Charles Baudelaire est né le 9 avril 1821. Pour le bicentenaire du poète des Fleurs du mal, quelques institutions ont organisé des manifestations pour marquer l’événement.
Ainsi la BnF propose une exposition qui invite à pénétrer au cœur de sa création poétique en explorant le rôle déterminant qu’y joue l’expérience de la mélancolie, « toujours inséparable du sentiment du beau », comme l’écrivait le poète. Tout en embrassant les divers aspects de l’œuvre, c’est à son univers poétique que cette exposition est avant tout consacrée. Elle présente les figures tutélaires qui le protègent, les thèmes qui l’organisent, les images qui le hantent. Autour de cette œuvre poétique qui a changé le destin de la poésie, le parcours rassemble manuscrits, éditions imprimées, œuvres graphiques et picturales (estampes, photographies, dessins, tableaux) issues des collections de la BnF, mais aussi des prêts extérieurs. Des pièces exceptionnelles y sont présentées, telles que les épreuves d’imprimerie de la première édition des Fleurs du Mal (1857), abondamment corrigées par Baudelaire ou le manuscrit autographe de Mon cœur mis à nu, saisissant autoportrait de sa révolte et de son déchirement intérieur.
Le musée d’Orsay quant à lui, organise une saison Baudelaire sous la houlette du philosophe Donatien Grau, faite de manifestations culturelles, cycles de conférences et publications, dont la publication de l’essai de Roberto Calasso disparu le 28 juillet 2021, Ce qui est unique chez Baudelaire coédité par Les Belles Lettres et le Musée d’Orsay.
Roberto Calasso était une des grandes voix de la tradition européenne. Né en 1941 à Florence, il vivait à Milan où il dirigea la prestigieuse maison d’édition Adelphi jusqu’en juillet 2021. Il était l’époux de l’écrivaine suisse de langue italienne Fleur Jaeggy. Chercheur passionné des récits de la tradition européenne, il est l’auteur d’une œuvre protéiforme tout à fait exceptionnelle*. Il a enseigné dans les plus prestigieuses enceintes du monde (université d’Oxford, Collège de France…) et contribué régulièrement à la New York Review of Books.
L’auteur du magistral La Folie Baudelaire (éditions Gallimard, 2011) livre pour lequel il a remporté le Prix Chateaubriand en 2008, déplie dans ces pages posthumes une ultime analyse de l’ennui, « monstre délicat », tel que l’entendit et le vécut le poète et critique d’art du XIXe siècle.
Disons-le d’emblée, il y a de bons livres sur Baudelaire, des études fort sérieuses, des références – presque des classiques pour les études baudelairiennes que l’on doit à de beaux et savants esprits : Pierre-Jean Jouve, Yves Bonnefoy, Jean Starobinski, Georges Poulet, Pierre Brunel, Claude Pichois, Antoine Compagnon… Mais aucun d’eux n’a l’allant de Roberto Calasso – l’esprit français toujours un peu bridé par la révérence, la sacralisation pointilleuse de la chose littéraire et quelque chose d’étriqué dans l’esprit de sérieux n’est pas capable de cette générosité libre et chaleureuse, de cette souple adhésion empathique, de cette capacité d’intelligence sensible, fine et nuancée, que l’on admire chez Calasso. Il faut bien reconnaître par ailleurs que la critique littéraire en France s’est effondrée. La critique littéraire fière et hardie quand officiaient les Sainte-Beuve, Albert Thibaudet, Pascal Pia, Claude Roy, Kléber Haedens, Matthieu Galey, Bernard Frank, Renaud Matignon ou Angelo Rinaldi n’est plus qu’un lointain souvenir… Elle participe désormais de ce que Guy Debord, dans La Société du spectacle, a nommé « l’immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles ».
C’est donc au travers d’une lecture intime du texte, mais aussi de la connaissance des multiples récits, correspondances de Baudelaire que le grand essayiste italien vient nous offrir une remarquable leçon d’expertise littéraire moins à l’aune de l’érudition que de l’art subtil (et perdu) de la nuance. Roberto Calasso s’est replongé dans ses lectures, pour en extraire des leçons qu’il développe en trois parties : « Le droit de s’en aller » – « Analecta Baudelairiana » – « Retour au bordel-musée ».
Qu’est-ce qui fait la radicale irréductibilité de l’œuvre de Baudelaire, de sa sensibilité et de sa conception du monde ? Pour Roberto Calasso c’est le formidable écart entre son intelligence et ce qui l’entourait. Qu’est-ce que l’ennui baudelairien, si ce n’est l’abîme qui sépare le réel et l’intelligence qui le perçoit ? Spleen et idéal. La mélancolie naît de l’impuissance de l’idée à s’incarner. Mais l’intelligence du poète n’est pas de ces intellects qui ratiocinent, elle est « d’un genre nouveau, fondée sur les nerfs. » Et Calasso de préciser : « Mis à nu, les nerfs étaient le nouveau sensorium, le dernier fond – labile – sur lequel s’appuyer. »
Comparés à l’écriture prométhéenne (parfois enflée de vaine gloire) d’un Victor Hugo (voir l’aigre récit à sa mère) ou à la belle ouvrage quelque peu chantournée d’un Théophile Gautier, les vers de Charles Baudelaire vibrent d’une vérité neuve, convoquent des images justes et belles, peignent des allégories qui enfantent de divines essences, nous font apparaître d’éblouissantes épiphanies. Baudelaire, c’est selon Jules Laforgue, « le mot charmant appliqué à des choses équivoques ». Paul Valéry reconnaissant son impeccable jugement esthétique parle de « sensualité raisonnée ». Calasso, quant à lui, souligne que « cette certaine manière de juger, qui s’écarte de l’esthétique et des nerfs pour se frayer un chemin vers une métaphysique clandestine, a une résistance au temps semblable à celles des équations et des théorèmes ». L’alchimiste transforme la fange du quotidien en or de l’éternité. Sur la putréfaction des choses vouées à la mort s’épanouissent les fleurs de la beauté. Rien qui ait une forme sensible ne lui est étranger. Là est toute la modernité de Baudelaire pour qui il n’y a pas de sujets spécifiquement poétiques. La beauté du moderne n’est pas une célébration de la technique ou de la raison scientifique, c’est de voir de l’essentiel dans ce qui n’est pas pérenne. Cette qualité unique du regard de Baudelaire, Calasso y insiste « n’a pas subi les outrages du temps. Il n’a pas été terni, rien ne l’obscurcit. Pour ceux qui le suivent, comme une lueur intermittente, se révèlent des barrières de corail, des tunnels sans fin, des réseaux de ruelles. Ils constituent le paysage de ses années, qui continue de s’étendre jusqu’à aujourd’hui – et au-delà. »
Beaucoup accusent Baudelaire de se contredire. « Mais aucune accusation ne l’aurait moins troublé » écrit Calasso. Quand il se souvient de sa jeunesse et de son esprit de système, Baudelaire a cette phrase doucement ironique : « Et toujours mon système était beau, vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout ; du moins il me paraissait tel. Et toujours un produit spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner un démenti à ma science infantile et vieillotte, fille déplorable de l’utopie ». « Persiflage », commente Calasso, contre les théories des forgerons à grands marteaux de la pensée qui aiment « s’enfermer dans un système pour y prêcher à leur aise ». Que ne l’ont écouté certains tâcherons universitaires pressés de l’enfermer dans leur joujou théorique qu’il soit structuraliste, psychanalytique, etc. Toujours cette compulsion à vouloir arraisonner le geste poétique dans une pensée conceptuelle abstraite… Et Calasso d’enfoncer le clou : « Baudelaire était un être naturellement métaphysique, intolérant à tout systématisme, peu enclin aux raisonnements prolongés et conséquents. La seule doctrine qui réapparaît constamment dans toute son œuvre et parfois avec un élan irrésistible, qu’elle se manifeste dans un sonnet (Correspondances), dans une lettre (à Toussenel), dans un essai (sur Wagner, sur Hugo) – est celle de l’analogie universelle. »
Étranger à un siècle industrieux et âpre au gain, trivialement bourgeois, Baudelaire est l’éternelle victime, le chéri de la malchance : le « guignon » fut pour lui dès le début une obsession qui se confirme avec sa première grande étude sur Poe. Avec Hoffmann, Balzac, ils appartiennent à cette « certaine espèce d’hommes » dont « l’Ange aveugle de l’expiation » prend possession et « les flagelle de toutes ses forces pour l’édification des autres. » Et Calasso d’évoquer Kafka : « Lorsque Kafka, dans une lettre à Brod, écrit que l’écrivain est « le bouc émissaire de l’humanité », la pensée est plus proche que jamais. L’expression, plus sobre. Et ce que Baudelaire appelait « l’édification des autres » est rendu plus net : selon Kafka, l’écrivain « permet à l’humanité de jouir d’un péché sans culpabilité, presque sans culpabilité ». Lorsque l’art était arrivé à établir son propre culte – et donc à usurper une partie du faste de la religion – il avait dû aussi en assumer la part la plus douloureuse. Si la religion est un sacrifice, quelqu’un doit accepter le rôle de victime. Si l’artiste appartient aux « âmes sacrées », il devra aussi reconnaître quelle est la tâche de ces armées dispersées : être « vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ? ».
Quelques lignes plus loin, le grand lettré que fut Calasso ouvre un aparté plutôt mélancolique – pour ne pas dire désabusé – qui n’est pas sans rappeler les constats émis dans L’innommable actuel, (Gallimard, coll. « Du monde entier », 2019) : « Baudelaire avait revendiqué comme indispensable « le droit de s’en aller ». Même si ce droit n’a jamais été inclus dans la longue liste des droits de l’homme, il serait le seul moyen d’échapper à la contrainte de subir le sort de la victime expiatoire. Désormais, la non-adhésion à la société – qui ne se signale plus par des gestes ostensibles mais par une soustraction silencieuse de la foi – devient le nouveau signe de reconnaissance, à l’instar des Rose-Croix dispensés de toute liturgie. On ne sait pas combien de temps cet état d’incognito va durer ni ce qu’il va produire. Peut-être seulement de nouvelles formes. » Et puis ceci : « Les derniers des maudits ne sont plus des écrivains mais des rock stars ou des créatures semblables à des concrétions publicitaires ».
Ainsi fut Roberto Calasso racontant la vie de son poète français de prédilection tout en en réassumant pour les interroger au regard de l’actualité les radicales et irréductibles leçons. Calasso se reconnaît à son timbre chatoyant et disert, très peu usuel, qui lui vient d’une longue familiarité avec les écrits de Baudelaire en vue d’approcher, effleurer le geste c’est-à-dire le pouvoir absolument émouvant de l’œuvre. On ne laisse pas d’admirer cette façon de tresser la biographie, l’érudition et l’exégèse afin de nous faire goûter la littérature au tamis d’un regard unique, lui aussi.
* J’ai en attente dans « la pile des douleurs » les 503 pages de Le Chasseur Céleste huitième partie de cette fantastique épopée de l’esprit commencée en 1987 avec La ruine de Kash.
Ce qui est unique chez Baudelaire de Roberto Calasso, traduit par Donatien Grau, Éditions Les Belles Lettres en coédition avec le Musée d’Orsay, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Parmi les publications reçues à l’occasion de cette année Baudelaire, j’ai retenu chez l’éditeur La fabrique le Salon de 1846, texte cardinal où le poète « s’invente » en quelque sorte mais surtout pour l’ample préface « Baudelaire peintre » de Jean-Christophe Bailly, texte enthousiasmant, informé et formidablement intelligent.
Aux Éditions des instants : Vues sur Baudelaire propose pour la première fois de découvrir tous les grands textes, y compris inconnus ou introuvables consacrés par André Suarès à Charles Baudelaire avec une très sagace présentation de Stéphane Barsacq.
Enfin chez Flammarion, le livre de Stéphane Guégan Baudelaire, l’art contre l’ennui, belle exploration chronologique et illustrée de la relation de l’écrivain aux beaux-arts qui, sans séparer le poète du journaliste, réexamine la déflagration Baudelaire et pourquoi elle agit encore à travers l’impératif de la modernité en art avec Delacroix, Ingres et Daumier, Courbet et Manet, sans oublier la bonne et la mauvaise photographie. Si, dans ce livre Stéphane Guégan ne s’occupe que d’art visuel, il nous invite à ne jamais oublier l’unité de pensée qui caractérise la critique d’art de Baudelaire, ses fondements métaphysiques et, disons-le, catholiques. De même que la conscience du mal n’en implique pas la souveraineté, l’art doit selon Baudelaire combattre les forces qui en corrompent l’exercice.
Illustrations : (en médaillon) Photographie de Roberto Calasso par Sophia Evans ©The Observer / Éditions Les Belles Lettres – Musée d’Orsay – La fabrique – Éditions de l’instant – Flammarion.
Prochain billet le 26 novembre.