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L’art de l’essai littéraire

Patrick Corneau

Deux livres ont retenu mon attention dernièrement sur un sujet ou plutôt un danger signalé par Gérard Pfister dans L’expérience des mots, l’essai inclu dans son dernier opus Le Livre : nous vivons dans un univers ultimement et abusivement logocentré« tout innocents qu’ils paraissent, les mots ont sur le réel un effet prédateur. Non contents de désigner les choses, ils tendent à se substituer à elles ». 
Cet envahissement langagier n’est pas sans conséquences sur le rapport au monde que nous avons construit, imposé, universalisé – piège dont nous sommes prisonniers car il s’avère destructeur tant pour nous que pour le monde. Pourtant nous voulons nous en extraire par davantage de mots (verbomanie) ou par le silence (en le creusant)… C’est cette aporie qu’explorent à partir de points de vue et sensibilités générationnelles différents les deux ouvrages qui suivent.

Patrick aime assezUne histoire du vertige de Camille de Toledo a vu le jour à Paris en 2017, suite à un cycle de conférences organisé à la Maison de la poésie. Un matériau à partir duquel l’écrivain et essayiste a par ailleurs rédigé une thèse de doctorat sur le « tournant écopoétique des études littéraires, en réponse à la crise terrestre ». Dans notre ère du vingt-et-unième siècle, Camille de Toledo considère que le vertige représente notre état d’être humain. En effet, nous vivons désormais dans un monde désolé, meurtri et décentré, où le sol semble constamment se dérober sous nos pieds. Nous avons perdu nos repères sur une Terre qui est elle-même blessée et épuisée. Face à cette instabilité et à la perspective de l’effondrement, nous nous accrochons à notre besoin de croire en des histoires qui nous habitent. Ces histoires proviennent avant tout de la littérature et de l’art. L’auteur convoque ainsi des figures telles que Cervantès, Montaigne, Faulkner, Borges, Pessoa, Melville, Magris et Sebald pour explorer une poétique des liens qui nous rattachent à des langues, à des territoires, aux autres et à nous-mêmes. Parmi ces références Camille de Toledo est particulièrement attentif à ces âmes « déréglées » – c’est-à-dire non cartésiennes – où s’exprime le symptôme qui signale le tremblement qui vient.
Selon Toledo, nous sommes devenus des Sapiens narrans, c’est-à-dire des êtres qui croient plus aux récits qu’ils tissent qu’aux épreuves de leur corps et du monde. Comme un Don Quichotte moderne, nous tombons et nous relevons sans cesse, la fiction en nous étant un principe de relèvement. 
À travers un labyrinthe d’images, de dessins, de schémas et de tableaux, Toledo remâche (non par ressentiment mais pour en extraire la quintessence) les histoires qui l’accompagnent pour continuer à vivre avec un passé qui ne passe pas. Les destructions, les exils, les séparations, les deuils et les pertes sont les noms renversés du Progrès, et le présent est hanté par des scènes de crime. C’est alors que la littérature devient une ressource existentielle qui nous apprend à ne pas céder au vertige et nous permet de tenir, tel Don Quichotte grâce à la fiction. 
Comment peut-on réintégrer la vie humaine parmi les autres formes du monde ? Comment peut-on être forêt, oiseau, fleuve ou montagne ? Camille de Toledo trace des chemins filigranés par les maîtres anciens de l’intranquillité, ceux qui nous alertaient que le décrochage était imminent, que la chute de nos appuis sémiotiques allait venir. Maintenant que la vie nue et ses blessures se rappelle violemment à nous, que la mort et le sentiment de la fin hantent nos jours (tel Addie, la mère de Tandis que j’agonise de Faulkner, parlant au nom de la Terre), Camille de Toledo vient dire l’amertume de ce rapt des mots sur l’existence. Il se fait le porte-parole de cette perspective de dernière instance qui met un terme à l’infatuation des sujets, qui dépasse le conflit toujours plus exacerbé des égos qui énoncent, ordonnent… chacun voulant son tour pour prendre le pouvoir et maîtriser, arraisonner… 
Un texte brillant, au style surprenant (le tutoiement amical rompant une certaine solennité prophétique), à la croisée des arts et de l’écologie, sur une modernité qui vacille et à travers lequel se dessine une posture, une définition possible de l’écrivain pour ce temps-ci.

Patrick aime assezDans L’Art du silence publié chez Les liens qui libèrent, Christian Salmon explore les limites du dicible à l’ère des crises sanitaires, climatiques, économiques et géopolitiques. À travers une ardente déclaration d’amour à la littérature, il défend le droit à la création et nous met en garde (un peu à la manière de Toledo) contre les dangers de la narration contemporaine.
Au cours des différentes étapes qui ont mené de la Première Guerre mondiale à l’hypercrise actuelle, des pans entiers du savoir accumulé depuis des siècles ont été balayés, laissant l’expérience humaine plongée dans le silence et l’obscurité. La littérature moderne témoigne de cette histoire du silence. Dans L’Art du silence, Christian Salmon enquête sur les rapports entre la littérature et la société, la fiction et l’époque, sur les différentes façons dont nous racontons et écrivons le monde, alors que le réel, ironique ou tragique, échappe toujours à notre emprise.
Kafka, Proust, Nicolas Gogol et Salman Rushdie partagent tous un certain art du silence. En prenant la littérature non pas pour ce qu’elle raconte, mais pour ce qu’elle ne dit pas, Salmon éclaire les enjeux de l’écriture en temps de crise. L’informulé et l’indicible représentent un défi majeur pour la littérature moderne : comment raconter l’horreur qui a traversé le XXe siècle ? Que dire face à l’Histoire quand les mots nous manquent ? Quelles sont les armes du langage face à celles du terrorisme ? Le silence de la littérature est l’exploration des interstices du monde, des visages qui ont disparu, des secrets de notre humanité et des terrae incognitae de notre imagination. Le silence est le moteur même de l’écriture, car il questionne les possibilités du langage à dire ce qui ne peut plus être raconté. « C’est un récit de voyage au pays des œuvres inaccomplies. Les auteurs étudiés ne sont ni des guides ni des symptômes, ils sont des compagnons de route. » De Nicolas Gogol à Franz Kafka, de Hermann Broch à Witold Gombrowicz, de Danilo Kis à Milan Kundera, de Don DeLillo à Antoine Volodine, l’histoire littéraire nous parle d’une expérience problématique, du désordre inextricable de l’existence humaine. Ce n’est plus celle du narrateur omniscient qui embrasse la vie humaine dans ses riches manifestations, mais celle d’un narrateur confronté à la destruction des conditions d’une expérience possible et à la difficulté croissante d’en restituer le caractère irréductible et concret. Réhabiliter le silence et permettre à la littérature de régner en son propre royaume, c’est poser une interaction inédite avec le monde ; c’est inviter à découvrir, grâce au langage, des aspects jusqu’alors inconnus de l’existence : ses zones d’ombre, ses ambiguïtés, ses ambivalences. C’est un défi qui, même s’il excède les forces humaines, se poursuit – un combat continu, espérons sans fin – dont s’honore la littérature.

Patrick aime beaucoup !Ces deux essais littéraires de haut vol m’amènent à parler de L’Atelier du roman dont la 112e livraison est précisément un hommage à un maître de l’essai littéraire : « François Ricard – La littérature comme amitié ». Mort il y a un an, François Ricard fut un collaborateur régulier de la revue depuis ses débuts et un de ses plus fervents animateurs. Lakis Proguidis dit de son ami : « L’œuvre de  est considérable. Non seulement en essais littéraires, articles, chroniques, entretiens, comptes rendus, études et ouvrages historiques et philologiques, mais aussi en décennies d’enseignement universitaire et de travail éditorial, à quoi il faut ajouter des émissions radiophoniques, des recherches pointues dans différents domaines du savoir, ses correspondances et discussions amicales interminables. C’est extraordinaire le temps qu’on gagne quand on évite les colloques, les mondanités et les manifestations culturelles de la promotion. »
S’étendant sur plus de quarante ans, l’œuvre ricardienne est à la fois multiple et d’une remarquable cohérence. Elle comprend des textes marquants qui, s’ils appartiennent à des sous-genres divers, s’inscrivent tous dans cette grande famille que l’on désigne du nom d’essai. Quel que soit leur « sujet », ces centaines d’articles, cette douzaine d’ouvrages ont en outre en commun de présenter une réflexion éclairée par la littérature, et ce dès Gabrielle Roy, consacré à l’œuvre de la romancière canadienne et paru en 1972. C’est toutefois en 1985, avec la publication de La Littérature contre elle-même, que François Ricard énoncera les grands principes qui définissent sa vision de la littérature, lesquels se préciseront et se complexifieront au fil des ans jusqu’à La littérature malgré tout en 2018 sans jamais perdre ce qui, dès ce moment-là, constitue leur caractère irréductible. Courts et brefs comme les romans de Fleur Jaeggy qu’il a brillamment analysés, les essais de François Ricard vont droit à l’essentiel et illustrent son art du contrepoint. Comme le souligne Raphaël Arteau McNeil : « La parole humaine est trop précieuse pour être gaspillée en circonlocutions : l’art narratif a trop d’affinités avec le silence pour ne pas se resserrer dans d’étroites limites ».
Dans l’« Avertissement au lecteur» de La Littérature contre elle-même François Ricard écrit que ses essais littéraires doivent être lus comme « des textes de répercussion, qui ne visent qu’une chose : prolonger dans la pensée cet ébranlement, cette vibration mentale que créent pour moi certaines œuvres et certains écrivains. » Tout est dit sur l’art de l’essai* qui est un art de lire. Rares effectivement sont les lecteurs qui possèdent suffisamment de génie pour prolonger, au moyen de leurs propres mots, cette demi-vie qui habite les grandes œuvres. François Ricard était l’un de ces rares lecteurs. 
Tous les hommages ici rassemblés sont remarquables par leur ferveur dans la gratitude et la reconnaissance à l’égard de l’ascendant d’une personnalité d’une grande qualité intellectuelle et surtout humaine (une personnalité discrète mais finement attentionnée envers autrui) – ils sont la preuve que l’amitié, l’estime (et non la révérence condescendante ou intéressée), la complicité et les valeurs partagées peuvent beaucoup dans un milieu habituellement très concurrentiel et peu enclin à la mansuétude…
Comme à l’habitude, ce numéro est passionnant par ses articles et chroniques portant tant sur le roman (l’art) que sur les romans (les œuvres), ce qui, bien évidemment, est la vocation native de la revue mais aussi parce que Lakis Proguidis choisit parfois de s’en écarter avec de courts écrits « romanesquement valables car ils s’écartent de la doxa ». La doxa est dans les débats d’opinion la volonté d’éradiquer la nuance – mot qui semble avoir perdu tout son sens dans le monde binaire d’aujourd’hui. On prendra donc un réel plaisir à découvrir les textes aussi roboratifs qu’impertinents traitant à rebrousse-poil la doxa autobiographique (Jacques Dewitte), la doxa écologique (Yves Lepesqueur) et la doxa commerciale (Olivier Maulin). 
La ponctuation souriante du regretté Jacques Sempé vient tempérer la légère mélancolie de ces témoignages empreints de douce nostalgie et d’amitié admirative.

* On ne peut parler de l’essai littéraire sans évoquer la figure de William Hazlitt (1778-1830) peintre, puis critique, moraliste et philologue, éminent essayiste dont le projet professionnel fut ainsi décrit par Virginia Woolf : « Être un penseur, c’est-à-dire exprimer dans les termes les plus simples et les plus précis “la raison des choses” ».

Une histoire du vertige de Camille de Toledo, éditions Verdier, 2023 (19,50€).
L’art du silence de Christian Salmon, éditions Les liens qui libèrent, 2022 (21,80€).
L’Atelier du roman – n° 112 / mars 2023 – « François Ricard, la littérature comme amitié », éditions Buchet-Chastel/Libella (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : en médaillon et dans le billet (Grande salle ovale de la BnF Richelieu) : photographies ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Verdieréditions Les liens qui libèrentéditions Buchet-Chastel/Libella.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau