Patrick Corneau

Patrick aime pas mal

(⏱Temps de lecture : 9 minutes) J’aime beaucoup les miscellanées (il m’est arrivé d’en commettre), ces surprises cueillies ça et là selon l’humeur et l’occasion. Le marcheur parisien que je suis a l’impression de poursuivre ses flâneries dans les livres et la littérature (mais pas seulement) en restant confortablement assis sur son canapé… Ce petit livre de Virgile Stark est un ravissement. Les Miscellanées d’un bouquineur150 curiosités du livre, de l’écriture et des bibliothèques – est un voyage, une récréation instructive dans le monde du livre : son histoire, ses techniques, son langage, ses exploits, ses bizarreries, ses horreurs et ses merveilles. De page en page, d’une curiosité à l’autre, il nous transporte dans tous les pays, à toutes les époques, sous tous les régimes et sous tous les cieux. Il nous fait visiter la bibliothèque du Titanic, celle du fils de Christophe Colomb ou celle du Général de Gaulle ; il évoque les boites vertes des bouquinistes de Paris, le « quartier latin » de Tokyo ; il donne la taille d’un format in-octavo, ou celle du plus petit livre du monde ; il montre le Bibliothécaire d’Arcimboldo et les livres jaunes de Van Gogh ; il nous livre les manies bibliophiles de quelques singuliers dévoreurs de livres comme Stanley Kubrick (en prêtait et perdait de nombreux), Hitler (prétendait en lire un par nuit), le bibliothécaire florentin Magliabechi (ne lisait que les préfaces et les tables) ; il parle aussi d’autodafés, de censures, de grimoires, de coquilles et de mystères. 
Tour à tour grave ou léger, l’auteur passe du coq à l’âne, sans autre fil directeur que le livre et ses innombrables expressions dans la civilisation humaine. Mais au-delà de cette apparence désinvolte et désordonnée, ce condensé ludique de savoir et de culture pourrait prétendre à figurer dans toutes les bonnes bibliothèques.
Umberto Eco (50 000 volumes possédés !) rêvant d’une bibliothèque mystérieuse, lieu de promenade infinie, disait : « On a l’habitude de croire qu’on entre dans une bibliothèque pour chercher un livre. Pas vrai. Oui, on commence par ça, mais ce qu’on cherche vraiment, c’est l’aventure. »
Cadeau idéal pour un/une lecteur/lectrice impénitent(e).

Patrick aime assezDans le même esprit sauteur du coq à l’âne ou de l’inestimable pas de côté qui offre la vision décalée laquelle permet de mieux voir les êtres et les choses (en s’attachant aux à-côtés plutôt qu’au face à face frontal), voici Portraits clandestins de Daniel de Roulet. Dans ce recueil l’écrivain genevois (né en 1944, auteur d’une trentaine de livres dont une douzaine traduits en allemand) a rassemblé vingt trois portraits d’écrivaines et écrivains des trois derniers siècles puisés dans notre patrimoine littéraire occidental. Abordés par des angles inédits, souvent comparatifs, entre l’œuvre ou la vie de l’auteur et notre réalité, ces portraits dérivent le plus fréquemment d’une anecdote personnelle, d’une rencontre inattendue, d’un projet déambulatoire (Daniel de Roulet est un marcheur impénitent). Ces courts essais évoquent des vies dans lesquelles l’écriture a joué un rôle décisif si ce n’est exclusif : de Stendhal et Marcel Proust à Annemarie Schwarzenbach, en passant par Robert Walser, James Baldwin ou encore Agota Kristof. Clandestins, ils le sont parce qu’il s’agit de portraits écrits sans se prévaloir d’aucune autorité universitaire ou académique. On est séduit par les formes critiques originales que développe Daniel de Roulet : une admirable lettre fictionnelle adressée par Frieda Mermet à Robert Walser reclus dans l’asile de Herisau, un poème en forme d’itinérance sur Roud, une prose coupée pour Raymond Carver, des lettres envoyées à Starobinski peu de temps après sa mort et à Roger Vailland, pour ses cent ans. On pourra donc lire ces portraits clandestins pour parfaire sa connaissance d’une œuvre ou pour en découvrir d’autres. Comme le signale Nathalie Piégay : « Toujours on sera renvoyé à ces questions : qu’est-ce qu’il en est de la vie, pour un écrivain, de sa vie ? Est-ce un matériau ? Ce dont il voudrait se défaire ? Ce qu’il veut intensifier, comprendre, exalter ? Ou plutôt ce qu’il veut sublimer, racheter, sauvegarder ? Est-ce que l’écriture rend l’existence clandestine ? » A lire Daniel de Roulet, cela se pourrait…

Patrick aime pas malEn complément de la belle évocation du séjour de James Baldwin en Suisse par Daniel de Roulet, il faut absolument lire le témoignage surprenant qu’en a donné l’écrivain américain dans un texte flamboyant que publient les éditions Zoé le 3 mars prochain. 
Situons l’affaire. Été 1951 : James Baldwin est le premier Noir qui séjourne à Leukerbad dans le Haut-Valais. Les enfants lui crient « Neger ! », les gens se retournent sur son passage : qui est cet Américain qui ressemble aux indigènes d’Afrique dont on finance la conversion, à l’église ? Dans Un étranger au village, texte virtuose et puissant initialement publié en 1953 dans Harper’s Magazine, Baldwin faisait résonner le sentiment de racisme primaire qu’il éprouve avec la rage et l’humiliation des Noirs aux États-Unis. Lors de l’été 2014, Teju Cole, écrivain d’origine nigériane vivant dans le Massachusetts se rend en résidence littéraire à Zurich, puis à Leukerbad sur les traces de Baldwin. Lui n’est pas dévisagé dans la rue, les enfants n’essaient pas de toucher ses cheveux ; mais des émeutes viennent d’éclater dans la ville américaine de Ferguson, après l’assassinat d’un Afro-américain de 18 ans, Michael Brown, par un policier blanc. Dans Corps noir, Cole entame un dialogue avec Baldwin. Soixante ans les séparent, un lieu les réunit, et même si les choses ont bien changé, le racisme persiste. Un livre d’une brûlante et désolante actualité, hélas !

Patrick aime beaucoup !Si vous ne deviez, ne pouviez lire qu’un seul livre en 2023 (quel châtiment !), sans hésitation je désignerais cette réédition de Les impardonnables de Cristina Campo chez Gallimard dans la collection « L’Imaginaire ». Titre admirable et pages d’une rare incandescence, ce livre culte (!) réunit une part essentielle de l’œuvre d’une écrivaine qui a peu écrit (elle déclarait qu’elle aurait voulu écrire encore moins) et peu publié. Mais quelle grâce, quelle saisissante luminosité émane de sa prose ! Qu’elle explore les contes de fées, Les Mille et Une Nuits, le chant grégorien, l’art du tapis ou qu’elle consacre sa méditation à Chopin, Tchekhov, Proust ou Borges, c’est toujours la même splendeur d’une prose où comme dit Gérard Macé dans sa préface : « la méditation n’empêche pas la poésie, mais la favorise ». Bernard Simeone voyait en elle une « trappiste de la perfection » tandis que Pietro Citati écrivait : « C’était une créature de feu, violente, extrême, pleine d’ardeur chevaleresque, une Clorinde qui ignorait la prudence et les moyens termes. Elle vivait au milieu des contraires : espoir et désespoir, passion et mépris, fureur et douceur ; et elle ne trouvait une sorte de paix que dans l’intensification de ses propres contradictions ». Cristina Campo qui avait lu et traduit Simone Weil – qu’elle admirait inconditionnellement – aspirait à une parole nourricière dont chaque mot aurait été soupesé avec délicatesse. Considérant que notre profondeur d’attention est à la fois « le noyau de toute poésie » et « le seul chemin vers l’inexprimable, la seule voie vers le mystère », elle a su porter son regard plus loin que les décrets du visible. J’aime sa définition de la poésie dont la profondeur fait (ou laisse à) penser : « la poésie n’est pas autre chose que le respect pour la signification théologique de la limite ». Animé par une passion ardente et une sensibilité subtile pleine de sprezzatura (attitude qu’elle éclaira et incarna magistralement), Les impardonnables fait partie des quelques livres impérissables qui sont bien plus que des livres de chevet : des livres de vie*.

Patrick aime pas malCertains petits livres pèsent plus qu’il ne semble… Ainsi chez Fario « la Bibliothèque des Impardonnables** » est consacrée exclusivement au domaine poétique de langue française. Créée en 2017 par Max de Carvalho, elle fut initialement conçue au rythme de saisons assemblant plusieurs voix, et recueillies dans un coffret. Après une mise en sommeil de quelques années, la collection reprend vie avec des mini-volumes qui paraîtront désormais séparément (de deux à quatre par an) au format de poche, présentés sous étui. Voici les deux derniers parus en janvier :
Le Chemin de sable de Sabine Sicaud (1913–1928) : son unique recueil (magnifique ET bouleversant) ;
Blocus sentimental ou L’Hiver qui vient de Jules Laforgue (1860-1887) : ses « derniers vers » où culminent plusieurs sommets de l’art laforguien.

Terminons cette chronique avec deux livres d’amis.

Patrick aime assezAprès deux titres plus récents, vrai plaisir de retrouver la prose si délicate d’Alain Lévêque dans ces Carnets 1988-2002 réunis sous le titre Pour ne pas oublier qui avaient paru à La Bibliothèque en 2014. 
Tels les flocons de neige du dicton zen, pas un mot  qui ne tombe à sa place pour dire cet absolu qui dépasse tout langage : « Le dehors, ou le réel, ou la vie, de quelque nom qu’on l’appelle ». Pour ce faire, le poète n’a qu’une règle : « Touche sans peser, touche. Coupe tes griffes. » Et quel talent pour parler des oiseaux ! Sans griffes certes mais avec la pupille rondement béante d’un chat plus ou moins ornithologue… Dix-sept notes où quelques oiseaux, un poète japonais, un haïku, un bois de pin, Bonnard, une rue, sont prétextes à de courts exercices spirituels – autrement dit cette chose diablement vivante, divinement troublante que de pompeux poètes appelle la « présence ». Soit une invite par le truchement des mots à arpenter, habiter une forme mentale de jardin zen… 

Patrick aime assezJe ne sais pas comment fait Paul Lambda pour être si prolifique puisqu’il n’écrit rien qui ne dépasse une ligne ou deux ! Mais il faut croire qu’il le fait souvent, ce qui – comme la goutte d’eau de la stalactite – finit pas faire des petits livres-colonnes d’une rare densité…
Après avoir publié au Cactus Inébranlable deux recueils de notes et divagations, L’horizon se fait attendre (2019) et Le désespoir, avec modération (2021), ainsi qu’un recueil de 5014 citations à siroter, croquer, injecter ou infuser, Le cabinet Lambda (2020), voici son dernier opus : Les icebergs de la mélancolie – titre comme on l’imagine qui me fait chaud-froid au cœur… Last but not least, ces quelques icebergs (sans doute rescapés de la terrible collision avec le Titanic) sont préfacés par l’excellent Jean-Pierre Georges qui, à propos de cet « art du bref, du vif, du rayon de soleil sous l’averse, de l’apparition-disparition » considère très affinitairement notre auteur comme « un sceptique : souriant (voire moqueur, sinon impitoyable), sur la corde raide, comme beaucoup de consciences sagaces, ayant l’air de dire… non, il s’en est fallu de peu, mais je ne suis pas tombé, j’avais mon ombrelle. » Et notre préfacier de conclure : « Dans cet exercice périlleux de navigation à vue en « monde flottant », les icebergs sont chauds, froids, hostiles, bienveillants, de toutes les tailles et de toutes les couleurs de l’humour, avec tout de même une prédilection pour le… noir : l’humour noir pour répondre aux questions ultimes quand il n’est plus possible de reculer. Comment mener une vie tranquille dans l’œil du cyclone ? Eh bien, peut-être, réponse ICI, entre grâce et fulgurances. »
Certes, Paul Lambda n’est toujours pas traduit en japonais mais il serait dommage – en attendant qu’il le soit – de ne pas mélancoliser avec ses icebergs.

* Il y a fort à parier que l’ayant lue, vous chercherez fébrilement ses autres écrits – il y en a peu : Le Tigre absence (Arfuyen, 1996), Entre deux mondes (Ad Solem, 2006), La noix d’or, un choix d’écrits arrachés à l’oubli et les Lettres à Mita aux éditions Gallimard, collection L’Arpenteur.
** En hommage justement à Cristina Campo qui désignait par là les poètes, les artistes. Sans conteste, la plus belle définition que l’on en ait jamais donné. Et la plus inaccessible.

Les Miscellanées d’un bouquineur150 curiosités du livre, de l’écriture et des bibliothèques de Virgile Stark, éditions Les Belles Lettres, hors collection, 2022 (17,70€).
Portraits clandestins de Daniel de Roulet, préface de Nathalie Piégay, Nouvelle collection Langages, éditions de la Baconnière, 2023 (20€).
Leukerbad 1951/2014 – Un étranger au village de James Baldwin, Corps noir de Teju Cole, textes traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq (« Un étranger au village ») et Serge Chauvin (« Corps noir »), éditions Zoé, mars 2023 (15€).
Les impardonnables de Cristina Campo, collection L’Imaginaire, traduit de l’italien par Francine de Martinoir, Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, préfaces de Violaine Huisman et Gérard Macé, éditions Gallimard, 2023 (12,50€).
Le Chemin de sable de Sabine Sicaud, la Bibliothèque des Impardonnables, éditions Fario, 2023 (12€).
Blocus sentimental ou L’Hiver qui vient de Jules Laforgue, la Bibliothèque des Impardonnables, Fario, 2023 (12€).
Pour ne pas oublier – Carnets 1988-2002 d’Alain Lévêque, éditions de La Bibliothèque, 1994 (14€).
Les icebergs de la mélancolie
, préface de Jean-Pierre Georges, éditions Cactus inébranlable, 2023 (10€). 
LRSP (livres reçus en service de presse sauf pour les deux derniers envoyés amicalement).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique – dans le billet : « Bibliothèque pour Claude Lévi-Strauss », installation de Markus Hansen (2021), Musée de la Chasse et de la Nature – Paris, photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Les Belles LettresÉditions de la BaconnièreÉditions ZoéÉditions GallimardÉditions FarioÉditions de La BibliothèqueÉditions Cactus inébranlable.

  1. A cause de vous mon budget « livres » a augmenté au-delà du raisonnable et mon temps dévolu à la lecture affecte ma vie familiale et professionnelle.
    Si je pars en retraite maintenant j’aurai plus de temps mais moins d’argent. Chienne de vie.

    1. Patrick Corneau says:

      Je compatis. C’est un dilemme cruel, un choix cornélien… N’y a-t-il pas néanmoins une option « en même temps » qui sauverait la mise ? 😉

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