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Entre “voir” et “entrevoir” : la folie du regard

Patrick Corneau

 

« Je n’ai rien vu, et pourtant il y a quelque chose ! » L’île mystérieuse de Jules Verne

Patrick aime beaucoup !L’acte de voir est un des plus complexes qui soit. Que voyons-nous lorsque que nous découvrons les fresques d’animaux dans l’art pariétal du paléolithique ? « Nous, qui ne sommes plus chasseurs-cueilleurs, jouant notre survie dans la relation à la fécondité bienveillante et sacrée des animaux, nous qui ne sommes plus dans un monde de rareté mais de surabondance d’images, partout disponibles en pleine lumière, y compris celles-ci à présent, que voyons-nous encore en elles ? » Telle est la question posée par Laurent Jenny en ouverture à son nouvel essai La Folie du regard que publie L’Atelier contemporain. 
Cette expérience fugitive de la vision, Laurent Jenny ne cesse de la questionner. Dans deux beaux récits qui constituent son « autobiographie fragmentaire » (La Vie esthétique et Le Lieu et le Moment, Verdier, 2013 et 2015) ainsi que dans Le Désir de voir (L’Atelier contemporain, 2020), l’écrivain et professeur honoraire à l’université de Genève cherche à donner une forme à son regard. Entre réflexions esthétiques et expériences personnelles, Jenny convoque peintures, dessins et photographies pour se tenir au plus près de l’acte de voir et se demander ce qui se passe au fond de son œil lorsque celui-ci est piqué au vif. La Folie du regard prolonge ce questionnement en élargissant son cadre histo­rique : l’écrivain est allé promener son regard en quête d’énigmes vers les images qui nous perturbent le plus et nous sidèrent par leur étrangeté. Dans ce passionnant essai, accompagné de reproductions d’œuvres, Jenny n’opère pas de distinctions selon la nature des images qu’il analyse. La matière foisonnante qu’il convoque comprend autant de peintures que de dessins ou de photographies, la spécificité du médium importe peu, l’objet de ce texte portant sur le lien entre les images et le réel et leur pouvoir de fascination. Car ignorant aujourd’hui le contexte culturel de la plupart d’entre elles, ne pouvant accéder à leurs significations primitives, nous les contemplons au sein de notre liberté, dans la profondeur intemporelle de ­notre regard. 
Pour Laurent Jenny, une image finit toujours par résister à toutes les tentatives d’intelligibilité. La force, l’extrême pertinence de l’approche de l’écrivain est, par-delà une immense culture, son parti pris d’humilité dans le commerce des images : voir ? Non : entrevoir… Bien des essayistes – qui sévissent pour certains à L’Atelier contemporain – pourraient en prendre de la graine : un peintre, un photographe n’est pas soluble dans un composé qui additionnerait René Girard, Jean-Luc Marion, Henri Maldiney, Michel Henry avec un zeste de Bonnefoy, Levinas ou Weil… Se cacher sous les jupes de quelques « grandes-têtes-molles » pour les ventriloquer devant des tableaux et, qui plus est, s’autoriser de leur ascendant pour en dériver une prétendue « généalogie de la peinture » est pour le moins discutable, particulièrement quand le propos, bétonné de certitude (la dogmatique ayant remplacé l’herméneutique), oscille entre suffisance et grandiloquence. En son temps, Clément Rosset avait dénoncé ces illusionnistes qui usent de suggestions pour faire voir ce qui n’est pas ou recouvrir ce qui est par d’improbables trouvailles. Au prix de l’aveuglement, ce qui est un comble en esthétique… Une règle d’or me paraît valoir : l’œuvre n’est pas un signe, le matériau pour des constructions logiques : elle est une rencontre, un ébranlement synesthésique, une jouissance*. Immanence et immédiateté de ce qui existe sans pourquoi, sans secret qu’il faille conquérir, percer ou arracher.

Le grand mérite de Laurent Jenny est donc de s’extraire de la maladie du sérail universitaire, à savoir la rage d’expliquer : « Un regard n’est pas fait d’une somme d’idées accessoires occasionnées par des images et qui renvoient à des savoirs pratiques ou à des significations symboliques. Expliquer les images n’est pas les voir. On sent que quelque chose manque qui tient à la force d’apparition de ces images, ce quelque chose qui continue de nous saisir face à elles, bien que, pour notre part, nous ne soyons ni marchands, ni danseurs, ni gens d’église. (…)
La force de ces images tient précisément à ce qu’elles aient pu survivre au monde de significations et de valeurs dont elles étaient issues et qu’elles représentaient pour partie. Il n’y a pas de figuration qui ne soit bordée d’oubli, de silence sur ses intentions et de survivance paradoxale. Les images les plus significatives d’un temps lancent des regards croisés vers le passé et vers l’avenir. Une secrète dissension les travaille faite de mémoire et d’anticipation sourde
. »
Et quelques pages plus loin, de manière décisive : « Il y a dans toute vision – fut-ce de la chose la plus banale, un rocher granitique, une feuille de figuier, un pelage de chat -, une réserve de stupeur qui tient à la quiddité de ce qui se présente au regard (c’est comme cela dans l’apparence et pas autrement). L’opacité, la résistance du visible à toute intelligibilité est sans fond. Et dans le cas des productions humaines d’images, cette stupeur s’enrichit de conjectures sur des intentions ignorées, des contextes oubliés et des styles incompris. Une image s’ouvre à un arrière-monde de pensées au creusement infini. Libre à chacun de tenter d’approfondir cet arrière-monde (ou de glisser à sa surface comme y invite le “supermarché du visible». 

Face aux gargarismes d’abstractions des ratiocineurs**, ce qui intéresse Laurent Jenny dans l’histoire de l’art*** est ce moment où les images commencent à se vider progressivement de leurs signes et de leurs symboles pour cheminer vers le silence (« La condition subie du monde moderne » déclare-t-il). Comme dans les natures mortes de Jean Siméon Chardin, ouvertes à l’intériorité, ou les peintures d’Edouard Manet, qui tendent à faire disparaître la question du sujet au profit d’une ostension de vide. Ainsi chez Bonnard ce retrait permet-il « une entrée en matière », un laisser-aller de la chair dans le grand bain de la couleur : « La figure humaine n’a nul besoin de parler ni même de signifier son silence, car elle ne cherche pas à s’affirmer en résistant aux forces dissociatrices de la matière mais s’y plonge au contraire comme dans une présence plus vaste et plus lumineuse qui la délivre de sa solitude et du souci de la parole. »
Cette présence qui surgit du tremblement de l’image, des déchirures du voir, Laurent Jenny s’efforce d’en rendre compte dans la patience de l’écriture. Une insigne délicatesse culmine dans les belles pages que l’écrivain consacre à Alberto Giacometti faisant poser le philosophe japonais Isaku Yanaihara pendant plus de deux cents séances sans jamais parvenir à le représenter. Cette effrayante dérobade du visage conduira l’artiste au bord de l’effondrement psychique – dans « la folie du regard » véritablement. Il faut beaucoup de folie ou d’ébriété pour soutenir en toute conscience, c’est-à-dire sans filtre ni masque, le réel dans sa terrible, vertigineuse étrangeté. C’est, selon Jenny, le propre de ces artistes d’avoir su faire de ce qui éblouissait leur vision le motif même de ce qu’ils donnaient à voir. Il fallait en passer par cette « folie » pour percer l’apparente banalité du ­visible et offrir une image en partage.
* Leo Spitzer, qui, un jour, comme un ami le trouvait assis à son bureau et le saluait de ces mots : “Tu travailles ?”, eut cette réponse digne d’être méditée : “Moi, je travaille ? Mais non, je jouis !”

** Dans un passage de L’Ombre de Goya, le merveilleux film réalisé par José Luis Lopez-Linares, Jean-Claude Carrière commentant une citation de son ami José Bergamín (« Le contraire de la vérité n’est pas l’erreur. Le contraire de la vérité n’est pas le mensonge. Le contraire de la vérité, c’est la raison. ») déclare qu’« à partir du moment où l’on veut rationaliser quelque chose, on est sûr de se tromper ».
*** Laurent Jenny retrouve par là les leçons d’incertitude vigilante d’un Jean Starobinski dénonçant notamment les excès d’une « méthodolâtrie » dans ses prétentions théoriques exorbitantes.

Patrick aime assezRestons dans cette folie du regard avec l’éminent exemple que fut le peintre Chaïm Soutine. Ou plutôt avec l’un de ses tout premiers défenseurs : Emil Szittya. 
Critique d’art de l’avant-garde artistique et écrivain libertaire, Emil Szittya était un drôle de personnage. Une sorte de baladin, à la fois un artiste et un ami des artistes. Il était né Adolf Schenk, en 1886, à Budapest, dans une famille juive. Il a peint et écrit sous le nom de Szittya – libre allusion aux Scythes. Réfugié en France en 1940 à Toulouse et à Limoges, zones provisoirement libres, le pays sauveur pour les migrants d’une lointaine Europe de l’Est était devenu un espace meurtrier. Avec sa femme Erika, Emil Szittya eut l’idée de recueillir les rêves de ceux qui les entouraient, soit 82 petits poèmes en prose enracinés dans la vie des hommes en temps de guerre. 82 rêves pendant la guerre, 1939-1945 fut édité pour la première fois en 1963 puis réédité en 2019 par les éditions Allary avec une préface d’Emmanuel Carrère. 
Auparavant Emil Szittya avait traversé la Première Guerre, côtoyé et défendu les représentants du plus bel art européen de la première moitié du XXe siècle : Cendrars, Tzara, Chagall (dont il reconnut très tôt le génie), Chaïm Soutine… Douze ans après la mort de ce dernier, Szittya lui consacra une monographie publiée en 1955 à La Bibliothèque des Arts dans la collection « Souvenirs et Documents ». La première édition de Soutine et son temps était illustrée d’un portrait de Soutine par Kikoïne, de 16 photos hors-texte, avec un fac-similé sur quatre pages d’une lettre de Soutine au marchand d’art Zborowski. L’ensemble était complété  d’une bibliographie et d’un index. Ce « petit roman-reportage », comme Szittya le désignait lui-même est opportunément republié aujourd’hui par les éditions du Canoë sans l’iconographie originelle mais avec des corrections de forme et des rectifications de dates. 

Cet essai rompt avec la tradition des hommages un peu compassés rendus aux grandes figures de l’art. Emil Szittya s’inscrit en effet dans une démarche volontairement provocante, qui cherche à tout prix à démystifier une époque (les années 1910 et 1920 à Paris, notamment) en réalité triviale et miséreuse, tout en rendant justice au personnage ô combien tragique et « dostoïevskien » que fut Soutine. Ni essai d’histoire de l’art, ni biographie, Soutine et son temps se décline en vignettes éclatantes, où l’on croise Modigliani, des marchands d’art cyniques, un commissaire de police qui tient plus du mécène que du maton. Soutine n’y est ni héros ni archange, il reste intact face à une époque qui semblait incapable de comprendre un artiste hors du commun, éternel vagabond, obsédé par son art, un peu voyou, puissamment voyant qui mourut sans honneurs à l’instant où il définissait une voie nouvelle pour la peinture. 
Lisant ce texte flamboyant, on comprend combien Chaïm Soutine était un héros de légende dont la vie mouvementée, en ses débuts mêmes (cruauté, humiliation et misère), laissait présager une fin tragique, rocambolesque même avec cette odyssée du peintre russe sous un linceul immaculé dans un corbillard Citroën à travers la France occupée de 1943 jusqu’à Paris qui inspira à Ralph Dutli l’excellent Le Dernier Voyage de Soutine. Bien évidemment, la littérature qu’elle soit critique ou hagiographique (Elie Faure, Maurice Sachs), de témoignage ou d’imagination ne doit en aucun cas dispenser du face-à-face avec les œuvres du plus incompris et sous évalué (du moins en France et pour d’obscures raisons*) des « phares » de la peinture moderne. Regardez ses portraits de gens de peu, de sans-grades, d’enfants, je doute que vous trouviez ailleurs plus d’amour, de profonde compassion, de tendresse tragique dans la vibrante expression de leur fragilité… Regardez les mains, rien n’appelle plus la pitié que quand elles se joignent naturellement dans le désœuvrement et l’attente, dans la prière et la supplication aussi – elles constituent l’expression la plus vive de la grandeur comme de la détresse humaine.

* Soutine trop facilement étiqueté « expressionniste » (alors que c’est un réaliste à la façon de Rembrandt et de Daumier) est le chaînon manquant entre le cubisme et l’art abstrait, étape obligée et décisive d’un divorce entre deux mondes esthétiques mais non vu, non reconnu, non validé – comme empêché par un reproche sous-jacent. On ne lui pardonne pas d’avoir assimilé et fait émerger dans son art tout ce que la nature compte d’horreur, de laideur et de cruauté. La folie du regard de ceux qui s’irritent du multiséculaire prestige de la beauté (Soutine prononçait sarcastiquement « beauuuté » en tordant les lèvres…) ne peut pas être aimée.

La folie du regard de Laurent Jenny, collection Essais sur l’art, L’Atelier contemporain 2023 (25€).
Soutine et son temps d’Emil Szittya, éditions du Canoë, 2023 (15€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique – dans le billet : Soutine, « La femme en rouge » (1923-1924), « Homme en prière » (1921) / Éditions de L’Atelier contemporainÉditions du Canoë.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau