Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !En refermant le dernier roman d’Alexis Legayet Ainsi parlait Célestine, m’est revenu en mémoire une phrase terrible de Chateaubriand sur l’enfance et ses pulsions de cruauté sauvage. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, le vicomte relève à propos de la révolution de Juillet, ce point édifiant : « Les enfants, intrépides parce qu’ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées. À l’abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient déshonorés en les repoussant. Singes laids et étiolés, libertins avant le pouvoir de l’être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l’abandon de l’innocence. »
Supposez que chaque famille française soit dotée d’une petite Greta Thunberg, plus ou moins agitée, mollement motivée par les programmes scolaires mais vivement soucieuse de lutter contre les dérives anti-écologistes de sa famille et des adultes en général. Supposez que l’une d’elle un peu plus sensible et mature que la moyenne, très énervée par la passivité, l’inaction de la société « devant la planète qui brûle » interpelle un matin sa copine avec la riche idée suivante : 
« – Tu te souviens du mouvement #Balance ton porc ?
– Bien sûr ! J’ai lu des trucs dessus : des femmes dénonçant sur Twitter les agressions sexuelles de vieux mâles dominants…
– Eh bien… que penserais-tu d’un
#Balance ton père !
– Ouh, mais en voilà une excellente idée !
»

Voilà donc un père qui fume, boit et a le mauvais goût de manger de la viande (l’entrecôte cuite sur un barbecue « symbole de virilité » selon Sandrine Rousseaupris pour cible par sa propre fille. Pour assurer ses combats, Célestine lâche de nombreuses informations sur les réseaux sociaux, ce qui lui vaut une grande popularité auprès de ses amis. Mais un jour, les horreurs qu’elle poste sur les réseaux vont provoquer par ricochet – tellement la peur de se voir considéré comme anti-écologiste se répand tous azimuts et notamment dans les entreprises – le licenciement de son père, comptable dans une banque. Le pauvre homme, furieux, et l’on pourrait l’être à moins, gifle sa fille qui, radicalisant son combat, porte plainte. S’ensuit une parution devant la Procureure de la République à l’issue de laquelle le paternel pour éviter une lourde sanction pénale et payer « son geste maudit » est contraint de suivre un stage de rééducation (à l’éducation non-patriarcale) sous la surveillance d’une directrice d’école dans une maternelle en milieu bobo parisien, avec des moutards incontrôlables (passage hilarant à lire ici)…
Récit drôle et enjoué, Ainsi parlait Célestine raconte à travers le destin d’une jeune fille de treize ans, une dystopie assez noire sur le monde et les tendances woke que l’on voit prospérer. S’appuyant sur une série d’anecdotes, dont on pourrait avoir les pendants dans la réalité, Alexis Legayet s’amuse et nous amuse avec sagacité dans un court récit sur un futur possible, glaçant et même terrifiant si l’on y pense. De fil en aiguille Célestine parviendra aux plus hautes responsabilités et envisagera même de briguer la position suprême en démocratie. D’où la réflexion conclusive que l’auteur lui souffle : « La démocratie était une valeur, une immense valeur, presque sacrée. Depuis son enfance, on lui avait appris à la mettre au-dessus de tout : la discussion plutôt que la force, le choix collectif contre le caprice individuel, la voix du peuple contre la tyrannie. Était-elle cependant la valeur suprême ? Que valait, en effet, le respect de l’opinion des hommes, lorsqu’il nous rendait tout à fait incapables, non même de stopper, mais de seulement contrôler la course folle en laquelle nous étions engagés ? La démocratie n’était peut-être pas responsable de la catastrophe. Mais elle était, de fait, incapable de l’endiguer. La planète, aujourd’hui, exigeait une Sagesse. Célestine venait de le décider : elle allait la lui donner. »
On l’aura compris, contrairement à ce que la quatrième de couverture pourrait laisser penser, Ainsi parlait Célestine n’est pas une aimable pochade sur les absurdités contemporaines. Alexis Legayet est professeur de philosophie en lycée, il est sur le motif au meilleur endroit possible pour analyser, décrypter les djeunes et leurs colères. Poussant au bout de leur logique des dérives, ou des excès patents dans nos sociétés, il nous alerte sur les fractures (« disruptions » en novlangue) à venir. Il pointe ainsi les mécanismes de subversion et contagion rendus possibles par les réseaux sociaux, leur puissance d’impact (merci Zucky !) sur les sempiternelles « évolutions sociétales »… Mais aussi comment ces forces utilisées en toute candeur et correctness par des enfants-rois conscients de leur nombre (et habiles du pouce) sont récupérées et instrumentalisées par des puissants à des fins pour le moins contestables…
C’est ce mélange entre le sombre, l’inquiétant de ce qui est tracé en filigrane de l’idéalisme un peu rêveur, du sympathique utopisme de surface qui finit par emporter à la fois le plaisir et la perplexité inquiète du lecteur. Comme dans ses romans précédents Alexis Legayet nous subjugue par sa maîtrise de l’humour dans son pouvoir d’élucidation ; il prouve qu’il est bien l’un des rares écrivains à maintenir vivante la veine orwellienne de langue française. Profitons-en avant que la nouvelle censure de la réécriture exercée par les franges les plus extrémistes de mouvements revendicatifs (minoritaires) ne vienne exiger l’eau tiède où aucune ride ne vient troubler la platitude de la correctness

Patrick aime assezLes éditions Ovadia qui avaient publié le précédent roman d’Alexis Legayet (Chimères) ont récidivé après le succès des Gobeurs de Didier Desrimais, avec une nouvelle mouture : Les gobeurs ne se reposent jamais car, de fait, comme le précise l’éditeur « leur nombre croît au fur et à mesure que les goberies se multiplient. Rien ne semble devoir échapper à la propagande et au gobage. Chaque jour charrie une nouvelle livraison d’élucubrations, de divagations, d’absurdités et d’âneries se faisant passer pour d’incontournables progrès – bref, les goberies se succèdent et il nous est intimé l’ordre de les ingurgiter sans regimber. » Avec des colères peut-être plus radicales que chez Legayet, procédant plus frontalement, sans passer par la fiction, on saute un cran dans le pugnace et la noirceur (on passe du noir Lefranc Bourgeois à l’outre-noir de Soulages, et même au Vantablack). Didier Desrimais décrit, une fois de plus, différents phénomènes issus du wokisme, ainsi que d’autres, participant tous à cette vaste opération d’effacement du réel qui avance à grands pas en France et dans le monde. Les universitaires, les intellectuels, les milieux politico-médiatiques et artistiques qui prétendent défendre les « minorités » discriminées et se disent antiracistes, féministes ou écologistes – alors qu’ils ne sont que les agents passifs de la destruction générale – y sont étrillés dans la joie et la bonne humeur. Ce livre n’est pas à proprement un essai en bonne et due forme mais, comme indiqué en quatrième de couverture, un exutoire, une machine à transformer la mauvaise humeur de l’auteur en une arme de destruction massive dirigée contre ceux qui en sont la cause. On trouvera de fort bienvenus jets de tomates sur Anne Hidalgo, « la polyglotte et inclusive maire de Paris », Eric Piolle, le maire éco-responsable de Grenoble auteur du cultissime : « L’amour est comme la République : une et indivisible », Marie Darieussecq, écrivaine à concours et tête de gondole qui prévient solennellement : « J’écris pour inquiéter » (L’Obs n° 2862) ainsi que quelques grandes têtes molles comme Pierre Rosanvallon « évêque universitaire » ou Edgar Morin, le penseur de la « complexité complexe » qui descend de sa Noosphère pour nous simplifier la vie… Sans oublier les organes de la presse « progressiste et propagandiste » comme Libération, L’Obs, Médiapart, le Monde, les Inrocks qui en prennent pour leur grade, particulièrement Télérama « magazine culturo-télévisuel à genoux devant toutes les goberies ». Ce jeu de massacre ne plaira pas et sera probablement considéré par ceux qui hurlent (sous une peau de mouton de Panurge) : « crime de lèse-humanité ».
Par ailleurs, comme pour le précédent opus, cet ouvrage est agrémenté d’exercices pratiques qui permettent à chacun de garder le cap du bon sens (particulièrement celui des mots*) et de ne pas sombrer dans le gobisme. Par gobisme, il faut entendre cette rage de la simplification qui sévit sur la « machine internautique » où, je cite, se répètent « à l’infini les injonctions du groupe en les simplifiant encore un peu plus, elle [la machine] se met naturellement à la hauteur de chaque gobeur, lequel n’a plus qu’à les ingurgiter, les digérer, et les rendre sur la toile. La simplicité de l’opération, sa répétition, l’enthousiasme du crétin qui régurgite une misérable « idée » qui n’est pas de lui et qu’il s’est contenté de rendre encore plus bête, encore plus simple, font que le phénomène pathologique se répand viralement. Cette maladie virale est à la fois simple et complexe, comme la machine qui permet sa propagation. Complexe parce qu’étiologiquement difficile à situer. Simple parce que facilement et rapidement transmissible, d’un clic ». Chacun, selon son degré d’accointance avec Twitter, Instagram ou Facebook pourra le confirmer : plus on fréquente les réseaux sociaux (dits « réseaux égoutiers ») plus on met en péril ses propres réseaux neuronaux…
Je connaissais les chroniques de Didier Desrimais sur le site de Causeur, néanmoins j’avoue avoir passé à la lecture de ce combatif ouvrage un délicieux et revigorant moment, loin de toutes les guimauveries qui parfument l’air du temps, un peu comme si nous dégustions, l’auteur et moi, un roboratif whisky irlandais en terrasse.

* « Minorité, inclusivité, positivité, masculinité, patriarcat, genre, cis, domination, système, pouvoir, hétéronormativité, écoféminisme, racisé, décolonialisme, citoyenneté, intersectionnalité, oppression, résilience, discrimination et victime, sont les grelots que tous ces fous du moi agitent avec une détermination boutonneuse » écrit Didier Desrimais.

Ainsi parlait Célestine d’Alexis Legayet, Éditions ETT/Borderline, 2022 (16,00 €).
Les gobeurs ne se reposent jamais de Didier Desrimais, Éditions Ovadia, 2022 (22,00 €). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions ETTÉditions Ovadia.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau