Patrick Corneau

Patrick aime assezA travers d’éclairants commentaires des textes de Lord Byron, ­Oscar Wilde, Barbey d’Aurevilly, Jean-Paul Sartre, Roland Barthes ou Françoise Dolto, Henri Rey-Flaud, professeur émérite de littérature et de psycha­nalyse (Montpellier), relate l’histoire du dandysme à travers la destinée tragique de George Brummell (1778-1840), regardé comme l’initiateur de ce mouvement fondé sur une métaphysique de l’être et du paraître. Pour l’auteur, George Brummell, prince des dandys, ne doit pas être confondu avec tous les épigones qui ont usurpé et dévalué ce titre. A l’envers des élégants qui rivalisent entre eux par la coupe ou la richesse de leurs parures, le dandysme selon Brummell est un art du dépouillement, déjà illustré, en d’autres temps, par la peinture et la sagesse orientales. À ce titre, il s’oppose radicalement à toutes les formes d’excentricité, incarnées par Barbey d’Aurevilly, biographe de Brummell, et, à l’occasion, par Baudelaire. Il introduit ainsi une forme inédite d’harmonie fondée sur la négativité, par où il rejoint l’esthétique des troubadours (la femme présentifie l’Absence) ou de Mallarmé (et son « bibelot aboli, seul objet dont le néant s’honore »). Par-là, et c’est l’originalité de l’approche de Henri Rey-Flaud dans cet étude, Brummell présente dans le monde le modèle d’un homme sans qualités, dont la tabula rasa se veut promesse secrète de création et de liberté. Destinée à déstabiliser les lords et les ladies de la cour du régent, sa seule arme fut la force du verbe épinglant ses interlocuteurs comme des papillons sur un bouchon : « Vous appelez cela une veste ? », lança-t-il ainsi un jour au duc de Bedford, paré de ses plus beaux atours. Ce mot (wit, en anglais) abolit instantanément toutes les vanités ordinaires qui sont le sel de la vie pour susciter sur leurs ruines une autre vanité, de nature « sublime », surgie de la puissance du « rien ». Brummell a donc parachevé son personnage par la pratique d’un humour assassin dont chaque trait détient une perle de la pensée, pour peu que soit dégagée la « substantifique moelle » qu’il recèle, à quoi échouèrent jusqu’ici ses différents critiques. Si ce personnage insolite et mystérieux a exercé pendant vingt ans une souveraineté absolue dans tous les salons d’Europe, c’est qu’il introduisait, à travers son déni de la mode, une subversion de tous les idéaux et de toutes les valeurs de l’ancien monde, ce pour quoi il fut plusieurs fois comparé à Napoléon par ses contemporains. Un point toutefois est resté ignoré des historiens, c’est que cette action destructrice impliquait la propre disparition de son auteur, ce qu’il accomplit lui-même par sa ruine financière préméditée, sa disgrâce provoquée auprès du régent, son exil en France enfin où il va connaître la misère, la prison pour dettes, la folie et la mort. Brummell annonçait par là le destin d’un autre personnage, Oscar Wilde, son seul héritier, qui, après avoir connu une gloire pareille à la sienne, parcourra le même chemin de croix, au terme duquel il éprouvera, comme son inspirateur, une même fatale apothéose. Ce retrait, puis cette chute qui retranchent définitivement Brummell de la scène mondaine, établissent la dimension métaphysique de son entreprise et démontrent que celle-ci ne pouvait trouver son accomplissement que dans la disparition de son auteur lui-même, advenue au champ de l’héroïsme et de la sainteté au prix de la misère, de la déchéance et de la folie. Destin qui, selon l’auteur, s’inscrit dans la tradition de l’exaltation du « rien » proclamée par les poètes depuis des temps reculés.
Maintenir le lien, établi par l’histoire, entre Brummell et le mouvement recueilli par la tradition et perpétué jusqu’à nous par quelques célébrités, telles que Gabriele d’Annunzio, Salvador Dali ou David Bowie, tout en conservant présent à l’esprit l’antagonisme qui sépare sa descendance et celui qui lui a donné vie tout en restant, quant à lui, « superbe, unique et singulier », est un pari que cet essai audacieux et inspiré relève avec brio. Par ailleurs, que l’auteur soit (aussi) psychanalyste autorise des insights sur la vie psychique et l’existence en général qui dépassent le seul sujet du dandysme et font de ce livre un petit compendium de sagesse.

Patrick aime pas malRestons au XIXe siècle avec le surprenant Frédérick Lemaître (1800-1875). Fils d’un architecte du Havre, ce comédien fut l’interprète privilégié de Victor Hugo qui voyait en lui « le drame personnifié » et le qualifia d’« acteur de génie ». Frédérick Lemaître débuta au théâtre des Funambules à Paris. Au théâtre de l’Ambigu, il s’appropria et réécrivit entièrement le rôle de Robert Macaire* dans le mélodrame L’Auberge des Adrets de Jean Pierre Benjamin Antier (1785-1870) qui le rendit célèbre. Surnommé « le Talma des Boulevards » (du nom de François-Joseph Talma, le plus grand acteur de la Comédie-Française sous la Révolution et l’Empire), il fut adulé par tous les publics et particulièrement aimé du petit peuple parisien. Considéré comme le plus grand comédien de l’époque romantique, roi du « boulevard du Crime », vedette d’innombrables mélodrames oubliés mais aussi premier interprète d’Hamlet et d’Othello en français, auteur dramatique lui-même, et créateur de pièces qui marquèrent toute une époque comme Kean d’Alexandre Dumas, Ruy Blas et Lucrèce Borgia de Victor Hugo, Vautrin de Balzac.
On se souvient que Pierre Brasseur le fit revivre devant la caméra de Marcel Carné dans Les Enfants du Paradis comme jeune comédien du théâtre des Funambules. Pour écrire le scénario du film, Jacques Prévert avait relu les Souvenirs de celui que les spectateurs et la critique appelaient « Frédérick » depuis ses premiers triomphes. 
Frédérick Lemaître a rédigé ou dicté à son fils des mémoires que ce dernier, après la mort du grand acteur, se chargea de publier. Pour être fragmentaires, ces Souvenirs n’en sont pas moins passionnants à lire, et constituent un témoignage unique sur la vie littéraire et théâtrale du dix-neuvième siècle. Ils n’avaient encore jamais été réédités depuis leur parution en 1880. 
Comme précédemment pour les Mémoires de Sarah Bernhardt et les Souvenirs de Charles Dullin, les éditions de la Coopérative – qui ont le don de découvrir des pépites – nous offrent aujourd’hui une édition soignée de ce document exceptionnel. Il est accompagné d’une galerie d’illustrations montrant les plus grands comédiens et comédiennes dont il est question au fil des pages, avec un index des auteurs et des œuvres évoquées. Ce texte qui fourmille d’anecdotes savoureuses, de bons mots, de confidences sur les grands auteurs que Frédérick Lemaître côtoya, est plus qu’un remarquable document d’archives. Il se lit comme le roman d’une vie et rend extraordinairement présente la personnalité d’un des plus grands acteurs français de tous les temps.

* Dans ses Souvenirs, Frédérick Lemaître le définit ainsi : « la personnification de [l’]époque, l’image de cette société corrompue où chacun cherche à s’enrichir sans travail ». Le personnage de Macaire devint une figure nationale et un héros paradoxal dans la vie ordinaire. Magnifié à travers ses différentes représentations (poèmes et iconographies dont les dessins de Daumier) se mit alors en place un véritable culte de la personnalité.

Patrick aime beaucoup !Du théâtre à l’amphithéâtre, de la scène à l’estrade il n’y a qu’un pas. Surtout si l’on se souvient des retransmissions des cours de Vladimir Jankélévitch à Radio Sorbonne. J’ai encore en mémoire lors d’une reprise sur France Culture le choc reçu de cette voix électrisée dont le bonheur à enseigner était hautement communicatif. Le timbre était inhabituel, le ton haut perché mais surtout frappaient la rapidité et la flexibilité du débit qui donnaient une impression de poursuite, de chasse spirituelle. La drôle de voix prenait son élan, s’essoufflait, bégayait, trébuchait, puis repartait de plus belle derrière son insaisissable objet. Comme un ballon, elle lançait un mot, un concept puis avançait une comparaison sidérante, là elle s’éclipsait dans une digression inattendue, et, chaque fois, retombait sur le mot initial. On comprenait que la pensée cachée à l’intérieur de la voix avait suivi un mystérieux déplacement : creusant, débusquant, sous les choses sues et les mots rebattus, l’extraordinaire complexité du réel. On dit que Jean Grenier procédait de même dans ses derniers cours d’esthétique à la Sorbonne : une déambulation dans les savoirs apparemment les plus excentrés par rapport au sujet du cours qui avait la vertu de l’éclairer de la manière la plus inattendue certes, mais la plus ample si ce n’est la plus profonde.

Jankélévitch aurait aujourd’hui cent vingt ans. On peut s’étonner que c’est seulement 38 ans après sa disparition (le 6 juin 1985) que vienne la consécration d’un Cahier de l’Herne. Ce bel ensemble sous la direction de Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey vient réunir des signatures d’une diversité impressionnante qui n’ont d’autre ressemblance que d’avoir reçu en partage son ascendant et d’en avoir été durablement marqué. Certains étaient ses élèves, l’ont entendu de son vivant, ont été subjugués par ses propos ou touchés par sa générosité et son ouverture d’esprit ; d’autres l’ont seulement lu, avant ou après sa mort, et ont été impressionnés par la finesse de ses analyses et la séduction de son écriture à la fois savante et familière ; d’autres encore sans éprouver nécessairement d’attrait pour la philosophie se sont passionnés pour un des rares auteurs à savoir dire des choses pertinentes sur la musique, art qui se prive de mots et dont il est si difficile de parler. Ces souvenirs, hommages ou analyses attentives, certes hétérogènes – mais c’est la règle du recueil – se côtoient dans ce Cahier et leur rencontre inattendue, surprenante en fait le prix. Ils témoignent de l’inscription des idées du philosophe dans son siècle. Car Vladimir Jankélévitch, quoiqu’on dise, ne fut pas un penseur à la mode. Son œuvre, trop longtemps méconnue, située en retrait, à la marge de toutes écoles ou chapelles, entretenait un atypisme qui l’a privée, parfois, de notoriété. Comme l’écrit Françoise Schwab : « Jankélévitch n’est pas un philosophe de saison qui flaire le vent de l’actualité pour s’y engouffrer. L’absence de sincérité et de ferveur représente à ses yeux le péché capital de notre époque. Il privilégie une vie vécue selon l’ordre du cœur. (…) Adepte de la joie, passeur de l’ineffable, il nous parle de l’instant unique et de l’occasion précieuse. Il nous convie à jouir des instants magiques de la vie, ceux qui la sauvent du néant, tels le bonheur de l’enchantement musical. » Cet homme de nature timide (parfois en proie à l’emportement des doux, un peu d’excès par colère n’étant pas pour lui faire peur), avait eu, lors d’un entretien avec Jean-Paul Enthoven et François George, ces mots définitifs : « Je n’aime pas qu’on parle de « mon » œuvre. Je n’ai pas d’œuvre. Une œuvre, c’est une promotion posthume, comme la nécrologie ou la biographie. On n’a pas d’œuvre pour soi-même, à moins de se regarder écrire, de polir sa propre statue. Mais aussi parce que je n’ai jamais eu de prétention architecturale, je profite maintenant de la dévaluation des systèmes, et on me retrouve là où je suis depuis toujours dans les marges ou les à-côtés. C’est ma récompense. » On ne peut mieux définir avec sincérité et modestie l’originalité profonde qui fut la sienne.
Signalons qu’avec ce volumineux Cahier, les éditions de l’Herne publient de Vladimir Jankélévitch La conscience juive : une suite de transcriptions d’interventions orales faites à l’occasion des colloques annuels des intellectuels juifs de langue française où celui qui avait subi le racisme antisémite qui l’a conduit à Drancy s’efforce de comprendre ce que peut signifier l’être juif de quelqu’un comme lui.
Enfin, on ne saurait terminer sans recommander pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin dans la connaissance du philosophe et musicographe – en complément du beau dialogue entre Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz Quelque part dans l’inachevé – le magnifique et fervent ouvrage de Françoise Schwab : Vladimir Jankélévitch – Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi chez Albin Michel, premier essai croisant de manière exhaustive les dimensions biographiques et intellectuelles de ce penseur majeur.

George Brummell, Dandy, saint et martyr de Henri Rey-Flaud, éditions des Presses universitaires de France (18€).
Souvenirs de Frederick Lemaître, édition accompagnée d’un index et de trente-huit illustrations en noir et blanc, éditions de La Coopérative, 2023 (20€).
Cahier de l’Herne Vladimir Jankélévitch sous la direction de Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey, L’Herne, 2023 (33€).
La conscience juive de Vladimir Jankélévitch, préface de Françoise Schwab, L’Herne, 2023 (14€).
Vladimir Jankélévitch : Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi de Françoise Schwab, éditions Albin Michel, 2023 (23,90€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : en médaillon : photographie ©LeLorgnonmélancolique / éditions des Presses universitaires de France – éditions de La Coopérative – éditions de L’Herne – éditions Albin Michel.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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