Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Quand j’ai lu Noémi Lefebvre pour la première fois, j’ai senti quelque chose de rare chez un bibliophage – une sorte de crainte et tremblement qui vous saisit là devant la page. Soudain quelque chose d’inhabituel se passe, un courant de haut voltage, une poussée de lave circule dans la langue. Ça fictionne autrement. On arrête de lire, on lève la tête – temps d’arrêt : ça résonne fort en vous… on accuse le coup et l’on repart, on replonge dans le magma. 

Un mot tout d’abord sur le lieu du crime. 
Philippe Hauer qui dirige les éditions Vanloo m’envoie le nouveau numéro de La mer gelée, revue* de création bilingue français-allemand née sur internet en 2000. Titre emprunté à Kafka (« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »). Un numéro manifeste « CHIEN », paru en 2016, puis un numéro « MAMAN » en 2017. Après un coup de froid, un changement d’éditeur et un élargissement du comité de rédaction (Bernard Banoun, Antoine Brea, Alban Lefranc, Noémi Lefebvre, Aurélie Maurin) la revue continue son travail de passeur entre les langues et des voix qui se démarquent du va-tout pohétique. Le jeu de passe entre les idiomes, entre les corps des textes, entre les illustrations et les tours de passe-passe graphiques, mais aussi cette attention à la traduction : tout fait sens dans chacun des numéros. Paraissent « FROID » en 2021, puis « AMOUR » en janvier dernier. « Amour c’est le paradis, on est comme on est, et les fringues, c’est secondaire » annonce l’édito, « Amour, s’envoyer des cartes postales, relier tous ces baisers, ne pas finir comme une plante d’intérieur, ce serait déjà ça. » Ici les voix et les thèmes interpellent par leur éclectisme (« Aller voir ailleurs, aimer un piano, nager loin, photographier des oiseaux en plein vol, être un ramier, avoir une chambre en demi-pension »). Dans cet ensemble où l’on prend des risques, un tremblement particulier à la lecture de deux contributions de Noémi Lefebvre : « Le temps qu’il faut pour devenir un héros » (rigoler en groupe et s’écarter d’un pas), « Ça va pas » (une lettre tendre et irrévérencieuse à un ami mentor).

Qui est Noémi (sans e) Lefebvre ? « Sans travail fixe, permis B. Dernier ouvrage paru : Parle suivi de Tais-toi (Verticales, 2021) » dit laconiquement sa bio en fin de revue. Je me reporte à ce dernier livre. Un extrait, la page 9 : 
— Nous avons lu Deleuze
— Et Foucault
— Mais nous ne sommes pas sûrs d’avoir tout compris
— Qui a compris Deleuze ?
— Et Foucault, putain
— Mais nous avons retenu la notion de société de contrôle
— Nous ne savons pas si c’est une notion ou si c’est un concept
— Nous ne saurions pas dire
— La notion de concept est difficile à saisir
— Et le concept de notion nous pose aussi question
— C’est l’idée qui nous gêne
— Nous nous demandons si ça ne va pas trop loin cette idée de contrôle
— Nous espérons que c’est un peu exagéré
— C’est pas la Chine quand même
— Nous sommes plutôt chanceux par rapport à eux
— Les gens oublient qu’ils sont chanceux par rapport à la Chine
— Là-bas ça rigole pas
— Ici non plus, mais bon
— C’est mieux ici que dans des pays pires
— Nous pouvons donc nous estimer heureux
— Même si c’est objectivement de plus en plus la merde
— Mais moins. Car au moins on a le droit de critiquer
— Contrairement à la Chine
— C’est trop facile de critiquer alors qu’on a le droit
— C’est pourquoi nous nous contentons d’être contents comme ça
— Même si c’est pas drôle, cette société de contrôle
— Non non non, nous n’aimons pas du tout

Cette douce dinguerie qui vient faire vaciller les semblants comme disait Lacan, c’est la bande-son de notre époque dans sa version grinçante. Avec une placidité presque insolente, Noémi Lefebvre fait entendre un sous-commentaire filigranant le discours de la classe moyenne « plus ou moins supérieure ». Sous le convenu et le banal, une étrange inquiétude, quelque chose d’angoissant – d’irrecevable peut-être – nous parvient subliminalement… Vous mettez quelques cadres subalternes en cours de boboïsation chaque soir devant 28 minutes (Arte) ou plus tardivement devant C ce soir (la 5) et vous tendez une oreille indiscrète à leur petite musique domestique, à leur talk-show privé et vous entendez « en off » la prose de Noémi Lefebvre. Une écriture extravagante et déconcertante, jubilatoirement ludique et dissonante, qui bouscule les mots et les idées.

Patrick aime assezAutre tremblement du lorgnon (à peine s’il n’est pas tombé) : Bambine d’Alice Ceresa (effleuré dans ma précédente chronique). 
Avec un regard désenchanté mais d’une précision chirurgicale implacable, et maniant une ironie savamment dissimulée, Alice Ceresa dresse le portrait intimiste d’une famille ordinaire pour mettre au jour la structure profonde de la famille patriarcale et l’aliénation qui inexorablement en découle. Le livre nous offre la description analytique des rapports entre chaque composant de ce corps domestique – un père, une mère et deux sœurs -, du jeu des forces, des tensions et des résistances qui les agrègent, dans le quotidien partagé au fil des années, de l’enfance à l’âge adulte.

Paradoxalement Alice Ceresa a beaucoup écrit mais n’a que très peu publié. Bambine (Einaudi, 1990, Prix Schiller) paraît près d’un quart de siècle après La fille prodigue (1967) et La mort du père (1979) pour clore sa trilogie consacrée à « la vie féminine ». Trois livres qui ont tous retenu l’attention par leur style éminemment singulier. Le travail littéraire d’Alice Ceresa est en effet marqué par la recherche intransigeante d’une langue à même de dire les « aventures individuelles importantes » de son époque – qui sont, comme toute aventure réellement importante, « dissimulées et profondes », encore « en attente d’une identification et d’une systématisation cognitive » précise-t-elle dans la postface de La fille prodigue. Le lien avec le projet littéraire de Noémi Lefebvre est évident, il est est indirectement pointé par le grand Giorgio Manganelli qui observe que dans Bambine, « il n’y a pas de dialogue ni de monologue, mais plutôt un chuchotement hypnagogique, un murmure un peu malicieux, un peu malfaisant – oh, légèrement malfaisant – comme font les enfants. »

Ni Noémi Lefebvre ni Alice Ceresa n’écrivent des livres « féminins » et encore moins « féministes ». On est pas chez Ernaux. L’une et l’autre sont trop intelligentes et maîtrisent suffisamment l’art d’écrire pour savoir qu’à un certain niveau d’ambition littéraire les étiquettes n’ont plus de raison d’être, même si l’inspiration et les projets peuvent avoir à rendre des comptes au sexe de l’auteur(e). Tout est dans la perspective, dans le plan d’interprétation de la réalité où l’on se place. Elles savent que la politique en littérature ne relève pas de l’idée exposée, revendiquée ou imposée mais du jeu des relations, des émotions et de la dynamique des actions. 
Noémi Lefebvre étant une spécialiste des discours idéologiques, de la propagande**, il va de soi qu’elle se concentre sur ce qui court sous les flux de langages les plus ordinaires, ces questions de pouvoir, de domination, de violence et d’inégalité, ces lignes rouges non dites que chacun surveille scrupuleusement. Elle sait aussi débusquer comment les idiosyncrasies que nous sommes luttent pour se maintenir, préserver leur image, leur statut filial, conjugal, social dans la confusion des affects – dans « le monde des nerfs » comme dit Yasmina Reza – par exemple quand une mère et sa fille Martine décident de sortir ensemble et discutent de ce qu’elles vont faire ensemble avant ou après les courses (dans L’enfance politique, Verticales, 2015). D’où ces dialogues prosaïques, rapides et tendus comme dans de la BD, ces phrases sèches échangées et ponctuées par des commentaires sur un ton marqué par une ironie plus ou moins acide. Subrepticement quelque chose affleure dans les embarras du langage, une violence dormante qui imprègne l’histoire familiale, héritée de l’autre histoire, la grande, celle qui a forgé les générations précédentes au feu de sa violence politique et de ses déterminismes : la guerre de 14-18, le maréchal Pétain et l’Occupation, la guerre d’Algérie… induisant des traumatismes enkystés dans des habitus, des jeux de langage (syllogismes plus ou moins absurdes, définitions incrustées, carcans conceptuels, mimétismes pas toujours repérables, etc.). Les gens sont piégés dans l’Histoire et l’Histoire est piégée en eux. 
Il y a chez Noémi Lefebvre quelque chose de Marguerite Duras ou de Nathalie Sarraute, avec une touche de juvénile malice disons… gombrowiczienne : elle est à la fois terrible et tendre, cruelle et fleur bleue, insolente et empathique. Difficile à chacun de ses livres*** de ne pas être happé, stupéfié par cette folie douce qui rôde entre les pages. De même que le style ostentatoirement détaché, neutre, clinique, relevant presque de l’observation éthologique d’Alice Ceresa pour décrire les liens qui nouent les situations familiales d’une inertie sans espoir (qui les porte au bord de la folie****), induit en nous un trouble d’une toute autre nature et profondeur existentielle que les verbiages de
ChatGPT. Nous parlons ici de deux lectures provoquant un « choc » selon la terminologie de W. Benjamin. Choc dont la force réside dans la merveilleuse adéquation des moyens littéraires (des effets rhétoriques voulus et contrôlés) aux fins postulées ou désirées. Choc dont la nature est plus d’ordre cognitif qu’esthétique car il relève plus de l’intelligible que du sensible même si le plaisir physique ou l’émotion ne sont pas absents de ces textes, y compris la beauté (qui n’est pas toujours nécessaire), mais restent circonscrits à des propriétés de second ordre.

* Un jour, il faudra que je dise tout le bien qu’il y a lire les très petites revues (Des PAYS HABITABLES de Joël Cornuault parmi d’autres…), celles qui passent entre les gouttes de la littérature ayant pignon sur médias : supériorité du sur-mesure-cousu-main sur le prêt-à-porter semi-industriel.
** Auteur d’une thèse de science politique sur l’enseignement musical et les idéologies nationales en Allemagne et en France (1994), Noémi Lefebvre s’intéresse, dans le cadre de ses recherches comme dans l’écriture, à la rencontre entre idées politiques et idées sur l’art.
*** Chez Verticales : L’autoportrait bleu, 2009, L’état des sentiments à l’âge adulte, 2012, Poétique de l’emploi, 2018 – La vie comme ça, Joca Seria, 2017.
**** Cette « folie » ou « dinguerie » qui revient dans notre propos n’est-elle pas aussi la part d’imprévu qui dans une œuvre s’équilibre parfaitement avec le prévisible ? D’où cette écriture en tension (swinging ?) entre les deux pôles contraires de la langue (la norme) et le langage (actualisé dans un « style »), le logos et la doxa, le collectif et l’individu, l’Histoire et les vies minuscules…

Revue La mer gelée, numéro AMOUR, collectif, éditions Vanloo, janvier 2023 (18€).
Bambine d’Alice Ceresa, traduit de l’italien par Adrien Pasquali, traduction révisée par Renato Weber (avec une biographie d’Aselle Persoz, une interview d’Alice Ceresa par Francesco Guardiani et une postface d’Annetta Ganzoni), éditions de La Baconnière, 2022 (18€).
Parle suivi de Tais-toi de Noémi Lefebvre, éditons Verticales, 2021 (14€).
L’enfance politique de Noémi Lefebvre, éditons Verticales, 2015 (19€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographies (à gauche) d’Alice Ceresa ©Éditions des femmes et (à droite) de Noémi Lefebvre ©Francesca Mantovani / Éditions VanlooÉditions La BaconnièreÉditions Verticales.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau