Patrick Corneau

Pour Christian Thomsen

« Une particularité qui fait la puissance incomparable de la musique lorsqu’on l’écoute est de nous parler absolument au présent. Pas de place dans ses sons pour l’évocation d’un passé ou d’un futur. Ils sont entièrement situés ici et maintenant et nous obligent, nous qui les écoutons, à nous situer de même. C’est ce qui nous rend souvent si difficile l’écoute d’une œuvre musicale. Sans cesse notre esprit divague dans les souvenirs et les projets, dans les pensées d’autre chose et les rêveries d’ailleurs. C’est aussi, bien sûr, en quoi la musique nous est tellement salutaire. Nous dont la vie est tissée d’absences, elle nous force à être tout entiers dans l’instant.
Plus encore, elle nous oblige à être silencieux, à l’image de son propre silence. Car elle ne nous dit rien, ne nous montre rien.
Elle est là et n’est plus là. Elle s’écoule dans ses sons, sans cesse surgissante, sans cesse mourante. Comme ils semblent apparaître sans raison, les sons disparaissent aussi sans laisser de trace. Rude école pour nous, tellement jaloux de notre identité, de notre postérité. Il n’en est pas de meilleure. » Gérard Pfister, Le Livre suivi de L’expérience des mots (Arfuyen, 2023).

Lisant ce texte si juste sur la musique de Gérard Pfister, un passage m’a particulièrement retenu. Celui où il évoque lors de l’écoute, la difficulté à se rendre présent hic et nunc à la musique : « Sans cesse notre esprit divague dans les souvenirs et les projets, dans les pensées d’autre chose et les rêveries d’ailleurs. » Certes, nous ne vivons jamais cette fine pointe de l’instant qui sépare le pas-encore du jamais-plus où la note surgit, cet “absolu du présent” où la musique se fait avènement permanent. Mais aussi ajouterai-je, parce que le cadre, le décor, les lumières sollicitent puissamment le sens de la vue – sens premier par rapport à celui de l’ouïe. Mille et un détails de la salle, du public viennent parasiter l’attention au flux sonore : le contenant (décorum) repousse incessamment et impérieusement le contenu (la musique). Deux puissances s’affirment et s’opposent : l’image fascine, le son envoûte, lutte d’ascendances… Notre esprit ressemble à ce théâtre dont parlait David Hume « où diverses perceptions font successivement leur apparition : elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations ».
Selon Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience : il n’y a qu’un chemin pour entrer dans une chose, c’est de coïncider avec elle, d’entrer en sympathie avec son essence, d’accompagner au plus près son devenir. En concert, j’ai toujours eu une difficulté avec la chose musicale : je n’arrive pas à focaliser mon esprit sur elle (je pourrais fermer les yeux mais je déteste cela) – alors que je parviens à le faire tout naturellement chez moi, encore plus facilement avec l’écoute au casque (médium du discophile-audiophile) où il m’arrive de connaître des “états de grâce”. Est-ce à dire que la pratique (l’abus ?) de l’écoute domestique en streaming nous rend moins apte à l’écoute en live ? Que l’illusoire liberté du zapping nous fait manquer la force de l’évènementiel : cela a été ? A contrario, pouvoir réécouter à volonté n’est-ce pas réitérer une des formes les plus bouleversantes du plaisir musical (littéraire comme érotique) : celui des commencements – renouveler ad libitum ce que Pascal Quignard désigne comme « l’éclat bouleversant de l’attaque » ?

Il y a peut-être aussi une difficulté liée elle, à la prégnance de la “comédie sociale” qui ne manque pas d’interférer (entre mimétisme grégaire et snobisme élitiste) avec l’exercice très “privé”, parfaitement solitaire (et même plutôt ascétique* si l’on dépasse le simple divertissement) de la musique tant du point de vue de l’auditeur que de l’interprète.
Faut-il rappeler la véritable phobie qu’avait Glenn Gould pour le concert ? Certes, il permet à l’artiste d’éprouver une temporalité spécifique : après s’être abandonné à l’extase, mis à nu dans et par son jeu, celui-ci est brutalement rappelé à la réalité ordinaire, à la trivialité du monde du dehors. Il lui faut supporter le réel du lieu, les remerciements, l’excitation du public et ses débordements** – toux, raclements, soupirs, reniflements, bavardages, applaudissements, cris, etc., ainsi que toute la lourdeur des mondanités marginales. Le temps suspendu redevient temps qui passe. À la différence de celle de l’enregistrement permettant une temporalité circulaire, la temporalité fléchée du concert interdit le retour sur l’“erreur” (irréversibilité du fatal cela a été). Gould tenait en horreur le “public vivant” avec tout son bain sensoriel et émotionnel – le 10 avril 1964, à l’issue d’un concert donné à Los Angeles, il quitta définitivement la scène*** qu’il comparait à une corrida faite d’injustices et de cruautés.

Ces interactions entre la musique et son environnement humain (et non-humain), me sont apparues encore plus évidemment complexes en lisant le Journal de Witold Gombrowicz (Tome II, 1959-1969).
Gombrowicz ayant accepté une offre de la fondation Ford, quitte définitivement l’Argentine en avril 1963 pour se rendre à Berlin où l’attend « une avalanche d’invitations aux concerts, expositions, opéras, représentations, congrès et conférences… » Voici le récit très ironique – mais d’une imparable sinon mortelle lucidité – de son expérience d’auditeur à la nouvelle Philharmonie (conçue par l’architecte Hans Bernhard Scharoun et inaugurée en 1963) :
« La nouvelle Philharmonie, le « Scharoun-Zirkus » comme l’appellent les chauffeurs de taxi – jaune à l’extérieur et à l’intérieur léger et élégant ensemble de plans qui, en même temps que les auditeurs, convergent harmonieusement vers l’orchestre ; de quelque côté que l’on soit, cette architecture s’écoute fort bien et l’on écoute fort bien dans cette architecture. C’est von Karajan qui a inauguré la salle – quelle fête unique ! – en jouant la Neuvième.
L’orchestre, orgueil de Berlin, est « excellent ». Je mets « excellent » entre guillemets, non du tout que j’en doute, mais que seuls les spécialistes peuvent en parler ; le reste – des milliers de gens – doit les croire sur parole. Plus juste serait de dire « on écoute cet orchestre en tant qu’excellent ». Mais comme l’art est un luxe, notre langage, dès qu’il en parle, devient de luxe. On va répétant fièrement : « Non, plus possible d’écouter encore la Neuvième, je la connais par cœur. » Or Dieu m’est témoin que même ici, à Berlin, la Neuvième, eh bien, on ne la connaît qu’à 9 %, guère plus.
Le « prestigieux » quatuor Vegh, écouté tant de fois sur disque, le voilà devant moi sur l’estrade. Plongé parmi les hommes après tant de tête-à-tête avec mon phono, je n’écoute ni n’entends, me bornant à admirer les entrées et sorties de quatre messieurs en habit de gala avec des violons pour ailes, et surtout le métier d’acteur de Vegh lui-même qui arrive à insuffler à son embonpoint naissant un tourment bien étrange.
Henryk Szeryng à la Philharmonie : concerto de Violon avec orchestre pénible. On est choqué par le son débile du violon et par le spectacle des efforts surhumains du Maître pour en extraire des chants, des colères, des folies… quelqu’un qui ne « s’y connaîtrait pas en musique » nous dirait qu’on l’entend à peine. Or que veut dire « S’y connaitre en musique » ? Cela veut dire : distinguer d’une oreille critique les plus subtils faux pas de l’exécution, mais en taire discrètement les défauts flagrants du moment que ceux-ci concernent – risquons la métaphore – l’échiquier même où se joue la partie. Rien à faire : trop faible est le son du violon solo joué dans une grande salle, eût-elle la meilleure acoustique du monde. Si le piano lui-même s’essouffle dans ces espaces, le violon, lui, rappelle alors, humm… un fil de robinet agonisant… Et, du point de vue d’une esthétique moins « exercée », plus naïve, moins compétente, moins professionnelle, il serait peut-être plus supportable que notre artiste, simplement, pissât un bon coup que de voir les sublimes inspirations, la puissance échevelée qu’il infuse au jeu de son violon, transformées en… humm… un maigre filet liquide. Ah ! quelle honte pour l’esprit ! Mais cela est, bien entendu, un point de vue trop naïf et trop peu “exercé.
Avalanche d’invitations aux concerts, expositions, opéras, représentations, congrès et conférences… Berlin se piquerait-il de devenir Paris ? Dans ces conditions, la quantité de Berlinois qui « s’y connaissent en art » risque de croître au même rythme que les automobiles. Mais moi, j’ai conservé ma vieille aversion pour le spectacle et ne crois guère que les queues qui s’allongent devant les guichets puissent amener quiconque jusqu’à l’art, — l’art, il faut le faire soi-même, je veux le voir non pas sur une estrade, mais dans le regard, le sourire, sur les lèvres, dans le langage… »

Witold Gombrowicz ne se paie pas de mots, c’est pour cela qu’on adore ce “bad guy.” Il va de soi qu’« un point de vue trop naïf et trop peu “exercé » est celui de la plupart d’entre nous, simples amateurs, modestes mélomanes mais que, par respect des conventions sociales qui s’attachent inévitablement à la pratique du concert (succédané laïque d’anciens rituels, l’aura attaché au sacré cultuel s’étant transposé au culturel), personne n’ose en pointer la facticité ni dénoncer les failles de ce qui reste (par ailleurs) un bénéfique et recherché signe de “distinction” sociale (“J’y étais”) à défaut de nous « amener jusqu’à l’art » 

* Glenn Gould avait dénoncé la dichotomie entre le pathétique petit cirque social et l’épiphanie que les œuvres sublimes sont supposées provoquer : « La musique doit mener à la contemplation ; on ne peut s’y livrer avec 2 999 autres âmes autour de soi. »
** Keith Jarrett avait en concert les mêmes exigences de “diva” concernant la tenue du public (après la qualité du piano), mais on peut le comprendre : il se livrait à l’exercice hautement périlleux de l’improvisation.
*** Lire à ce sujet En avant la musique ! Glenn Gould (éditions des Équateurs, 2023) portrait inédit dans lequel Lionel Esparza éclaire avec passion et malice quelques facettes de la personnalité atypique et fascinante de ce génie tourmenté qu’était Glenn Gould. Lionel Esparza montre avec justesse ce que la révolution que fut la musique enregistrée et radiodiffusée doit aux idées visionnaires de Glenn Gould concernant l’usage de toutes les possibilités technologiques qu’offre le média électronique.

Nota bene : les lecteurs qui me suivent pourraient faire un lien avec mon avant-dernière chronique et en inférer que, décidément, ce Lorgnon est agoraphobe et même asocial. Ce serait aller un peu vite en besogne… mais peut-être, il est vrai, l’âge venant, devient-on plus sensible aux faiblesses de la sincérité aussi bien qu’aux puissances de l’artifice, aux masques, moins au « grandeurs d’établissement » qu’aux « petitesses d’agissement » avec lesquelles l’être social aime à escamoter le tragique de la vie.

Illustrations : (en médaillon) – dans le billet : dessin de Jean-Jacques Sempé – photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Gallimard.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau