Patrick Corneau

“Ah Drillon !”
Les deux tomes de l’essai autobiographique de Jacques Drillon* (Cadence, 2018 et Coda, 2022) ainsi que les quatre volumes de ses Papiers découpés** (notes) sont un poêle où se chauffer les mains dans l’hiver de l’intelligence qui s’installe (le vrai changement climatique !). Un petit florilège de propos pétillants et revigorants (sa lucidité vitriolée est énergisante !) pour ne pas désespérer :

« Je n’écris pas ce que je pense ; je n’ai jamais écrit ce que je pensais. D’abord parce que j’ai rarement pensé, ensuite parce que l’écrire est trop compliqué, enfin parce que, si je l’avais fait, on m’aurait jeté des pierres, on m’aurait haï, cloué à une porte de grange comme un oiseau de malheur. Je n’ai rien d’un héros, moins encore d’un anti-héros. Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, est à la fois dangereux et vain. Voilà des siècles qu’on la dit, et même qu’on la répète sur tous les tons, le satirique, le pamphlétaire, le romanesque, le théorique, dans des milliers de livres – lesquels ne sont pas lus, ou lus de travers, ou bien encore oubliés sitôt que lus. Je ne m’étonne pas que les plus intelligents, désenchantés les uns après les autres, aient fini par dire n’importe quoi. Il faut tout recommencer à chaque génération, comme on se construit une bibliothèque : nous accumulons des volumes sur des étagères, jusqu’à l’absurde, et puis nous mourons : nos livres sont vendus, dispersés, transformés en pâte à papier, et nos enfants recommencent : une étagère, puis deux, puis vingt – et ils meurent à leur tour. La vérité est à cette image décourageante. » (Incipit de Coda)

« Un temps viendra où l’on regrettera La Boétie, où l’on considérera la servitude, la vraie servitude, notre chère servitude, comme un paradis perdu – au regard de la légumisation universelle à laquelle nous aurons été soumis. (La servitude portait en elle le germe de la révolte – tandis que nous semblons condamnés à la passivité complète et définitive, dans un monde vitrifié par la peur et les bons sentiments.) »

« Je me sens, comme Emmanuel Berl, “séparé de la droite par mon dégoût de la bêtise, et de la gauche par mon dégoût du mensonge” ». 

« S’il se présentait une personne désireuse de connaître le fond de mon cœur, je lui conseillerais de lire À la recherche du temps perdu : elle s’en ferait une idée fausse, mais qui vaudrait bien la vraie. » 

« Les préjugés et les habitudes ont pris la place des livres. La chose “culturelle” n’est pas un vernis, ni même un vernis qui se craquelle : plutôt une couche supplémentaire, au-dessus de l’inconscient et du conscient, car des échanges plus ou moins durables peuvent s’opérer entre les différentes couches. Dans la plupart des cas, la couche culturelle se fait de moins en moins dense, de moins en moins active, comme s’assèche l’épiderme des vieillards. Les livres perdent le peu de prestige qu’ils avaient. Ils ne sont plus des références, des preuves. (Les catholiques rechignent à lire la Bible.) Ce qui est dessous remonte alors à la surface, envahit les tissus dynamiques : la lutte pour la survie, pour le territoire, le pouvoir, la possession. La partie bestiale de l’être humain, archaïque, reprend un empire qu’elle avait abdiqué pendant quelque temps, jugulée par l’autorité civilisatrice. C’est ce qui explique qu’après plusieurs milliers d’années, la barbarie soit toujours présente, et que l’homme donne l’impression de n’avoir pas avancé d’un pouce – malgré Shakespeare, Beethoven, Kant, Freud, Marx et les autres, qui eux-mêmes n’ont fait aucun progrès par rapport à leurs prédécesseurs : “La sagesse n’a pas fait un seul pas au-delà d’Épicure, et bien souvent elle est demeurée à mille pas en deçà de lui”, écrit Nietzsche dans un fragment posthume. Depuis le temps qu’on cherche à démocratiser la “culture” (à défaut de pouvoir démocratiser l’art), elle devrait avoir imprégné toute la population ; mais non : il reste toujours plus facile de préférer le pain et les jeux aux quatuors de Haydn. 
La poussée des instincts primitifs est irrépressible. Elle l’est d’autant plus dans les contextes de haute civilisation : c’est en Allemagne qu’est né le nazisme, et au XXe siècle, non pas chez les Mongols du XIIe. Car la haute civilisation est telle qu’une nation peut recycler en quelque sorte son patrimoine pour le mettre au service de l’entreprise la plus bestiale. Elle y puise une force supplémentaire, faite d’orgueil et d’intolérance : on ne brûle des livres que dans les pays où existent des bibliothèques… Elle y trouve aussi de quoi donner de l’épaisseur, de la profondeur, à ce simulacre de doctrine que fut le nazisme – quitte à falsifier le patrimoine lui-même, pour en faire un outil de propagande (c’est ainsi que le finale de la Neuvième symphonie de Beethoven fut détourné au profit de régimes ou d’événements divers : le nazisme, qui en fit son emblème, l’apartheid en Rhodésie, qui en fit son hymne national, la chute du mur de Berlin, où elle célébra la liberté retrouvée, ou l’Union européenne, qui en fit son hymne, elle aussi). Non seulement, tout en jouant à Hambourg des Debussy délicats, Walter Gieseking pouvait entendre les cris provenant des trains à destination de Dachau (“Ce qu’a vu le vent d’ouest” est justement le titre d’un prélude de Debussy – il en a vu de belles, le vent d’ouest), mais Schubert, et Wagner, et Beethoven, étaient joués jusque dans l’enceinte des camps de la mort, et par les déportés eux-mêmes, comme une preuve insolente et ironique, comme la justification contre nature de l’inhumanité exemplaire de ce qui se passait là. »
En note : « Salle Pleyel, avant de jouer, Gieseking demandait que sortent les porteurs d’étoile jaune… »

« Il est tentant de toucher l’intouchable, d’attaquer l’inattaquable. L’unanimité a quelque chose d’effrayant, d’écœurant, d’agaçant. J’étais dans la gigantesque manifestation qui a suivi l’attentat contre Charlie Hebdo, par curiosité, par désœuvrement, par solidarité. Mais quand la foule s’est montrée foule, applaudissant la police, celle-là même qui a matraqué, matraque et matraquera, je me suis enfui. Il en va des artistes comme des œuvres, des idées ou des habitudes. Keith Jarrett, avec son universel Köln Concert, son planétaire Vienna Concert, mérite-t-il ce socle de marbre qu’on lui érige ? La grande fête jarrettienne doit-elle être ainsi programmée ? Et celui qui ne l’aime pas frappé de snobisme ? À grands coups de pédale, de fondus enchaînés, de petites phrases jaculatoires sur canapé, de basses tenues, sans oublier les rugissements afférents, mérite-t-il tant de révérence ? Il s’était mis à jouer Bach, les Variations Goldberg, le Clavier bien tempéré, à tenir le continuo des sonates de Haendel, à s’égarer dans les vingt-quatre préludes et fugues de Chostakovitch… Désir enfantin de manger toute la musique, d’être complet, de n’ignorer rien, de savoir, de pouvoir tout. De dominer la culture mondiale du haut de son tabouret. Mais ce n’est que la Foire du Trône. À moins que ce ne soit autre chose : la haine de l’endroit où l’on est, le très plébéien rêve d’être un autre, d’échapper à sa caste et à son destin, à la manière des enfants qui jouent à la marchande ou qui regardent le compteur des Ferrari, à la manière de l’universitaire à pantalon de velours, du petit Paulhan qui dit des gros mots comme le grand, du faux Straub qui filme de la viole de gambe comme le vrai. »

« Parmi les musiciens que j’ai admirés, il en est beaucoup que je n’ai jamais rencontrés. Morts trop tôt, ou inaccessibles (du moins le pensais-je) : Karajan, Bernstein, Kleiber, Schwartzkopf, Fischer-Dieskau, Gould et bien d’autres (…)
J’en ai rencontré cent autres. Avec eux, j’ai parlé, voyagé, parfois travaillé ; mon opinion sur eux s’en est trouvée moins pauvre, moins rigide. J’ai vu comment ils pensaient, comment ils réagissaient, comment ils vivaient, et avec qui ; j’ai mesuré l’épaisseur déconcertante des strates dont ils étaient constitués, et discerné ce qui relevait des constantes ou ressortissait aux variables. Ainsi, l’image que je pouvais m’en faire était moins définitive que si je l’avais passée au fixatif du temps et de la répétition. Je me lasse de mes propres réactions, dont l’automatisme s’use et me fatigue. Qu’on prononce un nom, et je vois aussitôt sa fiche apparaître devant mes yeux, toujours la même, et depuis si longtemps ! Elle peut être détaillée ou ne comporter qu’un mot, un adjectif, une métaphore : n’importe, elle m’a suivi toute ma vie, associée à ce nom, comme une épithète homérique. Il est probable que l’entrée dans la vieillesse, cette seconde adolescence, où l’on n’est plus un homme au milieu des autres, mais pas encore un vieux tout seul dans sa maison, soit marquée par l’incapacité progressive de changer d’image : la côte de porc est à la purée, Hugo est ampoulé, les garagistes sont des escrocs. Ces espèces de syntagmes figés, comme ceux qui faisaient tout le jugement de ma mère, finissent par tenir lieu de réalités incontestables. Il n’est pas douteux que la terre est basse et la mer toujours recommencée. Il y a de la repensée dans la redite, et la langue française ne s’y trompe pas lorsqu’elle considère qu’une photographie, qui reproduira éternellement le même moment immobilisé, un instantané, est un cliché. Parfois, écœuré par mes propres convictions, que rien de vécu ne venait entamer, qu’aucune rencontre ne pouvait infléchir, il m’est arrivé d’en changer. Oui, me suis-je dit un jour, il y a de bonne musique dans Gershwin ; non, tout Picasso n’est pas génial. J’ai senti passer un air frais sur mon visage – comme lorsque, fervent amateur de professionnelles, surtout celles d’Amsterdam, qui savent tenir une conversation dans un anglais impeccable, et conservent une dignité parfaite jusque dans la plus basse besogne, je me dirigeais délibérément vers un genre de filles opposé à celui qui me plaisait naturellement, pour n’avoir plus contre moi le corps long et souple que je recherchais, mais au contraire de la graisse à pétrir, un visage lourdement maquillé, de gros seins décourageants. (Pour dire la vérité, si je n’hésite plus à juger tel Picasso peu inspiré, il m’est difficile de prétendre longtemps que Gershwin soit un grand compositeur. Les inclinations conservent une puissance invincible, et je reviens à mes vieilles lunes avec autant de délectation que lorsque je les avais quittées. Ne jamais changer, parole de vivant !) »

« S’il fallait désigner un roi, un nouvel Ubu, ce serait l’écran de téléphone : les petites vidéos qu’on se montre, ou bien les petits jeux où les bonbons descendent sans jamais se fatiguer, ou bien encore les larves de conversations. On écrit, des romans ou autre chose (s’il se trouve encore des gens pour en écrire, après Proust et Céline, tant mieux ! Ils risquent fort d’avoir l’air de gamins mal élevés, mais seront proposés chacun leur tour pour le Nobel des gamins mal élevés), on écrit pour n’avoir rien à montrer, rien à regarder : ni le boxeur de CRS, ni le but du PSG. On écrit pour être enfin seul.
Quand on ne sait pas jouer de piano, ce qui arrive à des gens très bien, on n’a plus que ce recours ; et si l’on est lu, ce qui arrive aussi à des gens très bien, on se sent moins seul… »

« Puisqu’il n’est plus permis de dire que “c’était mieux avant”, quoique l’inlassable répétition de la formule ne prouve pas qu’elle soit fausse, que rien en principe ne s’oppose à ce que l’histoire de l’humanité, depuis Abraham et les Sumériens, ne soit celle d’un lent déclin, continu, inexorable, et que jamais l’existence humaine n’ait été aussi misérable qu’aujourd’hui, au moins avons-nous encore le droit d’avancer que ce sera pire après. »

« L’idéal serait qu’aujourd’hui soit comme hier, et que les journées s’enchaînent, délicieusement égales, que rien ne bouge, que rien ne change ; que la vie soit comme une toile de Vermeer, silencieuse, paisible : on y fait son courrier, on y brode avec le plus grand soin, on y cuisine en ne forçant surtout pas sur le lait, on y joue du virginal ou de la guitare, on étudie l’astronomie et la philosophie, on pèse le pour et le contre, on bavarde avec de beaux soldats qui racontent leurs campagnes, on s’assoupit. On reste bien caché, à l’intérieur de l’intérieur, éclairé par la fenêtre qui ne laisse rien passer du dehors, si ce n’est la merveilleuse lumière. Vermeer nous montre ce que nous ne voyons plus, à quoi nous ne pensons plus, tant cela est banal. C’est un miracle d’évidence. On dit toujours qu’il y a un mystère dans Vermeer ; mais ce mystère, ou plutôt cette énigme, est ce qui saute aux yeux, et que nous ne pouvons plus voir, parce que nous sommes aveuglés par les habitudes. »
En note : « Point de peinture plus silencieuse que celle de Vermeer, si ce n’est celles de Hammershøi et de Hopper – mais elles d’un silence terriblement angoissant. De Hammershøi il existe un “Intérieur avec femme lisant” qui vient directement de Vermeer, comme un psychotique vient du ventre chaud et liquide de sa mère. La vie consiste à passer de Vermeer à Hammershøi. »

* Voir ici les hommages qui lui ont été rendus dans la presse au lendemain de sa disparition.
** Les Papiers décollés comprennent Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), et les Papiers recollés, soit  Le cul rose d’Awa, (Du Lérot, 2020), Le cure-dent d’Alfred Jarry (Du Lérot, 2022), Les pinces à linge de Céline (Du Lérot, 2023).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Jacques Drillon (Wikipedia) – dans le billet : Éditions GallimardÉditions du Lérot.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Serge says:

    Le gars commence par dire qu’il ne dit jamais ce qu’il pense parce que c’est trop subversif puis il continue en nous expliquant tout ce qu’il pense en vrac sur les méchants policiers, sur Keith Jarret qui est très surfait, sur Picasso qui n’est pas toujours génial etc..
    C’est rigolo.

  2. Patrick Corneau says:

    Oui, vous avez raison les “Papiers” de Jacques Drillon (4 volumes) constituent un tas (c’est son expression) où il y a prendre et à laisser – mais c’est la règle de l’art de la note.
    😉

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