(⏱Temps de lecture : 9 minutes) Musardons, musiquons, blablatons autour de Tár le film de Todd Field. Film hautement musical mais pas seulement, extraordinairement visuel et richement sensuel.
Il est connu qu’en astronomie oculaire (à l’œil nu), on augmente la sensibilité visuelle en pratiquant la vision décalée : une technique permettant de voir des objets peu lumineux en regardant non pas directement mais légèrement à côté d’un astre.
On voit mieux les choses (les humains notamment) en s’attachant aux à-côtés qu’en les regardant frontalement. Nous ferons ainsi avec Tár.
Dans un restaurant chic de Berlin Lydia Tár converse avec Andris Davis, le chef d’orchestre auquel elle a succédé à l’Orchestre philharmonique de Berlin, celui-ci déclare. : « Schopenhauer measured a person’s intelligence against their sensitivity to noise. » (« Schopenhauer mesurait l’intelligence d’une personne par rapport à sa sensibilité au bruit »).
Reportons-nous à Schopenhauer himself :
« Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée. Aussi lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence du propriétaire. Celui qui fait claquer habituellement les portes, au lieu de les fermer avec la main, ou qui le tolère dans sa maison, est non seulement un homme mal élevé, mais encore une nature grossière et bornée. “Sensible” en anglais signifie également “intelligent“, et ce sens-là procède d’une remarque très fine et très juste. Nous ne serons complètement civilisés que le jour où les oreilles seront libres, elles aussi, et où l’on n’aura plus le droit, à mille pas à la ronde, de venir troubler la conscience d’un être qui pense, par des sifflements, des cris, des hurlements, des coups de marteaux ou de fouets, des aboiements etc. Les Sybarites bannissaient hors de leur ville tous les métiers bruyants ; et la respectable secte des Shakers, dans le nord de l’Amérique, ne souffre aucun bruit inutile dans les villages ; on raconte la même chose des frères moraves*. »
Avant de méditer cela, signalons que Lydia Tár est extrêmement sensible aux bruits, percevant la nuit (elle est insomniaque) les sons les plus ténus dont on ne sait s’ils sont réels ou hallucinés : le tic-tac-tic-tac d’un métronome, les deux tons de ce qui pourrait être une alarme, un ronflement continu qui ressemble à celui d’un réfrigérateur, etc. Réactions aux bruits d’ambiance humains et non-humains : chuchotements, fredonnements, sifflotements. Mâcher et claquer les lèvres. Une bouteille d’eau en plastique pressée et froissée. Le bruissement grossier d’un sac à provisions ou d’une boîte de pop-corn dans un auditorium par ailleurs calme. Le tremblement d’une table basse provoqué par une jambe hyperactive (explication plus bas). Le double-clic d’un stylo à bille. La basse étouffée d’un téléviseur en survolume couplée au martèlement des pas de quelqu’un marchant dans l’appartement du dessus. Le particulier devient le général, dans la tête de Lydia Tár les bruits se combinent en un mélange assourdissant, comme un orchestre sauvage qui tente sans succès de s’accorder, de se synchroniser…
Cette « exaltation » anormale de l’acuité auditive s’accompagnant d’une sensation pénible, voire douloureuse aux sons de l’environnement s’appelle hyperacousie ; elle peut altérer la vie quotidienne : affectation de la vie sociale, repli sur soi, irritabilité, surprotection auditive, incapacité professionnelle, etc. Pour une musicienne comme Lydia Tár c’est un « pharmakon », un poison et un remède, une souffrance et un adjuvant, un cauchemar et une source d’inspiration. Elle joue les deux notes de l’alarme sur son piano, en trouve l’intervalle, la cadence et s’en sert pour démarrer une nouvelle composition. Mais on peut aussi penser que cette pathologie associée à d’autres facteurs contribuera à son effondrement mental, à sa chute.
Il y a de la musique. Il y a de la musique partout, tout le temps. Son mystère est que nous l’entendons mais que nous ne la comprenons pas, nous n’y entendons rien au sens intellectuel du terme. Ce qui la sauve quelque part, car si nous comprenions ce « langage muet », nous ne nous comprendrions pas les uns les autres quand nous voudrions l’exprimer, c’est-à-dire énoncer quelque chose à son sujet. Ce paradoxe fait de la musique un objet transitionnel, un quasi-objet sur lequel chacun s’accorde, quel que soit son point de vue, et qui établit instantanément chez celui qui l’investit la reconnaissance de tous les autres dans l’évidence d’un percept. La musique est bien l’objet le mieux partagé du monde, sa « vulgarité » convient à tant de gens (les fins et difficiles comme les autres) d’où ses vertus unificatrices – c’est même un des vecteurs les plus puissants de la mondialisation – et surtout : sédatives. On dit qu’elle est le médicament générique de l’humanité…
Et de fait, plus le monde va mal, plus la musique devient un recours pour le supporter – peut-être même est-elle désormais addictive.
Dans son magistral ouvrage Pourquoi la musique ? (Fayard, 2017), Francis Wolff consacre une partie importante de son analyse à « Ce que nous fait la musique » découplée en deux chapitres : « Ce que la musique fait au corps » et « Ce que la musique fait à l’esprit ». Ce parti pris d’aborder le « mystère » de la musique par le faire, par ses effets, par ce qu’elle fait bouger en nous, notre corps (danser), notre esprit (émotion) me paraît cardinal. Cela coupe court à toutes les discussions plus ou moins oiseuses et interminables sur la beauté de la musique et la valeur esthétique de telle ou telle œuvre. Wolff remarque pertinemment que « le concept de beauté souffre de deux confusions. On confond le jugement de beauté avec l’attribution d’une valeur absolue à une œuvre d’art ; et on confond la beauté d’un objet avec l’émotion esthétique qu’il nous apporte. Or les trois termes peuvent être distingués et doivent l’être. »
Ceci dit et pour revenir au corps, il n’est pas déplacé de définir la musique (toutes les musiques) comme se ramenant à n’être finalement que des « good vibrations », des vibrations plaisantes, réconfortantes, voire jubilatoires jusqu’à nous donner un sentiment physique de vertige et nous transmettre ce « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » dont parlait Rimbaud. Un wagnérien, un admirateur de Hildur Guðnadóttir ne me démentira pas.
Dans son bel et vaste appartement berlinois Lydia Tár retrouve sa compagne Sharon (la première violoniste du Philharmonique), celle-ci très tendue, très angoissée car son cœur « bat à plus de cent » et elle ne trouve pas son médicament (un bêtabloquant). Lydia va le lui chercher dans la salle de bain, lui fait prendre avec un verre d’eau ; la conversation reprend, plus détendue. Lydia va dans son bureau, prend un 33 tours, le place sur la platine du salon. « Ralentissons les choses à soixante battements par minute… » dit-elle. Elle prend Sharon dans ses bras et elles dansent lentement, langoureusement au son de Here’s That Rainy Day par Al Kay**. Quelques rapides baisers sont échangés, Sharon retrouve le sourire…
Il a suffi d’accorder les corps enlacés au rythme alenti d’une sirupeuse mélodie (les feulements des trombones du New Trombone Collective sont d’une sensualité irrésistible) pour que la musique fasse baisser les palpitations de Sharon (son cœur est passé d’un tempo presto à un adagio !). La musique ne les fait pas seulement vibrer. Elle les transporte. Nulle part. Mais puissamment.
Une sagace critique*** a très justement fait remarquer que l’on « pourrait consacrer un visionnage de Tár à l’observation exclusive des mains de Cate Blanchett. » La manière virevoltante et virtuose avec laquelle l’actrice les utilise est non seulement une manière de montrer que l’interprétation tient du travail manuel mais que la main est la partie émergée de l’iceberg-corps sans lequel, rien dans ce film, n’a de sens.
Dans l’interview avec le journaliste du New Yorker qui ouvre le film, la cheffe est on ne peut plus explicite sur le rôle des mains dans la maîtrise du temps musical :
« Ma main gauche cadre, mais ma main droite, la main seconde, marque le temps et le déplace vers l’avant. Cependant, contrairement à une horloge, parfois elle s’arrête… ce qui signifie que le temps s’arrête. L’illusion est que, comme vous, je réponds à l’orchestre en temps réel, et je prends une décision au bon moment pour redémarrer la chose, ou la réinitialiser… ou jeter complètement du temps par la fenêtre. La réalité est que dès le début… je sais exactement quelle heure il est, et le moment exact où nous arriverons à destination ensemble. »
Développons : la gauche c’est le mouvement implacable des choses, dont on reconnaît la puissance et la légitimité dans son ordre ; la droite, c’est la liberté de l’esprit, lequel proclame qu’un écart ou une exception peuvent toujours être envisagés par rapport au rythme, au tempo, à la norme, à la tradition… Résumons : ce que ça dit versus comment ça le dit.
Miracle donc que cette main qui, au début d’une master class à la Juilliard School, s’agrippe discrètement au bras d’un fauteuil pour arrêter un léger tremblement ; se pose sur la cuisse frénétiquement agitée de Max, l’étudiant noir et queer, qui refuse de s’intéresser à ce vieux misogyne blanc de Bach (« Honestly, as a BIPOC pangender-person, I would say Bach’s misogynistic life makes it kind of impossible for me to take his music seriously »). Mains que Lydia lave compulsivement ou purifie au gel hydroalcoolique et qui viennent appuyer chacun de ses propos de gestes étonnants : caresser une partition, chasser des poussières imaginaires de sa veste sur mesure, prendre le pied de Petra, leur petite fille adoptée pour qu’elle s’endorme. C’est l’une de ces mains qu’embrasse une jeune violoncelliste reconnaissante, comme à un prêtre ou un parrain de la mafia. Main qui se transforme en pistolet, onomatopées à l’appui, pour recadrer ses musiciens lors d’une répétition.
Il y a fort à parier que cette main-artiste**** déjà récompensée à la Mostra de Venise, aux Golden Globes, le sera sans doute bientôt aux Oscars pour le prix de « meilleure actrice***** » dans un film par ailleurs nommé dans les catégories « meilleur film », « meilleure réalisation », « meilleur scénario », « meilleur montage » et « meilleure photo ». Tár témoigne de la persistance du cinéma d’auteur et donc d’une certaine biodiversité intellectuelle dans le milieu très uniforme du cinéma mainstream, le public et la critique l’ont plébiscité, espérons qu’Hollywood suivra…
Je n’ai pas parlé de l’« ogresse», du sentiment de puissance (et de son impunité) exercé par l’individu au sens emphatique, du harcèlement moral et de la prédation sexuelle, de l’après-#MeToo, de l’anti-wokisme, sujets brûlants sur lesquels les gazettes ont abondamment disserté. Ni ne commenterai l’épilogue, car il y a un « après » la chute, un rebond qui doit garder son mystère comme la personnalité de Lydia d’ailleurs, sans quoi le film n’existerait pas. Autant de facettes d’une œuvre kaléidoscopique, génialement polyphonique (échappant par là au sommeil du manichéisme) et ultimement belle – car pour reprendre la formulation de Francis Wolff, ce que nous nommons ordinairement « la beauté » surgit lorsque la diversité multidimensionnelle des causes ou des éléments que nous percevons dans un discours, une création s’équilibre avec son unité.
Pour information – parce qu’une œuvre obsédante pousse à ce genre de curiosité : le scénario de Tár est accessible en anglais sur Internet.
* Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Suppléments au livre premier, chap. III. — « Sur les sens », trad. Burdeau, Presses Universitaires de France, 1966.
** Que la musique de jazz ou musique dite légère soit réservée au domaine de l’intime (le cœur et le corps sexuel) et le répertoire de Gustav Malher à l’expression institutionnelle du pouvoir, d’une forme de puissance par l’expertise musicale-instrumentale n’est pas trivial…
*** Marie Sauvion dans Télérama du 24/01/2023.
**** Pour nous qui vivons aujourd’hui dans une infosphère, rappeler l’importance de la main n’est pas indifférent : nous ne manipulons pas ou plus les choses qui sont passivement présentes à nous, mais nous communiquons et nous interagissons avec les infomates qui agissent et réagissent eux-mêmes en tant qu’acteurs. Par ailleurs, cette main qui bat le temps nous rappelle aussi combien notre époque a perdu sa cadence : une dyschronie fait vibrionner le temps tous azimuts occasionnant divers troubles et faux ressentis temporels (l’insomnie de Lydia est l’expérience de la durée vide, d’un temps non articulé, non orienté).
***** Cate Blanchett (regard d’acier d’une infinie douceur) tout simplement sublime pour incarner la dignité dans l’adversité, l’échec ou la plus absolue déchéance (voir Blue Jasmine de Woody Allen).
Illustrations : (en médaillon) photographies extraites du film TÁR ©Universal Pictures / Hildur Gudnadóttir – « Mortar » (from TÁR) par le London Contemporary Orchestra – « Here’s That Rainy Day » par Al Kay & New Trombone Collective ©Deutsche Grammophon, 2022.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Billet très intéressant. Merci ! Je vais aller voir ce film. Dans un autre registre, je suis allé hier soir voir Divertimento, récit du parcours musical de deux jeunes filles de banlieue issues de l’immigration maghrébine. Rien à voir, bien sûr, avec Tàr sauf peut-être cette idée que la musique peut pénétrer chaque âme au plus profond. Merci, cher Patrick Corneau, pour tous ces billets toujours inattendus et toujours bien venus.
Merci pour l’évocation de Divertimento que je vais aller voir, parcours magnifique qui corrobore l’idée de musique comme quasi-objet rassembleur (comme le ballon de football !) aux vertus unificatrices. Merci aussi pour votre fidélité, 🙂
Excellent film.
J’espère qu’il sera récompensé pour de bonnes raisons. Et non pas parce qu’il met en scène une femme lesbienne qui accompagne à l’école la fille métisse de sa compagne en se présentant comme son papa (la scène où elle engueule la petite fille devant l’école).
Mais il est courageux en ces temps « éveillés » d’avoir une héroïne homosexuelle qui n’est pas présentée comme une victime mais comme un personnage ambigu, subversif, manipulatrice, avide de pouvoir.
Ce film vient renforcer mes stats personnelles à savoir que 80% des films font évoluer sur l’écran une femme très belle qui souffre. Pour changer je suis à la recherche d’un film où je verrai une femme laide vivre des moments très heureux.
D’accord avec votre analyse sur le « courage » de ce film. Concernant votre recherche d’un film où l’on verrait « une femme laide vivre des moments très heureux » c’est un casting hautement improbable mais on peut, un jour, être surpris…
🙂