Patrick Corneau

Pour les individus qui l’ont approché, Albert Caraco – doux, courtois et malicieux dans le privé – reste une personnalité fascinante, omnisciente, aux fortes intuitions historiques que tout lecteur attentif trouvera subjuguantes dans tous ses livres, même si le foisonnement parfois trop abondant de contradictions et de thèmes obsessionnels égare ou agace. Il serait trop long d’énumérer ici ses prémonitions pour seulement justifier un penseur que nous ferions bien d’écouter avec plus d’attention. D’autant que nombre des problèmes qu’il aborde avec une urgence et un dramatisme qui nous étonne – quand on sait qu’ils émanent des années soixante, au mitan des « trente glorieuses » où ils pouvaient paraître bien vagues et leur traitement disproportionné – par temps de pandémie et de catastrophe climatique, sont d’une cruelle et implacable acuité. Curieusement, les propos imprécatoires de Caraco donnent une créance rétrospective aux alarmes d’un Lévi-Strauss qui en 1971 s’inquiétait de la croissance démographique dans une planète devenue trop étroite et dont les ressources diminuent, créant son lot inévitable d’hostilités entre les peuples. Outre l’effacement de la diversité culturelle au profit de métissages frauduleux, Lévi-Strauss pointait avec la mondialisation la montée des intolérances et la probabilité de graves désordres géopolitiques. Échéances que le visionnaire Albert Caraco n’a cessé de seriner dans un style étincelant et douloureux, dans une geste apocalyptique à faire pâlir les plus pessimistes. Car lire Caraco c’est voir le Graal de nos idéaux voler en éclat dans les mains d’un homme au génie ébranlé et prophétique. C’est sentir passer sur soi le vent de l’aile du nihilisme, de l’absolue négation. Albert Caraco est un penseur impraticable qui fut allègrement pillé par une phalange d’hommes de lettres peu scrupuleux (je ne citerai pas de noms) et surtout peu pressés de révéler la source vitriolée où ces messieurs trempaient leur plume, s’appliquant à faire frémir le bourgeois à coup de platitudes sur l’ennui, la décadence et la mort… Albert Caraco reste un penseur autrement plus disruptif, balayant abruptement le jeu social pour asséner son chapelet de vérités extrêmes : « Nous deviendrons atroces, nous manquerons de sol et d’eau, peut-être manquerons-nous d’air et nous nous exterminerons pour subsister, nous finirons par nous manger les uns les autres et nos spirituels nous accompagneront dans cette barbarie, nous fûmes théophages et nous serons anthropophages, ce ne sera qu’un accomplissement de plus. Alors on verra, mais à découvert, ce que nos religions renfermaient de barbarie, ce sera l’incarnation de nos impératifs catégoriques et la présence devenue réelle de nos dogmes, la révélation de nos mystères effroyables et l’application de nos légendes plus inhumaines sept fois que nos lois pénales ».

Ce serait trop facile de faire procès à Albert Caraco d’avoir haï la race humaine sa vie durant. Avec quelle confiance, quelle candeur pourtant ce fils de grands bourgeois juifs embrassa la culture européenne ! Mais à mesure qu’il développait les grands thèmes d’une réflexion sans concession en de volumineux essais aux titres éloquents : Le Tombeau de l’Histoire, La Luxure et la Mort, Les races et les classes, Essais sur les limites de l’entendement humain, L’Ordre et le Sexe… il devint chaque année plus évident que la France, fermement attachée à l’esprit de 1789, ne voulait rien entendre d’un homme ne se cachant pas de préférer la monarchie au peuple en qui il n’a nulle confiance (et qu’il appelle « la masse de perdition » ou « les somnambules spermatiques »). Sa prose vigoureuse, provocatrice mais tonifiante qui pousse avec insolence et justesse à l’approfondissement et au questionnement lucide de nos valeurs rebuta éditeurs et critiques. Qu’est-ce qu’un écrivain en de telles conditions ? « Un écrivain sans renommée est un pauvre homme, j’ose à peine déclarer la profession que j’exerce et nul ne m’ayant lu, les feuilles ne parlant jamais de moi, je reste dans ma chambre autant qu’il est possible, écrivant, attendant, attendant, écrivant, en l’espérance qu’on me juge enfin au vu de mes écrits. »

La prose désespérée des dernières années de Caraco qui se suicidera (le baudelairien « droit de s’en aller ») à cinquante-deux ans sur le cadavre de son père, découle en ligne droite de cette intolérable sensation d’avoir été trahi par ce qu’on a aimé le plus au monde : la civilisation. Avoir préféré le catholicisme au judaïsme ; avoir donné le meilleur de soi à un pays qui n’en veut pas ; avoir brûlé de retrouver un ordre politique digne de l’homme quand ce qui compte semble être le seul gain des suffrages, le lucre et l’appétit du pouvoir ; s’être brisé contre « régents de balle et imposteurs mitrés » indifférents au sort des leurs, quelle mascarade plus odieuse ?

Caraco est excessif, brutal, drastique, souvent sentencieux et fielleux ; bref, déplaisant. Peut-être qu’un certain dédain de la part d’êtres sensibles peut nous sauver de la médiocrité ? Est-il un misogyne féroce attendant le retour de la Magna Mater ? Un juif vomissant les chrétiens et leur Église hostile à tout changement ? Un imprécateur monarchiste, élitiste* et raciste ? Un gnostique exultant ? Un puritain abhorrant la vie et sa perpétuation ? Oui, sans doute tout cela et, certes, ce n’est pas rien… Qu’importe ! À chaque page Caraco pince les nerfs. Il appuie là où cela fait mal : ce qu’il appelle « l’ordre », agent symbolique de tout ce qui l’entoure, le moteur de ce mouvement sourd et incessant qui mortifie la vie existante et la transforme en autre chose, évidemment plus avancé, plus scientifique, plus « éclairé », donc plus destructeur. Caraco est urgent : son extrémisme, ses fulgurances nous apostrophent, touchant aux redoutables crises qu’engendrent la surpopulation, la pollution, les failles de la démocratie, l’abaissement de l’esprit et la montée de l’insignifiance, la décadence de l’Occident, sa couardise et sa fuite en avant. En quels termes n’aurait-il pas vilipendé l’abêtissement par et dans les réseaux sociaux ? Son acuité à pointer notre irrévocable impuissance à stopper les processus létaux que nous avons déchaînés est proprement fascinante. Albert Caraco est un homme qui pense** et en cela il est habilité à nous dire ce qu’est devenue la vie. Une société incapable d’assimiler partie de sa pensée est une société sans devenir, vouée à la ruine. Il faut écouter les prophètes de malheur : ils prédisent l’avenir expressément afin qu’il ne se produise pas, on pourrait appeler cela du « catastrophisme préventif », c’est précisément ce qu’on entend chez Albert Caraco : « Car il ne s’agit plus de se donner, ce serait trop facile, il ne s’agit plus de porter sa croix, ce serait trop commode, il ne s’agit plus d’imiter tel ou tel et encore moins de le suivre, ce ne serait plus qu’un chemin de fuite, il s’agit désormais de repenser le monde et d’arpenter notre évidence, de mesurer et de peser et de jeter de nouveaux fondements, ces devoirs-là passent avant les autres. »

Albert Caraco nous paraît être un des derniers représentants de cette cohorte d’écrivains ayant tristement illustré le rôle de l’écrivain comme bouc émissaire. Ce cycle s’est ouvert avec Hölderlin, a culminé avec Baudelaire – E. A. Poe et s’est terminé avec Artaud. Comme l’a souligné avec force Roberto Calasso, après le XXe siècle « la densité de l’invention littéraire s’amenuise et l’époque semble se consacrer à l’absorption des énergies et des chocs libérés par les décennies précédentes. » Et il ajoute, un brin désabusé : « Mais surtout : la mise en scène de la société qui se sacrifie à elle-même commence à se révéler dans sa folle mesquinerie. » Raison non triviale de lire (ou de relire) Albert Caraco en ayant présent à l’esprit que la bonne littérature conduit rarement à l’optimisme anthropologique.
* Hugo ne parlait-il pas de la « Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas. » dans La pente de la rêverie ?
** « Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. » Baudelaire.

Quelques roses noires extraites de Bréviaire du chaos.

Illustrations : (en médaillon) Photographie d’Albert Caraco ©L’Age d’Homme / Éditions L’Age d’Homme.

Prochain billet le 22 novembre.

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Patrick Corneau