Il fut un temps (mais il commence à dater) où il était de bon ton chez les littérateurs de vilipender les écrivains “fin de siècle” qui avaient tenté d’ouvrir des brèches dans la sombre muraille du naturalisme. Il fallait faire table rase de trois grands auteurs de l’époque. Ce que firent les surréalistes qui crurent que la littérature commençait avec eux. Maurice Barrès : pouah ! le littérateur du territoire qui n’avait écrit que Les Chroniques de la Grande Guerre. Pierre Loti : beurk ! un minet pommadé, vaseliné, qui se haussait du talon et qui prenait en frégoli la pose devant le miroir aux alouettes. Anatole France : peuh ! un cadavre qu’il fallait gifler. Ce que firent les surréalistes qui, aveuglés par la haine envers ce grand aîné adulé, ne le lui pardonneront pas. Au lendemain de sa mort le 12 octobre 1924, leur célèbre et assez ignoble tract Un cadavre le fera mourir une seconde fois : « Que donc celui qui vient de crever au cœur de la béatitude générale, s’en aille à son tour en fumée ! y écrit Aragon. Certains jours j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine. » C’était il y a cent ans ! Anatole France (1844-1924) entrait dans une longue disgrâce littéraire qu’il est grand temps de corriger puisque nous entrons dans l’année du centenaire de sa mort. Ce à quoi s’emploie le volume 42 de la collection “Ainsi parlait” chez Arfuyen avec un Anatole France, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Guillaume Métayer.
Avec le retour aux textes eux-mêmes, c’est un tout autre France que l’on découvre : un esprit magnifiquement lucide, plein d’humour et de sagesse. Enfin est rendu justice et remis à une place de premier plan un digne héritier de Rabelais, Montaigne et Voltaire, trois écrivains qu’il aimait tout particulièrement.
Spécialiste non seulement de Nietzsche mais aussi d’Anatole France, Guillaume Métayer, qui a conçu ce livre, désensable point par point un écrivain qui fut l’une des grandes consciences de son temps, comme le furent Zweig ou Camus. Prix Nobel de littérature en 1921 pour une œuvre immense, d’une très grande variété de formes et de tonalités, Anatole France fut loin d’être un sceptique en chambre. Pendant trente ans de vie sociale et politique, il est un témoin engagé qui sut toujours défendre les justes causes : il soutient la campagne de Zola en faveur de Dreyfus, participe à la fondation de la Ligue des droits de l’Homme, s’engage pour la séparation de l’Église et de l’État, dénonce le génocide arménien, les pogroms d’Europe de l’Est, la “barbarie coloniale” et, lors de la Grande Guerre, la folie guerrière. Dans l’éloge de son prédécesseur à l’Académie, même Valéry, qui pourtant ne l’aimait guère, met en avant “l’aisance, la clarté, la simplicité” de son écriture, son esprit “sceptique et satirique”, “érudit et ingénieux” et “l’immense culture” qui lui ont permis de comprendre mieux que personne son époque.
Ardent défenseur de l’héritage des Lumières et gardien vigilant des valeurs républicaines, son grand roman Les dieux ont soif (1912) dénonçait déjà les risques totalitaires des plus séduisantes utopies et, dès 1922, bien avant tout le monde, il protestait dans les colonnes de L’Humanité contre les premiers procès de Moscou. Proche de Jaurès, il adhère aux idées socialistes mais reste à l’écart des partis.
Ayant connu un premier succès public en 1881 avec Le Crime de Sylvestre Bonnard, il devint en 1887 critique littéraire du Temps avant d’être élu en 1896 à l’Académie française. Il fut un familier du célèbre salon littéraire de Léontine de Caillavet avec qui il eut une liaison ; on se souvient que c’est là qu’il rencontre le jeune Proust qui lui dédie Les Plaisirs et les jours et en fera le modèle de l’écrivain Bergotte dans la Recherche.
Anatole France est loin d’être ce « vieillard ironique et soigné qui fait des gestes malins pour saisir les ombres de Rabelais et de Voltaire et dont les livres datent, recouverts d’une patine de classicisme et d’hellénisme entretenue par un faux classique et un faux Grec » tel que présenté par Kléber Haedens dans sa très personnelle Histoire de la littérature française. Oublions ces méchancetés et, avant de le lire, écoutons ce moraliste aussi subtil, humble qu’obstiné nous chuchoter dans la modestie de sa sagesse : « Qu’est-ce qu’un livre ? Une suite de petits signes. Rien de plus. C’est au lecteur à tirer lui-même les formes, les couleurs et les sentiments auxquels ces signes correspondent. Il dépendra de lui que ce livre soit terne ou brillant, ardent ou glacé. »
Rares sont les lecteurs qui n’ont pas une dette intellectuelle à l’égard d’Alain Finkielkraut, comme écrivain ou journaliste. Depuis la création de son émission “Répliques” en 1985, je crois n’avoir pratiquement jamais manqué le sacrosaint rendez-vous du samedi-matin à 9h07 sur France Culture. En presque quarante années d’écoute, j’ai beaucoup appris ; il faut reconnaître que c’est l’un des derniers sanctuaires médiatiques où se maintienne l’exercice du débat contradictoire, posé, argumenté, nuancé, équilibré, attentif et respectueux. Soucieux d’interroger et de commenter les transformations du monde avec la vigilance inquiète qu’on lui connaît, Alain Finkielkraut est passé des ondes au livre avec Pêcheur de perles, son dernier ouvrage. Le philosophe construit des ponts entre la pensée et le tumulte du monde en convoquant de grands auteurs. Un livre d’une acuité et sensibilité aiguës qui ne fera pas consensus. Car lire Alain Finkielkraut, c’est passer sans transition de l’admiration à l’agacement, puis refaire le chemin en sens inverse, en se demandant pourquoi l’on s’obstine. De fait, la doxa l’incrimine volontiers d’être une sorte de “Grand-Papa Ronchon” accroché à quelques pénibles “fixettes” (technophobie, passéisme, misonéisme, etc.). Or c’est précisément ce que j’aime chez Alain Finkielkraut : il ne caresse pas l’époque dans le sens du poil. S’il n’est plus permis de dire que “c’était mieux avant”, au moins revendique-t-il le droit d’avancer que ce sera pire après. Il y a chez cet homme-là, quelque chose qui nous touche : une obstination à titiller le confort intellectuel, à éveiller les consciences assoupies dans la paresse mentale ou, pire, le conformisme terrorisant de “la diversité heureuse”.
Ceux qui le lisent ou l’écoutent savent qu’Alain Finkielkraut est un grand lecteur : il collectionne les citations qui l’aident à penser le monde en prenant appui sur les mots des plus grands. C’est pourquoi Pêcheur de perles est sans doute l’un de ses meilleurs livres. D’une dizaine de citations qu’il a choisies dans ses carnets parce qu’elles lui “font signe”, et qui constituent l’amorce d’autant de chapitres, il réfléchit à l’amour, à la mort, à l’Europe, à l’humour, à la politique, à la judéité ou encore à la France. En se plaçant sous le patronage d’Arendt, Kundera, Levinas, Tocqueville et bien d’autres, il rend hommage, dans un style puissant et accessible, à ceux qui l’inspirent tout en faisant fructifier leur héritage. Toujours “mécontemporain”, parfois désespéré, constamment honnête – et jamais pédant ni pontifiant -, l’académicien sait aussi se montrer drôle ou hésitant.
Les deux premières entrées sur l’amour et la mort sont les plus personnelles. Dans la première, illuminée par la formule de Valéry, “Le cœur consiste à dépendre”, on découvre un Finkielkraut un peu “fleur bleue” plaqué par la femme qu’il aime et prêt à tout pour la récupérer, jusqu’à faire tout ce qu’il ne faut pas faire si l’on en croit les experts du sentiment amoureux appelés à la rescousse (Saint Augustin, Auden, George Eliot, Proust, Jankélévitch, Yannick Noah (!)…). Il appelle la belle cent fois, lui clame son amour et son besoin d’elle, dramatise, en fait des tonnes… On navigue entre expérience quasi mystique et comédie de boulevard ! “Pourquoi raconter tout cela, au risque du ridicule ?” se demande-t-il. Heureusement l’épisode est sauvé par l’authenticité, la sincérité, surtout par l’humour (sobre) et énormément d’autodérision (“Mes taches de vieillesse, mes joues de saint-bernard”). En plus, cela se termine bien, preuve qu’il faut toujours suivre son instinct en la matière. Reste une question : qu’en dit Sylvie Topaloff, l’aimée, destinataire des éloges et des sentiments d’un coeur en bandoulière qui n’a pas reculé devant cette confession impudique ?
La suite est plus grave avec des considérations sur la maladie incurable, le besoin de s’en libérer. Éclairé par Elias Canetti (“La mort est de Dieu, et elle a dévoré son père”), Finkielkraut confesse son angoisse d’être un jour en proie à la sénilité et se livre à une défense subtile et nuancée de l’euthanasie contre Michel Houellebecq et son propre penchant intellectuel à refuser de rendre la mort “disponible”. On aurait apprécié, sur les treize autres entrées, qu’au lieu d’adopter la posture du moraliste vitupérant contre son temps (“Grand-Papa Ronchon”), Alain Finkielkraut conserve l’élégance et la mobilité de la pensée qui ouvre son essai et lui permet de transformer des citations en perles lumineuses. Reconnaissons qu’il a bien souvent raison en dénonçant les conséquences désastreuses (et irréparables) de nos “fourvoiements d’adolescents insatisfaits”. Ainsi du chapitre 6 avec son roboratif et jubilatoire réquisitoire contre le wokisme fort de son triple paradoxe (“Arrogance pénitentielle, triomphe du Même sous la bannière de l’Autre, suprémacisme égalitaire”) auquel il faut ajouter le chapitre 12 et l’impeccable généalogie rousseauiste du progressisme. Les pages concernant le “cas” Renaud Camus, avec et contre qui Finkielkraut prétend continuer à penser sont les plus belles, les plus justes, les plus courageuses et dignes que j’ai lues depuis longtemps de la part d’un intellectuel non pas “engagé” mais qui “garde les yeux ouverts” – autrement dit hautement conscient et responsable de la libre parole qu’il porte.
Ce “pêcheur” est en vérité un formidable conversationniste dont l’esprit particulièrement délié désentrave nos intelligences. Ce livre ne touchera guère les lecteurs de Télérama ni les ravis de la crèche progressiste, encore moins la gauche compassionnelle ou les féministes sauce gribiche, mais sans aucun doute tous ceux qui ont su trouver dans la littérature plus qu’une béquille, une épée pour fendre l’opacité du monde et ouvrir nos existences à un peu plus de lucidité.
J’ai le plaisir de rendre hommage ici à un insigne passeur de l’art contemporain dont j’ai suivi les cours avant qu’il ne devienne un collègue au sein de l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art). Je veux parler de Jean-Marc Poinsot dont les éditions Hermann viennent de publier Notes sur l’exposition et ses acteurs. Synthèse d’une vie de critique et d’historien d’art ce volume s’attache, à partir d’un choix incisif d’œuvres et d’expositions, à mettre en avant la portée critique des œuvres qui “pensent” les problématiques des arts exposés dans nos sociétés.
Après des débuts comme critique d’art et commissaire d’exposition à Paris, Jean-Marc Poinsot a été professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Rennes 2. Parallèlement, il a mis en place le FRAC Bretagne dès 1980, collaboré régulièrement avec la Biennale de Paris, le CAPC/Musée d’Art contemporain de Bordeaux. Il a fondé à l’université l’un des premiers enseignements en Europe sur les métiers de l’exposition puis créé avec l’AICA les archives de la critique d’art et leur revue Critique d’art. À travers elle, il s’est intéressé à la mondialisation et au postcolonialisme qu’il a ouvert comme thème de recherche à l’INHA et objet d’une collection avec l’AICA : “Art Critics of the World”.
Signalons que cette riche activité s’est étalée sur près de six décennies.
Il est heureux qu’à travers les textes réunis ici soit pour la première fois accessible la pensée singulière et le questionnement critique de Jean-Marc Poinsot à un cercle de lecteurs plus large que celui des spécialistes. Si ces textes ressortissent initialement au commentaire et à la critique d’exposition, leur teneur, leur méthode – un empirisme résolu néanmoins servi par un appareillage théorique et conceptuel affirmé – leur donne une autre portée. Jean-Marc Poinsot ne s’est jamais départi d’une approche spéculative, à la fois par tempérament et par sa formation, et il revendique cette dialectique entre l’“approche pragmatique” et la “construction théorique”. L’exposition n’est pas un “événement”, un donné qu’il faudrait platement décrire ou dont on devrait servilement paraphraser le propos comme le font bien des journalistes ; c’est “une situation de discours complexe” (cf. “Quand l’oeuvre a lieu”, p. 34) et l’un des “responsables de la socialisation des œuvres” (ibid., p. 10). L’exposition n’est pas “exemplaire” ou “historique” en soi, même si certains commissaires le voudraient bien. Son exemplarité, sa valeur de paradigme, de symptôme est construite dans l’analyse qu’en fait Jean-Marc Poinsot, pour qui l’exposition est une “machine interprétative”, une hypothèse. Empruntant à Bruno Latour la notion d’“acteurs”, Jean-Marc Poinsot s’attache à faire valoir l’exposition comme un événement à part entière situé dans un tissu complexe de relations englobant tout le contexte physique et métaphorique (social, politique, culturel, etc.) dans lequel artistes et curateurs élaborent et développent leurs idées. Cette longue réflexion sur l’art de l’exposition et l’exposition de l’art, documentée par la visite et la critique des événements les plus novateurs et influents du genre (la biennale de Paris et les éditions successives de la biennale de Venise et de la Documenta, par exemple), a influencé toute une génération de jeunes enseignants, chercheurs et curateurs qui sont actifs aujourd’hui, introduisant des réformes dans les programme d’études et initiant probablement le tout premier cours sur le commissariat d’exposition ou la gestion d’exposition en Europe. Un parcours professionnel atypique ayant joué sur des terrains différents dont on appréciera ici avec ces Notes l’évidente rigueur et pertinence.
Ainsi parlait Anatole France, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Guillaume Métayer, Coll. Les Cahiers d’Arfuyen n° 42 , éditions Arfuyen, 2024 (14€).
Pêcheur de perles d’Alain Finkielkraut, éditions Gallimard, 2024 (19,50€).
Notes sur l’exposition et ses acteurs de Jean-Marc Poinsot, Avant-propos de Lisbeth Rebollo Gonçalves, Préfaces de Henry Meyric Hughes et Richard Leeman, co-édition Hermann-AICA International, 2024 (27€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : photographie d’Alain Finkielkraut ©Éric Fougère – photographie de Jean-Marc Poinsot ©Archives de la critique d’art – éditions Arfuyen – éditions Gallimard – éditions Hermann.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Je suis comme vous un fervent admirateur de Finkielkraut.
Il est intéressant de noter que apprécier cet homme est un marqueur politique conservateur ou réactionnaire, disons de droite. Dans le petit milieu familial et professionnel dans lequel j’évolue ( fonctionnaires, bobos, vote à gauche) exprimer cette sympathie fait froncer les sourcils et l’on vous regarde avec inquiétude. Tout cela pour les raisons que nous connaissons et qu’il n’est pas la peine de développer. Cela en dit beaucoup sur la vie intellectuelle et médiatique et surtout sur ce qu’est devenue la gauche. Ce que j’appelle la gauche France Inter.
Cher Serge, en totale syntonie avec votre commentaire – j’adore votre expression “gauche France Inter”, je vous la vole !
🙂