonique des Comices dans Madame Bovary de Flaubert sauf que ce n’est pas la bêtise provinciale qui est dénoncée mais le ridicule de l’enfantophilie bêtifiante chez les bobos (et ailleurs).

Serge de Yasmina Reza, éditions Flammarion, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

[Addendum du jeudi 8 avril. François Busnel a reçu Yasmina Reza dans son émission La Grande Librairie du mercredi 7 avril qui peut être visionnée en replay jusqu’au 07.05.21 ici.]

Illustrations : en médaillon Yasmina Reza, photo ©Pascal Victor-Artcomart / Éditions Flammarion.

Prochain billet le 4 avril.

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Patrick Corneau