J’aime beaucoup les livres de Gérard Macé que j’ai régulièrement présentés ici. C’est l’un de nos meilleurs écrivains. Il a édifié chez Gallimard, au Promeneur, au Bruit du temps et aux éditions Le temps qu’il fait, une œuvre unique par sa singularité et sa cohérence. Des livres brefs, souvent à la frontière de la poésie et de l’essai où, mêlant l’érudition à la rêverie, il approfondit sans cesse les mêmes thèmes fondamentaux : l’acquisition ou la remémoration de l’écriture ou d’une langue à jamais perdue, la recherche du secret que recèlent les traces d’une mémoire engloutie dont les contes ou les rêves sont souvent dépositaires. Ces dernières années, Gérard Macé est revenu à la forme du poème en même temps qu’il nous donnait, sous le titre général de Pensées simples, des recueils de réflexions, notes de lecture, souvenirs et anecdotes.
Cette œuvre, considérable par son ampleur, soit une cinquantaine de titres – des premiers volumes recueillis dans Bois dormant jusqu’aux ouvrages illustrés portant sur l’Italie, le Japon ou l’Afrique – a fait l’objet d’études et de colloques. Il manquait pour mieux en apprécier les fondements créateurs, les arcanes de regrouper les dix-huit entretiens que l’écrivain a donné ça et là depuis 1987. C’est chose faite avec ce volume intitulé Bibliothèque tournante. Ce titre explique Gérard Macé « m’est venu à l’esprit en pensant au meuble qui s’appelle ainsi, mais plus encore à l’analogie avec la porte à tambour. Du même coup, j’avais devant les yeux l’image d’une bibliothèque ouverte sur le monde, où l’on entre et d’où l’on sort librement. Qui tourne sur elle-même, pour s’ouvrir sur un autre réel, d’autres curiosités, et des vies qu’on soupçonnait à peine.» Et c’est bien l’intérêt de cet ensemble que d’être à la fois une plongée dans les coulisses d’une écriture que de constituer comme le souligne Laurent Demanze « un livre supplémentaire qui s’ajoute aux précédents, mais sans les surplomber : s’invente là un autre régime de la parole littéraire, entre la spontanéité de la conversation et la recherche de l’écrit, entre la réponse vive aux injonctions du présent et le temps de la réflexion. Les livres de Gérard Macé sont déjà tout entiers dans cette alliance entre la souplesse de l’oralité et l’érudition livresque, les souvenirs des patois de l’enfance et la conquête de la bibliothèque. »
Une telle entreprise n’est pas sans écueils qui n’échappent pas à l’auteur : « Commenter ce qu’on a écrit nous met dans une position inconfortable, vite prétentieuse ou ridicule. En outre, la formulation poétique de la pensée tire son sens et son efficacité de l’expression elle-même. Il est difficile de dire autrement ce qui a paru nécessaire dans une forme précise, qui n’existe plus si elle est délayée. » Par ailleurs les thèmes abordés se croisent et se recroisent (le rêve, le fragment, le baroque, le cirque, la photographie, le Japon, l’Afrique…) mais étrangement pour nous, lecteurs, sans aucune redite : dans un mouvement tournant spiralé chaque entretien apporte une variation, une nuance, ajoute une pièce à un puzzle dont l’image complète est toujours (et heureusement) ajournée, à savoir comme le dit Gérard Macé avec humour aboutir à « une bibliographie un peu compliquée, qui ressemble à un casier de récidiviste ».
Au fond, ce qui retient et fascine chez ce lettré non “lettré” (au sens platement académique du terme) c’est l’imprescriptible liberté d’un esprit bâti à partir d’une culture qui, sans être faite de bric et de broc, peut paraître un peu hétéroclite ou discontinue mais qui, d’un livre à l’autre, a fini par prendre sens – ce que Roger Caillois appelle une “cohérence aventureuse”.
Parfois il arrive qu’on tombe sur un livre dont le projet, la tournure et surtout la réalisation vous font dire : Oh mon Dieu comme j’aurais aimé écrire cela ! C’est exactement le sentiment que j’ai eu avec Le roman du ruban de Catherine Shan. Texte posthume, totalement inclassable qui nous ouvre à l’expérience d’une écriture rare dont la puissance profonde et neuve séduit immédiatement.
Catherine Shan est morte le 11 septembre 2018. Enseignante de philosophie devenue journaliste (Jeune Afrique, Géo…), elle a publié sous son nom état civil (N’Diaye) Gens de sable (POL, 1984) où elle racontait en ethnographe subtile ses origines sahéliennes puis La coquetterie ou la passion du détail (Autrement, 1987), essai bousculant cette notion et portant en germe Le roman du ruban. Sous le nom de Shan sont parus Sa vie africaine (Gallimard, 2007) où l’écrivaine suit les traces de sa mère française mariée à un Sénégalais, et La vie à deux (Balland, 1998), son seul roman, au sens où on l’entend habituellement.
Les sept dernières années de sa vie ont été consacrées au Roman du ruban, œuvre ample, testimoniale de styliste, authentiquement littéraire qui nous aurait échappé si La Bibliothèque n’avait eu l’heur de le publier.
Le roman du ruban est un texte proustien à plus d’un titre, par le flux, par le sujet du temps et de la mémoire, du rapport à l’enfance, mais aussi par celui du livre en train de s’écrire. Le ruban, parure minimale qui appelle la main pour le nouer, le dénouer est ici exploré comme objet et métaphore. Un fil d’or ou une sorte de MacGuffin littéraire qui permet à Catherine Shan de se raconter par bribes ; mais pas seulement car empruntant au ruban sa liberté, elle nous convie à une promenade souveraine dans la littérature (Homère, Sade, Rousseau, Zola, Proust, Musil, Woolf, Nabokov…), la peinture (Fragonard, Manet…), la pensée (Lacan, Bachelard…). Sa prose déambule et devient elle-même… ruban. Tout est ruban dans Le roman du ruban ! Jusqu’à l’index-calligramme de fin d’ouvrage habilement mis en page c’est-à-dire déployé et ondulant comme un ruban qui permet de retrouver les nombreuses surprises et références cachées dans les plis et replis du texte (L’Olympia de Manet, la chambre de Proust boulevard Haussmann, Les Choses de Perec…).
Cet essai, étincelante initiation au regard et à l’art, cheminement rare dans l’intime d’une pensée, du riche imaginaire d’une écrivaine de qualité (qui n’en a pas vu la publication !), recèle quelque chose de bouleversant. C’est sans conteste l’un des plus cadeaux qui nous est fait (et que l’on puisse faire en l’offrant) en ce début d’année.
Intrigué par la préface de Frédéric Schiffter, un court blabla sans aucun chichi (donc très convaincant), j’ai demandé à Jean-Philippe Querton de bien vouloir m’envoyer Opuscule navrant de Blaise Lesire. Aussitôt reçu, aussitôt non pas lu mais feuilleté, selon un rythme très spécifique au recueil d’aphorismes : ouvert – fermé – silence, ouvert – fermé – silence… tempo discontinu où le silence peut être modulé selon le plaisir et l’ampleur des résonances issues des micro-chocs provoqués d’une page à l’autre. Entre deux ouvertures. Parfois, le silence se prolonge car le propos ne livre pas d’emblée sa substance : il est tordu, il réclame que nous le détordions ou plutôt que notre torsion épouse la sienne. Schiffter le souligne, l’aphoriste est un monsieur plutôt “flemmard” et “primesautier” qui vous fait travailler : il se repose sur l’esprit de finesse des lecteurs. Tous ne l’ont pas, mais la confiance est de principe. Parfois avant que l’éclair du sens n’illumine votre scène intérieure, il faut se “gratter (un peu) la tête”. Souvent non, c’est l’éblouissement de l’évidence, l’éclair froid qui vous fait dire “ah !” et s’apparente à la commotion du haïku (Claudel parlait de ahité : “cela dans les choses qui fait ah !” et constitue dans la sensibilité poétique japonaise le “moment du haïku”).
Il y a chez Blaise Lesire alias Le Marquis de l’Orée des éclats poétique à la Scutenaire sur un fond d’outrenoir façon Albert Caraco (ou l’inverse). Comme disait Alexandre Vialatte la plupart des livres qui paraissent aujourd’hui « sont remplis d’un grand vide comme l’ampoule électrique mais sans filament lumineux ». Là avec Lesire on est plutôt du côté de la lampe flash…
En guise d’échantillon et au hasard les pages 58 et 59 ainsi que la bio qui ouvre ce navrant opuscule.
Les Moments littéraires n° 51 nous proposent en ce début d’année un substantiel dossier consacré à Daniel Arsand.
Tour à tour libraire, conseiller littéraire, attaché de presse, éditeur de littérature étrangère chez Phébus, Daniel Arsand a consacré sa vie professionnelle aux livres et aux auteurs. Écrivain, il publie son premier livre à trente-neuf ans. Dans son œuvre romanesque, la violence règne. Le viol, la haine, la vengeance, les destins sombres sont toujours présents. Cette vision brutale des rapports humains est en partie la résultante des épisodes traumatisants d’une jeunesse solitaire qu’il a décrite notamment dans son dernier récit autobiographique, Moi qui ai souri le premier (Actes Sud, 2022).
Ce dossier débute avec un portrait de l’auteur par Christian Chavassieux, se poursuit par un entretien conduit par Gilbert Moreau, directeur de la revue (qui nous confie que le lecteur qui rencontrerait Daniel Arsand serait étonné par la dualité qui existe entre la brutalité qui habite chacun de ses livres et la gentillesse, la bonhommie qui émane de lui), suivent des extraits de son Journal, étonnant par l’immense culture déployée, sans hiérarchie, avec des jugements sans tricherie, exigeants et un rare sens de la formule bienveillante ou lapidairement cinglante.
Également au sommaire de ce numéro :
Ève Morcrette, photographe : Entretien & portfolio (dix portraits de Pierre, un agriculteur retraité).
Évelyne Trouillot, nouvelliste, romancière, dramaturge et poète haïtienne, nous fait partager avec “Mon regard sur le monde” ses réflexions sur les textes “intimes” et nous livre son carnet de voyage.
Marie-Louise Audiberti, nouvelliste, essayiste, romancière et autrice de romans autobiographiques nous ouvre son carnet intime.
Valéry Meynadier, “Thanathobiographie” : un style prenant et inattendu de celle qui se dit “art-thérapeute, psychoboxeuse et autrice”.
Anne Coudreuse : Chroniques littéraires.
On l’aura compris un numéro riche et contrasté où décidément la vie intime n’est pas synonyme de “long fleuve tranquille”…
Bibliothèque tournante de Gérard Macé, Entretiens édités par Laurent Demanze, Le temps qu’il fait, 2024 (25€).
Le roman du ruban de Catherine Shan, avec une postface d’Isabelle Louviot, Éditions La Bibliothèque, 2024 (21€).
Opuscule navrant de Blaise Lesire, Cactus Inébranlable éditions, 2023 (20€).
Les Moments littéraires, N°51, Cahier de 10 photographies en N&B, 1er semestre 2024 (19 €). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : Éditions Le temps qu’il fait – Éditions La Bibliothèque – Cactus Inébranlable éditions – Les Moments littéraires.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.