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Armand Robin le veilleur éveilleur

Patrick Corneau

(⏱Temps de lecture : 14 minutes) Polyglotte parlant une vingtaine de langues, Armand Robin (1912-1961) a passé une grande partie de sa vie à l’écoute des radios étrangères, et notamment des services de propagande soviétiques. Il a rendu compte de ses écoutes dans un bulletin bi-hebdomadaire réservé à un petit nombre d’abonnés, journaux, institutions et organismes dont la liste est, aujourd’hui encore, difficile à établir.
La fausse parole est « le journal d’un journal », la chronique de cette activité poursuivie jusqu’à l’épuisement, parallèlement à cette activité poétique non moins déroutante que Robin appelait non-traduction.
« Propagandes en tous genres, mécanique du mensonge, guerre psychologique sont implacablement dénoncées. Dénoncées par un poète qui sait ce que parler veut dire et qui réinvente, dans une langue connue de lui seul, le vrai usage de la parole » : la présentation de ce texte, paru aux éditions de Minuit en 1953, est toujours terriblement actuelle. 

Relisant La fausse parole heureusement republié par Georges Monti aux éditions Le temps qu’il fait en 1979, 2002, et en 2022 avec une troisième édition (augmentée de La radio internationale et le silence totalitaireOutre-écoute 1955Outre-écoute 1957Trois bulletins d’écoute), on ne peut qu’être troublé de ce qu’il décrit (en 1953 !) notamment dans le chapitre « Le peuple des télécommandés ». Armand Robin pressentait ce qu’allait devenir, après l’apparition de la radio puis de la télévision, le terrible envoûtement de l’Internet et les difficultés à réguler une information désormais horizontale, fragmentée et donc manipulable à l’échelle mondiale. Elle permet de forger des vérités approximatives (algorithmiques et statistiques) générant le malentendu, plus expéditif et socialement plus viable… Dérives déjà pointées par le regretté Roger Dadoun en 2005 dans un article (« Armand Robin, anarchiste de la grâce ») pour un numéro de la revue Réfraction hier et aujourd’hui :
« Les dévergondages, insanités, commérages, cuistreries, avilissements, obscénités, bouffonneries et autres décervelages qui sont le pain quotidien des médias actuels, télévision en tête, dénoncés ou vivement pressentis par Armand Robin, justifient, outre-mesure, que nous fassions appel et rappel de ce penseur et poète de La Fausse Parole et du Temps qu’il fait, pour tenter d’imaginer une « poiétique » de la parole et de l’expression – artistique, politique, psychanalytique, érotique, etc. – susceptible d’irriguer, à vif, le grand cadavre mort du monde moderne ».

Le peuple des télécommandés

Toutes les machines à dompter les mots vinrent loger chez moi, déchaînant les paroles, les arrêtant, les pétrifiant, les barattant, les gommant, les superposant, les précipitant en avant ou leur imposant de se hâter à rebours. En la même seconde, à volonté, le portugais devenait ukrainien, le suédois macédonien, et cela indéfiniment, selon tous mes plaisirs. Non-grammaire, non-syntaxe, non-langue m’étaient sans fin dispensées en tout langage par ces engins qui, plus que moi, logeaient chez moi, insolents dessus mon lit.

Et j’entendais toujours, à des mois et à des années d’intervalle, les mêmes déferlements d’immenses nappes verbales. Jamais aucun espoir de rencontrer une parole évadée, sauvée. Des univers géants de mots tournaient en rond, s’emballaient, s’affolaient, sans jamais embrayer sur quoi que ce fût de réel. On était en plein « idéalisme », au pire sens de ce terme. En remettant en marche les machines à parole, je connaissais ce genre de malaise que, dit-on, éprouvent les psychiatres devant leurs malades.

Comment à la longue ne pas percevoir que j’avais affaire à un monde ensorcelé, au sens le plus strict de ce terme ? Toute une importante partie du genre humain, à travers les propagandes radiodiffusées jour et nuit pendant des années et même des dizaines d’années sous une forme où jamais rien ne change, m’apparaissait avoir été à un certain moment soudainement saisie, figée sur place, condamnée à la répétition permanente et automatique des propos qu’elle tenait à l’instant où elle fut surprise, impuissante à jamais sortir du cercle des maléfices ; par surcroît, lorsque je quittais l’écoute des radios, je rencontrais quotidiennement des personnes de ma connaissance que je ne reconnaissais plus, car sitôt après les formules de salutation et de « plaisir de se revoir » j’entendais tomber sur leurs lèvres, telles les gouttes d’une trop grossière pluie, des paroles téléjetées. Une coagulation de tout le réel en des grottes mortelles, une gélification de toute la vie en féeries glaciales, en stalactites et stalagmites aux effrangements desquels bouge en un va-et-vient de halos inquiétant on ne sait quelle matière extra-humaine, voilà ce qui, à travers ces gigantesques épandaisons de mots, me semblait universellement tenté. Le tam-tam de l’incohérence mentale résonne jusque dans le plus reculé village ; on voit dans les hameaux les envoûtés se grouper, se mettre en marche avec des pas mécaniques, scandant en somnambules les formules destinées à les tenir en état d’aliénation ; on les laisse se déplacer en objets magiques ; on se contente de se garer d’eux.

Pour me distraire, je convoquai chez moi la machine à voir. Elle vint, luisante et avenante. Jeunette encore, elle se tenait modestement. Elle commit pourtant, sans tarder, quelques imprudences qui m’instruisirent.

L’engin à images ne fait, pour l’instant, que plaire ; mais, si peu qu’on y réfléchisse et qu’on ait en l’esprit le conditionnement d’ensemble de cette époque, il est logiquement appelé à servir de redoutables opérations de domination mentale à distance ; il ne se peut pas qu’à travers lui ne soient tentés des travaux visant à dompter, à magnétiser de loin des millions et des millions d’hommes ; par lui, une chape d’hypnose pourrait être télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux, et cela presque subrepticement, sans que les victimes cessent de se sentir devant d’agréables spectacles.

Et même, sous les formes où cette machine est présentement utilisée, il se passe déjà quelque chose d’étrange : les boutons de commande permettent à tout instant de rejeter à leur originel tohu-bohu de lignes et de points toutes ces images que d’autre part par ces mêmes boutons on compose si commodément ; ce visage jeté de loin sous vos yeux, à la fois véritablement présent et véritablement absent, on le rend à volonté très proche ou très lointain, stable ou fluant, précis ou flou, obscur ou lumineux, et même on peut le laisser aller à la dérive, changé en on ne sait quel tissu que les ondes entraînent en un frissonnement incessant ; somme toute, démonstration vous est faite que le réel est décomposable ou recomposable à volonté, qu’il n’existe pas en tant que tel et que donc le voir naturellement n’a aucune valeur, pis, qu’il n’accède à une existence toujours remise en question que s’il a été au préalable construit par des hypersavants qui le peuvent à tout instant tordre, agiter, bouleverser, brouiller, de toutes les façons.

La propagande obsessionnelle tend à persuader qu’il n’y a qu’avantages à ne plus entendre par soi-même ; la machine à regarder peut servir à créer une inédite variété d’aveugles.

J’allai bientôt plus loin dans mes observations. Cherchant à définir en termes exacts, avec réalisme et bon sens, la situation de fait où se trouve une grande partie de l’humanité actuelle, il m’apparut d’une évidence extrême qu’étaient en cours ces entreprises de sorcellerie que leurs instigateurs, par une ruse difficile à démasquer, attribuent au « moyen âge » et aux sociétés dites « primitives ».

« Le moyen âge », « la mentalité primitive », c’est seulement en notre temps qu’ils ont commencé à exister fortement. Toutes les opérations de sorcellerie rêvées jusqu’à une époque encore récente par les esprits dits irrationnels sont maintenant en train d’être réalisées pour la première fois dans l’histoire de l’humanité par les esprits dits « rationalistes », avec l’aide de la science. Les assassins des âmes sont enfin riants et gras de certitude : un outillage hypermoderne, chaque année (que dis-je, chaque jour) davantage hypermoderne, leur donne espoir de réussir à distance, sans fil et sans trace, des millions et des millions de meurtres psychiques, d’amener toute l’humanité à l’aliénation mentale. C’est là, très précisément nommé, un travail d’envoûtement.

La télédiffusion d’univers verbaux destinés à détruire chez des peuples entiers toute faculté de compréhension, les recherches faites en vue de peupler d’hypno-images les écrans des récepteurs de télévision ne représentent vraisemblablement que les premiers aspects de l’œuvre en cours. On est certainement allé bien plus loin déjà dans l’étude des procédés scientifiques propres à décerveler de loin, sans fil et sans trace. Et même, si peu qu’on y réfléchisse froidement, il serait paradoxal qu’il n’en soit pas ainsi.

Des hypersavants ont déjà sûrement commencé à étudier les moyens de secouer à distance, sans fil et sans trace, par électrochocs téléguidés, les tempes des têtes les plus solides, de prendre à distance, toujours sans fil et sans trace, des « films » des pensers restés intacts. Étant donné ce qu’on sait du monde actuel, il ne se peut pas qu’on ne travaille déjà quelque part sur la planète à mettre au point des machines hyperscientifiques dont on se flatte qu’elles pourront être braquées de loin, toujours sans fil et sans trace, selon de très rigoureuses coordonnées, sur les cerveaux restés inentamés lors des précédentes tentatives. Et même l’application pratique a déjà été tentée, certainement. Le dictateur totalitaire ne peut pas ne pas se rêver Zeus tonnant, foudroyant à distance selon son bon plaisir tout esprit indomptable ; il ne peut tolérer l’ombre de l’idée que puisse subsister un homme, un seul homme, capable d’échapper à l’universelle aliénation mentale. L’enjeu de la partie engagée, c’est le triomphe inconditionnel de l’irréel, donc la capitulation inconditionnelle de toute intelligence et sa descente de cercle en cercle jusqu’à ce dernier degré des abîmes, dans lequel sont répétées sans fin, avec grincements de rouages, les formules à jamais inchangeables de la possession.

Dans le courant de la poésie contemporaine Armand Robin est un véritable hapax. Né en Bretagne en 1912, il meurt mystérieusement à l’infirmerie spéciale du Dépôt à Paris le 29 mars 1961. Malade, ayant sombré dans la misère, il avait été arrêté trois jours auparavant. Sur les circonstances de cette mort étrange, personne, depuis lors, n’a pu recueillir un seul témoignage apaisant (voir les éléments disponibles sur l’éphéméride de l’année 1961 sur le site qui lui est consacré). Entre ces deux dates, cependant, un très grand écrivain à la poésie virulente et solidaire des plus humbles avait vécu, ignoré du plus grand nombre, soutenu, si l’on peut dire, par l’amitié et l’admiration de quelques-uns.
Converti vers 1930 au communisme, un voyage en URSS l’en avait radicalement détaché : « À l’origine, mes jours indiciblement douloureux en Russie. Là-bas je vis les tueurs de pauvres au pouvoir… » écrit-il dans La fausse parole. Pour vivre et par vocation de défense de la parole, au lendemain de la guerre, Armand Robin consacre alors ses nuits à l’écoute en vingt langues des radios : « Je perçus que le salut par la création esthétique ne suffisait plus : il fallait ou monter plus haut ou tomber d’une chute verticale dans la mort. Le temps n’allait plus nulle part : un événement dont rien ne parlait avait commencé sur le plan des bouleversements non manifestables ; énorme, il remplissait le siècle. Un nouvel esprit humain était quelque part sur le chantier et tous les bruits qui n’étaient pas le bruit de cette construction n’étaient qu’un épouvantable silence ».
Sa vie pourrait ne se résumer qu’au parcours idéalisé d’un poète anarchiste, traducteur prodigieux et écouteur de radio victime de sa lutte acharnée contre la propagande. Néanmoins les travaux de Françoise Morvan qui préfaça un volume de ses meilleurs textes chez Gallimard (Fragments, 1992) montrent un personnage autrement complexe et intéressant. Auteur de quelques livres marquants : Ma vie vie sans moi (1940), Le temps qu’il fait (1942), Quatre poètes russes (1949), Poésie non traduite I et II (1953 et 1958) – et surtout La fausse parole (1953) – il a depuis sa « redécouverte » en 1979 fait l’objet d’un grand nombre de recherches, publications, traductions qui montrent l’intérêt d’une œuvre extrêmement singulière et son actualité incessamment renouvelée. À l’instar de Walter Benjamin toutes ses intuitions ont été comme soutenues, de l’extérieur, par l’ordre du monde qu’il avait prophétisé. Sur une planète où l’hydre du mensonge pointe ses têtes un peu partout, la stricte et irréfragable probité de la parole d’Armand Robin nous est un guide insigne, une ligne de conduite exigeante et peut-être une raison de ne pas désespérer.
Concernant la postérité éditoriale pour le moins erratique de cet impardonnable (ces êtres d’exception à qui l’esprit bourgeois pas plus que la doxa militante ne pardonne pas), lire la mise au point fort édifiante de Françoise Morvan sur son site ainsi que sur remue.net.

Illustrations : (en médaillon) photographie d’Armand Robin document ©INA / Éditions de MinuitÉditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau