Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Voici le pénultième titre du grand œuvre de Roberto Calasso, volet d’une série qui interroge le monde moderne à partir de ses fondements civilisationnels. Paru en 2019 chez Adelphi (éditeur milanais que cet érudit dirigea un demi-siècle), Le livre de tous les livres nous arrive avec une saveur particulière : Roberto Calasso est mort en juillet 2021, à 80 ans. Dixième opus avant l’ultime La Tablette des destins (La Tavoletta dei Destini, 2020, non traduit), Le Livre de tous les livres s’attache à la matrice de l’Occident qu’est la Bible, et d’abord à l’odyssée du peuple juif narrée dans l’Ancien Testament. 
Un mot sur ce monument littéraire qu’est l’Œuvre sans nom. Commencée en 1983 avec La Ruine de Kasch et poursuivie au cours des décennies suivantes avec Les Noces de Cadmos et Harmonie (1988), Ka (1996), K. (2002), Le rose Tiepolo (2006), La Folie Baudelaire (2008), L’Ardeur (2010), Le Chasseur céleste (2016), L’innommable actuel (2017), Le Livre de tous les livres (2019) et La Tablette des destins (2020). L’ensemble est impressionnant tant par sa taille (près de cinq mille pages) que par la fermeté de la pensée centrale et la variété des époques et des thèmes abordés. Il s’agit de la vertigineuse tentative de retracer l’origine de la modernité et de l’époque dans laquelle nous vivons, définie de manière parlante comme “L’innommable actuel”. Les onze volumes contribuent à délimiter un espace électif pour la littérature dans ce scénario de métamorphoses continues aux contours incertains.
Cette suite encyclopédique qui navigue entre la mythologie, la littérature, la philologie et l’anthropologie, représentait pour Calasso un idéal qu’il désignait comme “Littérature absolue” : une expression qui décrit, d’une part, la physionomie assumée par la littérature depuis le XIXe siècle et, d’autre part, la possibilité permanente donnée à cette forme d’art de se présenter comme un savoir autosuffisant. La littérature est “absolue” parce qu’étymologiquement elle se veut “libre, déliée” de toute obligation de moralité comme de fonction sociale, et en même temps vouée à la recherche d’un absolu. Elle est un savoir qui par un long processus de transformations hérite de certaines des caractéristiques du rituel, et en particulier du sacrifice, qui était autrefois considéré comme le moyen le plus efficace de communiquer avec le divin. Dans le monde contemporain, qui a évacué le divin, le pouvoir de célébrer la sphère de l’invisible est devenu, pour Calasso, une prérogative majeure de la littérature.
De par son caractère composite, il est extrêmement difficile pour un commentateur de cerner les volumes qui composent cette puissante architecture narrative : des passages d’invention fictionnelle alternent de manière imprévisible avec des citations, des réécritures de mythes, des extraits de critique littéraire et de philosophie. Une pluralité de sujets s’entrecroisent, de l’Inde védique au Paris des impressionnistes, en passant par le cinéma d’Alfred Hitchcock et la philosophie de Walter Benjamin.
Le Livre de tous les livres est tissé selon un principe narratif inédit : les commentaires et les réflexions théoriques émergent selon un schéma dicté par les personnages bibliques au fur et à mesure que leur histoire se déroule. Les réinterprétations psychologiques, anthropologiques et littéraires de la Bible se mêlent aux textes originels – le récit et l’érudition s’entremêlent continuellement. Explorant les vingt-quatre livres composant la Bible hébraïque, le Tanakh, Calasso reprend des idées déjà contenues dans La Ruine de Kasch. De même quelques traces de son Chasseur céleste subsistent aussi. Calasso y faisait de la chasse la source d’un sentiment de faute au fondement des mythologies. Ici, à propos du meurtre d’Abel par Caïn, l’écrivain focalise sa lecture sur l’élection du peuple juif, singularité “irréductible” de la Bible qu’il diagnostique comme “un privilège et une condamnation”. Ailleurs, il réfléchit sur la “tension érotique” du Cantique des cantiques, la destruction du Temple de Jérusalem, la figure de Moïse vue par Freud, un des seuls selon lui capables d’ajouter une variante aux mythes – dans une vision très ambivalente de la religion juive qui pourrait passer pour contestable, voire une reprise des pires clichés antisémites… Le sel de ces spéculations ne tient pas à leur rigueur académique, plutôt à la poésie des intuitions, à leur audace, à leur rutilante beauté. Car la beauté est une forme de vérité, qui culmine dans le neuvième des douze chapitres méditant sur la fragilité de tout édifice producteur de sens. « Aucun ordre n’est complet ; aucun ordre ne règne ; aucun ordre ne tient. Mais tout a lieu comme si l’ordre tenait. » Chaque œuvre humaine ploie avec le temps, puisque « tout est vanité et poursuite du vent ». 
La masse de références bibliographiques accumulées par Calasso pour construire ses livres est proprement étourdissante – elle sera accessible au lecteur dans La Tavoletta dei Destini, le dernier volume, sous la forme d’un répertoire final répertoriant toutes les citations apparues dans les textes. La présence quasi fantasmatique des lectures de Calasso, qui resurgissent parfois de manière explicite, parfois seulement à travers des allusions que le lecteur est invité à relever de manière autonome, reflète sa conception particulière de la littérature, comme une forme omnivore, totalisante qui s’approprie toutes les connaissances pour en faire le sujet d’une histoire qui n’est rien de moins que l’émergence de “l’humanité” de l’homme – un projet d’ailleurs plutôt qu’une réalité. La pensée de Roberto Calasso fréquente l’amont et la lecture de cet océan de pure littérature convainc que l’on est devant une profession de foi en la plus haute idée du style. Il y a chez Calasso la certitude que la littérature est une forme suprême de connaissance, une valeur, un espace mental de communion et de coparticipation avec quelque chose qui nous appartient mais qui, en même temps, nous dépasse. C’est au cœur de cette conviction infrangible et mystérieuse que réside le sens profond de l’œuvre de Calasso et la fascination qu’elle exerce sur nous. Lire Calasso c’est comme lire Proust, plus qu’une lecture, c’est une expérience à rebours du sens du temps qui vous transforme ; un peu comme pour René Girard (avec qui Roberto Calasso dialoguait), il peut s’ensuivre pour les plus réceptifs une métanoïa (μετάνοια), une conversion qui approfondit la lucidité, agrandit la conscience, la densifie, la complexifie, l’acheminant vers une conception du monde sinon pessimiste du moins proche d’une vision apocalyptique. 

Patrick aime beaucoup !Ce petit livre de Jean-Pierre Vidal est grand – non pas grandiose mais grand. Grand parce qu’il dit des choses précieuses sur l’infime. Peut-être même dit-il l’essentiel sur le rien (d’où l’exergue sur le “rien” et l’“inaccompli” emprunté à Robert Marteau). Dès lors surgit la difficulté d’en parler sans tomber dans la plate paraphrase ou le dithyrambe tricheur. Trouver la juste distance comme ce marcheur dont il est question : accompagner (la fille du chemin) sans accaparer. Car il s’agit de cela : un chemin (en Auvergne), une fille (une jeune femme japonaise) sur le chemin, une “rencontre” face au monde (sa présence, sa beauté). Comment nouer ces choses sans en faire un destin, une fatalité tragique à l’empreinte douloureuse ? Réponse de l’auteur : « Se repaître du monde, nous n’avons rien d’autre à faire, dans la veille et dans le sommeil, et puissions-nous le faire dans la bienheureuse proximité d’un autre mortel plutôt que dans l’isolement amer ou dans les diverses manducations appelées par les hommes “amours”, “noces”, “sentiments humains. » La clé : « se refuser au désir comme au sentiment, au sexe comme à l’amour. Sans cruauté ni bienveillance doucereuse, mais non sans compassion, non sans respect ». Exorbitant, oui – sacrificiel, non. 
Cette clé ouvre un paradis.
Lisant Jean-Pierre Vidal avec toute la lenteur et l’attention que réclame l’exquisisité de sa prose si fine, si tendue vers l’impalpable, me sont venues à l’esprit deux séries d’images fortes. D’abord un imaginaire pictural de l’état pré-adamique (“Et in Arcadia ego”), littéraire (biblique) : lors de cette expérience d’un rapport humain authentique, le narrateur ne s’est-il pas approché du jardin d’Eden ? N’a-t-il pas revécu le moment le plus heureux de la Création, un plaisir ininterrompu (“Delectabar per singulos dies”), dont l’émanation s’est transmise, affaiblie et contrefaite, aux fils des hommes ?
Deuxièmement puisqu’il s’agit d’un visage japonais, que l’on me pardonne un souvenir personnel du corps japonais, gestuelle et attitude. La toute jeune fille qui, dans l’hôtel de 27 étages à Tokyo où nous séjournions, nous servait chaque matin notre petit-déjeuner dans la salle réservée aux “occidentaux” : cheveux tirés, visage et tenue impeccablement soignés cela va sans dire, mais surtout la délicatesse des gestes de service pour dresser la table, poser les couverts, la serviette, etc. gestes si simples, si ordinaires mais exécutés avec la douceur, la précision, la méticulosité d’un rituel quasi sacré – les plats présentés avec les deux mains (geste qui sanctifie les plus simples choses) avant d’être posés… Silence, sourire bienveillant et regards ponctués par l’inévitable petit salut-hochement-de-tête… le sentiment d’un rapport humain authentique – digne et respectueux dans l’échange le plus limité, le plus prosaïque qui soit entre les quidams que nous étions. Enfin, durant ce séjour tokyoïte, l’euphorie permanente de ne rien comprendre aux signes, aux codes qui nous entouraient : la pure joie d’être (enfin ?) délivrés de la tyrannie du sens. Soudain la non-compréhension de la langue vous protège de la bêtise ambiante (politique, médiatique, sportive, etc.) au point que vous vous demandez comment on peut vivre dans un pays où l’on comprend tout ce qui se dit. Lorsque Jean-Pierre Vidal écrit à propos de la jeune femme japonaise : « J’ai été lavé par son silence de toutes mes références habituelles, et peut-être même de la “pensée », je comprends. Et quelques lignes plus loin : « Et toute l’angoisse de l’origine et de la fin disparaissent comme une fumée. Il n’y a plus à présent que cette marche, que ce passage », je comprends. 
Sans tomber dans les grands mots, il m’a semblé trouver dans Fille du chemin, le récit liminaire et les variations poétiques qui le suivent, quelque chose de l’ordre d’un exercice spirituel avec ses gradations, ascension, acmé (“un entrebâillement sur l’inouï”). Un chemin mystique, une ascèse faite de dépouillement, d’abandon, de retrait – une sorte de kénose humaine, de libération (paradoxalement sans “abaissement”) du jugement moral, des pièges du désir et des “diverses manducations”. Pour atteindre dans ce rapport d’humilité, de nudité, à un “lieu d’être” commun avec autrui, partagé dans la confiance et le don plénier, sans prédation ni perte de substance. Au-delà de la différenciation homme-femme, soit « les deux à la fois : des êtres humains ».
Car « ces heures sont une sorte d’éternité, la seule qui nous soit accessible, et peut-être est-elle illusoire, si elle n’est pas accord dans le désir et la réserve.
Il se peut que le désir non satisfait comble et fasse naître une espèce d’éternité
. »

Je laisse latitude à chacun de ruminer les termes et la portée de cette hypothèse bellement intempestive. 
Je suis certain que beaucoup ont dans cette vie ou dans une autre, dans l’expérience vécue ou le secret du rêve, croisé la Fille du chemin.
Si l’autre se donne : ne le prends pas.
Ne le renvoie pas.
Reçois-le, sans le prendre.

Le livre de tous les livres de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Mangaro, Coll. Du monde entier, Gallimard, 2023 (32 euros).
Fille du chemin de Jean Pierre Vidal, avec en couverture une encre de Marie Alloy, Collection Les Singuliers, éditions Le Silence qui roule, 2024 (12 €). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) dessin de Tullio Pericoli, “Roberto Calasso”, 1993, © Feltrinelli Editore – dans le billet : éditions Gallimardéditions Le Silence qui roule.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Jil Silberstein says:

    Magnifique hommage à l’oeuvre fascinante et au long cours de Roberto Calasso. Comment ne pas vous en remercier chaleureusement ?!!!
    Jil Silberstein

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Patrick Corneau