L’écrivain, érudit, traducteur (Ceronetti) et éditeur Samuel Brussell dont j’avais beaucoup aimé Alphabet triestin aux éditions de La Baconnière, nous propose avec Continent’ Italia chez Stock une promenade sentimentale qui est une déclaration d’amour à l’Italie, au voyage et à la littérature.
Arpentant l’Italie avec Mon cœur mis à nu dans sa poche – Baudelaire exacerbe sa sensibilité et sa mémoire, Samuel Brussell va à Palerme, à Rome, à Naples où il rend visite au Christ voilé : « Ce marbre rayonnait de légèreté et m’inondait de lumière et de paix. » Partout il retrouve des amis (des amies, surtout) de 20 ou 30 ans, Federica ou Claudia par exemple, qui le trouvent « insupportable », sont déroutées par son incessant pèlerinage qui fait que décidément « Nos vies sont trop différentes ». Pourtant, Samuel Brussell est un homme affable, un voyageur disert, curieux de ce qui s’offre à ses yeux d’anti-touriste et qu’il ne trouve jamais trivial, il le dit et le redit : « Chaque plan de la vie quotidienne – le réceptionniste au téléphone, la femme de chambre de l’hôtel se confiant à sa collègue dans le couloir mal éclairé, le visiteur maussade qui tire sa valise, une porte qui s’ouvre sur une chambre en désordre, le dialogue le plus banal entre deux êtres qui ne seront jamais banals – tout me plonge dans le spectacle le plus humain qui soit : la vie italienne, simple et complexe. » Et pour saisir cette complexité, il faut de la présence (un certain poids humain), de l’attention aimante et de la discrétion, ce dont ne manque pas Samuel Brussell qui parvient à faire parler, parfois jusqu’à la confidence, ceux et celles que le hasard met sur son chemin, de bas en haut de l’échelle sociale, mais surtout les gens de peu, gamins des rues, kiosquiers, serveurs, cafetiers, épiciers, bouquinistes, réceptionnistes, parfois un SDF schopenhauérien dialoguant avec son chien, etc. Là bat le cœur de l’Italie. « Quelle vive humanité peut surgir d’un échange de quelques mots », s’exclame-t-il. Une Italie fantasque, pleine de fantasia, cet élan de génie à l’italienne qui semble mis à mal par la modernité, ce « souk dont la vie déréglée tant la tourmente ». Samuel Brussell aime l’Italie, ce pays où « il suffit d’aimer pour être » – comme l’a dit le plus lettré de ses admirateurs : Stendhal. Et Brussell de faire ce pari : « Qui aime ainsi pourra sans peine se croire Italien, se croire aimé de l’Italie ». Besoin d’Italie écrit-il « comme de revoir une famille. Sentiment de l’émigré, qui sait que la famille est là, quelque part, qui l’attend. « Un pays de petits-enfants et de beaux-parents », a écrit Flaiano, ou peut-être de « neveux et beaux-frères ». Au fil des années, depuis l’adolescence, l’Italie s’était révélée à moi comme un pays de cousins et de cousines, d’oncles et de tantes. Un pamphlétaire romantique, Leo Longanesi, avait mis cette vérité dans l’un de ses titres : Les vieilles tantes nous sauveront-elles ? »
Chaque ville appelle des souvenirs de lectures et de biographies d’artistes. Milan fait équipe avec Stendhal bien sûr, Padoue avec Gasparo Gozzi, Venise avec Acqua alta du poète Joseph Brodsky ; l’ombre de Pavese hante Turin et celle de D’Annunzio Volterra. J’ai particulièrement aimé sa chaleureuse évocation d’un de mes écrivains préférés : Ennio Flaiano (« il faut qu’on convertisse des lecteurs à Flaiano » écrit-il p. 43). Ce polyglotte romain venu des Abruzzes, éminent scénariste de Fellini, ironique et acerbe contempteur des travers de l’italianité – « Nous voulons tous l’ordre et l’autorité » disait Flaiano… Ce qui n’empêche pas Samuel Brussell de se réjouir de voir les joueurs de cartes du Sud (otium) résister à la piémontisation de l’Italie (negotium), préférant « une aimable anarchie inconsciente (laquelle) suffit à leur bonheur ». Car à Naples ou à Palerme « la vie est plus forte que la loi – difficile d’expliquer ce mystère aux démocrates que nous sommes. » et d’ajouter, un peu philosophe : « J’admire ces êtres qui virevoltent autour de moi pour ce miracle qu’ils ont d’être eux-mêmes – condition inimaginable dans la sphère de l’ultra-civilisé. Peut-être que la civilisation au fond nous demande de ne pas aller trop loin, de nous souvenir de notre être primitif, afin de ne pas sombrer dans le primitivisme. » C’est un trait que nous pouvons envier, nous Français : la simplicité avec laquelle les Italiens vous transportent, à partir du plus petit propos, dans la philosophie de la vie : « Le bonheur et le malheur devenaient quasiment des valeurs aléatoires dans l’échange. « L’excès », cette essence de la vie, surgissait de toutes parts. »
Civilisé et excessif, Samuel Brussell l’est : il entre dans les églises, les cryptes, les restaurants, les librairies, rien ne l’arrête. Il lit les gazettes et les brochures d’histoire locale, s’intéresse aux dialectes et inscriptions antiques avant de s’engouffrer à bord de la Frecciarossa, « le bolide ferroviaire de la ligne Nord-Sud ». Et c’est un bonheur de l’accompagner dans ses échappées « pour voir, pour sentir », même si parfois cet Italy-trotter nous donne un peu le tournis, ne sachant plus très bien où nous sommes : sur le continent ? Riviera, golfe, lac ? Île ? Sicile, Sardaigne, Corse ? Mais l’Italie est un continent ou plutôt un grand chœur dans lequel Samuel Brussell s’attache à nous faire percevoir à la fois les accents de chacun – qu’il soit romain ou frioulan – et la partition entière. Au fond ce cosmopolite né à Haïfa, même s’il est attentif au rapport intime entre la terre et le territoire, ne croit pas à l’enracinement identitaire dans une terre ou une religion. Pour lui qui s’est frotté à tant de cultures : « L’identité, ce n’est pas un symbole, c’est l’âme, qui change de reflet à chaque battement de cœur. Le symbole – croix ou bannière – n’est qu’un rappel, qu’un indice de mille nuances provenant de mille perspectives. »
S’il aime tant l’Italie, c’est notamment parce qu’il y a trouvé la liberté lorsqu’à 15 ans, il a fugué de Nice où il habitait. Samuel Brussell n’a cessé de fuguer sa vie durant pour nous offrir, loin des souverains poncifs, ces éclats de vie dont son livre délicieusement désinvolte et nonchalant est rempli. Le filigrane de cette fresque un peu capricante est l’émotion, elle est au commencement de tout, Samuel Brussell l’affirme avec une mise en garde d’importance : « Comme rien de ce qui est humain ne nous est étranger, chaque émotion individuelle devient universelle. Nous devons nous exercer à ressentir, à voir de manière toute personnelle avant de penser à l’universel si nous ne voulons pas nous perdre dans une chimère. »
Mais il faut bien rentrer à la maison et c’est en Suisse où il réside qu’il se remémore cette bénédiction lue sur la façade d’un chalet de Macugnaga dans le Piémont qui pourrait bien être la quintessence de ce qui oriente sa vie et son écriture :
Göttlicher Haussegen
Wo Glaube, da Liebe
Wo Liebe, da Friede
Wo Friede, da Segen
Wo Segen, da Gott
Wo Gott, keine Not
Bénédiction de la maison
Là où il y a la foi, il y a l’amour
Là où il y a l’amour, il y a la paix
Là où il y a la paix, il y a la prière
Là où il y a la prière, il y a Dieu
Là où il y a Dieu, nulle peur
Continent’ Italia de Samuel Brussell, Éditions Stock. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographie de Samuel Brussell par ©David Wagnieres pour Le Temps / Éditions Stock.
Prochain billet le 30 novembre.