Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Il y a des livres dont on sait, passé la troisième page, qu’on les relira, qu’on y reviendra, qu’on creusera la marque qu’ils viennent de poser sur nous : ils ont effleuré deux ou trois choses qui nous importent et nous ne pouvons pas en rester là.  Élargir les seuils de Jean Prod’hom est de cette espèce – rare, cela va sans dire. Sans jouer un peu facilement avec le titre, quelque chose en nous a été élargi, une ouverture a rendu possible une grande respiration qui demande à être reprise, approfondie… Et pourtant ce texte qui, aussitôt refermé, se rappelle à nous, se termine par une mise en garde contre le danger de séduction qu’il pourrait exercer : « Un livre qui nous écarterait pour toujours de ce qu’on a sous les yeux constituerait la plus hermétique des prisons. »
Il n’est pas indifférent de préciser que ce titre a paru chez un éditeur genevois publiant principalement de la théologie et dans une collection dénommée « Petite Bibliothèque de Spiritualité ». La quatrième de couverture si elle en esquisse le contenu apparent ne rend guère compte du contenu véritable de ce petit joyau. Je veux parler de la dimension spirituelle. Ou plutôt existentielle (celle-ci se confondant d’ailleurs avec celle-là) : un homme au soir de sa vie revisite les circonstances qui l’ont conduit à se sentir dans le monde mais pas nécessairement du monde. Une faille, une césure installée depuis l’enfance par l’acquisition du langage, l’éducation scolaire et l’intégration sociale l’a projeté « dans un espace cartographié et un temps compté, d’où rien ne sortirait plus ». Comme lui, nous avons progressivement perdu cette vive et entière présence au monde qui est l’apanage de l’enfance, sa merveille et que seuls des instants privilégiés, des moments de joie épiphaniques permettent de retrouver à l’âge adulte. Jean Prod’hom en philosophe, en poète surtout, déroule au fil d’une grande randonnée initiatique les étapes de la patiente reconquête d’une paix avec soi-même, d’une harmonie avec le monde. Écoutons-le : « Il m’arrive de penser que nos vies s’apparentent davantage à une courbe qu’à une ligne droite. Une courbe qui nous incite par une force centrifuge à prendre à chaque instant la tangente et, par une force centripète, à nous rabattre sur le temps des naissances, à nous en rapprocher et, de halte en halte, y toucher une dernière fois. Par l’autre bout. Après un long détour. »
Ce long détour peut être refait par l’écriture pour en assumer en conscience les aléas, les errances, les bifurcations, les occasions heureuses ou non. Il suffit d’une photographie – celle d’un vieux berger dont le regard nous interroge par sa densité, du livre d’un poète aimé (Philippe Jaccottet) qui, relu, nous renvoie à ce fond de l’être, à « ce vide immense d’où l’existence surgit » pour enclencher « une méditation longue et sinueuse, continûment suspendue et relancée, sur le ménage de la poésie et du religieux. » Tel est bien le propos de ce petit livre absolument inclassable où nous est conté cette suite de seuils qui s’élargissent et se renouvellent continuellement pour trouver la vie juste à laquelle nous aspirons tous. Élargir les seuils suppose que nous ne sommes plus au royaume, que nous avons été chassés de ce monde entièrement habité de puissances, que nous sommes désormais en quête des portes qui nous feraient accéder à cet état premier où l’on ne se pose pas la question de soi et où l’être est en parfaite continuité avec tout ce qu’il perçoit. De loin en loin, des parenthèses viennent rompre cet état de déréliction : « Parfois, sans crier gare, en des lieux et des temps incertains, quelque chose s’ébrouait et redonnait au présent son origine et son axe : c’était une chanson de Riccardo Cocciante sur une terrasse de café ou la longue courbe d’un chemin à double ornière, les cloches un dimanche matin près d’un village qu’on aime, l’odeur entêtante de la terre humide ou les parfums du lilas, une maison abandonnée, un vieux crépi ou une flaque d’eau, un nuage. »
Au cœur de ce livre, au mitan de cette vie reparcourue, il y un événement, un coup de tonnerre qui explique et justifie cette confession intime aussi délicate que pudique. Sans rien dévoiler – car ce serait priver le lecteur du bénéfice d’une révélation – je cite ce que l’auteur en a conclu pour la réorientation de sa vie : « Lentement, puisqu’il a fallu que j’abandonne l’idée de couper au plus court et que je renonce à guérir du mal qui m’avait défait, que je prenne acte qu’il existe des maladies qui n’ont ni commencement ni fin. C’est la raison pour laquelle je ne suis jamais sorti tout à fait de cette interminable nuit ni ne me suis établi de plain-pied dans le jour lorsqu’il est revenu.
C’était assez de m’asseoir sur un banc et de tendre l’oreille, dans la ville ou sous un couvert de tôles à la campagne, avec tout autour des champs, des haies, un verger, plus loin des bois et un étang tandis que les cheminées fumaient et que les montagnes déjà blanchissaient
. »

J’ai pleinement conscience que mes pauvres mots sont bien faibles pour rendre les subtiles résonances que ce livre produit en nous – livre d’une mélancolie certaine mais inspirée (sans pathos ni complaisance à soi) et inspirante (ce qui est inhabituel) : déliant en nous des noeuds secrets ; ouvrant, élargissant des « seuils » vers davantage de connaissance de soi et ouvrant à l’infini mystère de notre présence au monde. Avec de longues phrases en volutes, de courts paragraphes ponctués de silence engendrant un style d’une grande fluidité, Jean Prod’Hom intranquillement serein, lumineux, presque solaire, se hisse au plus haut de la littérature suisse, celle des Blaise Cendrars, Gustave Roud…
Le dernier chapitre est intitulé « Dettes », il ne fait qu’une page, l’auteur y a inscrit ses lectures admiratives. Beaucoup sans doute la partageront affinitairement ; pour ma part je la fais mienne et la complète avec le livre même de Jean Prod’hom. 

Patrick aime assezJean Lavoué, poète (Des ailes pour l’ukraine, 2022), essayiste est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, récits, essais, recueils poétiques touchant notamment à la littérature et à la spiritualité. Il a créé au printemps 2017 à Hennebont (Morbihan) une maison d’édition, « L’enfance des arbres », qui porte le nom du blog de poésie qu’il tenait depuis dix ans (www.enfancedesarbres.com). 
Avant de faire une pause comme éditeur, Jean Lavoué a publié l’an dernier Georges Perros …La vie à pied d’œuvre de Christophe Thiébault. Encore un livre sur Perros pourrait-on penser. Il faut dire que le poète a ses inconditionnels. Perros est, en effet, de ces auteurs pour happy few, qui, à l’instar d’Henri Calet, Valery Larbaud, Joseph Delteil, Jean Grenier, Alexandre Vialatte ou Emmanuel Bove, décrètent d’emblée une sympathie entre deux lecteurs qui se rencontrent pour la première fois. Évoquer l’un de ces écrivains, c’est se savoir immédiatement en terrain de confiance. 
Christophe Thiébault, sociologue exerçant dans le sud de la France, Breton de cœur, signe son premier essai littéraire sur le poète de Douarnenez. Ici, rien d’universitaire, mais une langue passionnée, élégante, discrètement savante, et pour sûr poétique. Offrir « son » Perros c’est nécessairement donner un bout de son âme, ce que fait Christophe Thiébault avec ferveur et humilité. Ce récit est issu d’un compagnonnage entre une œuvre et son lecteur. Une relation de trente ans, qui pousse l’auteur à mettre ses pas dans celui du poète, en cheminant évidemment jusqu’à Douarnenez et les lieux buissonniers de l’extrême Bretagne. Avec, pour illustrer ce pèlerinage littéraire, les sobres photos en noir et blanc de l’artiste Céline Domengie. Directeur de publication des œuvres complètes de Georges Perros chez Quarto Gallimard, l’écrivain et traducteur Thierry Gillybœuf avec quelques paragraphes particulièrement pénétrants sur l’art de lire donne une belle préface qui vaut aussi pour approbation du texte. 
Un livre indispensable donc aux amoureux de Perros qui auront plaisir à réentendre les formules doucement mélancoliques du poète : « Écrire c’est dire quelque chose à quelqu’un qui n’est pas là. Qui ne sera jamais là. Ou s’il s’y trouve, c’est nous qui serons partis. » Partis quelque part du côté des mots, où l’on trouve bien des surprises et des trésors : « Dieu existe. Ni au ciel, ni ailleurs. Dans le langage. » Pour les autres une belle manière de découvrir un immense écrivain, une œuvre qui agit comme un signe de reconnaissance. Ou si l’on veut, une main tendue, ce « signe fraternel » éminemment perrossien dont parle Christophe Thiébault dans ce bel exercice d’admiration.

Élargir les seuils de Jean Prod’hom, Collection Petite Bibliothèque de Spiritualité, Éditions Labor et Fides, paraîtra le 19 avril 2023 (15€).
Georges Perros …La vie à pied d’œuvre de Christophe Thiébault, préface de Thierry Gillybœuf, photographies de Céline Domengie, Collection Poésie et intériorité, Éditions L’enfance des arbres, 2022 (20€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Labor et FidesÉditions L’enfance des arbres.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau