Patrick Corneau

Jacques Drillon (1954-2021) a fait toute sa carrière au Nouvel Observateur comme critique de musique et mots-croisiste. Érudit touche-à-tout, il a publié une trentaine d’ouvrages (musicographie, grammaire, biographies, récits, essais). Issu d’une famille de 7 enfants (baby-boom), il avait donc l’expérience pour comprendre et décrire les synergies complexes qui circulent dans un clan familial restreint ou étendu (pièces rapportées, beaux-enfants, cousins). Ce qu’il a fait admirablement dans un passage de Cadence, essai autobiographique (Prix Valery-Larbaud 2020, Gallimard, 2018).
Impossible de ne pas ajouter à ce morceau de bravoure, l’irrésistible “Menu (fête de famille)” trouvé dans Le cul rose d’Awa (éditions du Lérot, 2020).

« [Disputatio 2] La disputatio a longtemps été une maladie familiale – sans doute héréditaire. Mon père en était responsable. (Elle a précédé ce qu’on pourrait appeler fort improprement la conversatio, qui, elle, correspond à la période qui a suivi sa mort, où nous étions adultes, et où la place avait été abandonnée à ma mère. Au contraire, à cette époque, elle se contentait alors d’intervenir brièvement, par une saillie, un petit commentaire lâché pour soi-même, ou un appel au calme.) Plusieurs de mes frères et sœurs étaient à la maison, soit en semaine soit le dimanche, selon les hasards de leur vie scolaire. Les repas ressemblaient à des joutes, ou plutôt à des tournois d’échecs, ces “parties en simultané” qui font l’admiration des néophytes : un grand maître a plusieurs adversaires en même temps, parfois dix ou vingt, passe de l’un à l’autre, analyse la situation en un coup d’œil, et joue son coup. Mon père était le grand maître, et tous les autres tentaient de le mettre mat. Le ton montait vite, comme un larsen, et plafonnait à son maximum, dans les hurlements, les imprécations, les insultes, les raisonnements tordus. Je pouvais avoir de dix à treize ans, et je comptais les points. La violence des propos me plaisait. Les sujets beaucoup moins : l’utilité des autoroutes, l’art pour l’art, la guerre d’Algérie, l’inné et l’acquis. (J’ai été très surpris, une fois plus âgé, de découvrir des familles qui restaient paisibles pendant les repas. Pis encore : qui mangeaient en silence, ou devant la télévision.) Aujourd’hui encore, lorsque quelques membres de la famille se retrouvent autour d’une table, la vieille querelle renaît de ses cendres. Les “pièces rapportées”, comme disait ma mère, assistent, coites, à l’antique bataille. Mais il n’y a plus de père à tuer. D’anciennes rivalités ressortent comme des furoncles, des haines soigneusement cachées se font jour, des humiliations recuites. Les diverses enfances s’expriment par des bouches d’adultes, avec la véhémence d’antan, les mêmes figures de langage (surtout l’hyperbole !), les mêmes mensonges, la même mauvaise foi. Les décibels tiennent lieu de logique, des alliances opportunes se scellent, des trahisons viennent les rompre. Arguments d’autorité, références littéraires ou journalistiques, citations, affirmations gratuites, paradoxes, forment un tissu lâche et sans couleur. La cause de la vérité, pour autant qu’il y en ait une, ne progresse jamais. Comme autrefois, tous en sortent vannés, aphones, rouges. L’enjeu du tournoi a changé : la lutte a pris le pas sur la discussion. Il ne s’agit plus de répartir exactement la part de criminel et de vertueux dans la colonisation, mais de vider des querelles intestines. Mon frère mort, autrefois le plus brutal, le plus enflammé, était devenu le conciliateur : il savait graisser les rouages rouillés, et son rôle n’a pas été repris. La mécanique familiale est grippée, le mouvement général la contraint à tourner tout de même, cela grince, cela bloque, cela se disloque. Après le père, l’axe, la mère, autour duquel s’était organisée la nouvelle famille, a disparu à son tour. Les pièces de la machine s’entrechoquent dans le plus grand désordre. Misère de l’homme sans dieu ! Des clans se forment pour tenter d’organiser le combat et s’opposent de front. Tous ces adultes ont perdu leur fraîcheur, ils ont acquis des compétences (réelles, supposées, contestées), et leurs travers se sont accentués à mesure qu’ils prenaient du ventre. Les positions politiques se sont durcies, les situations de fortune et de santé ont divergé. En fonction d’un passé qui s’est fait plus différent au fil des années, et s’est alourdi de deuils chez celui-ci, d’échecs professionnels chez celui-là, de dettes ou de créances, de rêves déçus, de réussites éclatantes, chacun revendique une place que tous les autres lui contestent. La crise passée, nous nous séparons, nous rentrons chez nous ; et la crise continue, éclatée en autant de fragments qu’il y a de nouvelles familles : elle se poursuit dans la voiture, sur l’oreiller, en des commentaires infinis, des stratégies jamais appliquées jusqu’au bout. L’héritage, au propre comme au figuré, ne se règle ni chez le notaire ni sur le divan : il ne se règle pas du tout. Il se poursuit et se poursuivra toujours : les lutteurs disparus seront remplacés par leurs enfants, les points “laissés en suspens”, comme dans les négociations internationales, feront oublier rapidement ceux qui ont été résolus à la satisfaction de toutes les parties. Ils alimenteront de nouvelles querelles, à l’origine incertaine, à l’issue impossible. Faute de cette compassion qu’on trouve parfois mêlée à la haine des autres (avec Céline, ou même Beckett), elles ne connaîtront pas de fin. Aucune solution ne trouve d’intervalle où se glisser. Je regarde tout cela sans tristesse ni colère, ni même regret.
En somme, une famille n’existe que pour les enfants, qui ont un père, une mère, des frères et sœurs : un ensemble fini, qui a son histoire propre, sa maison, son vocabulaire et ses traditions ; mais le père et la mère sont à la fois le roi et la reine de cette partie, et les pions de la partie antérieure, qui s’est jouée quand ils étaient eux-mêmes des enfants, dont ils ne sont pas sortis. Position intenable. Le père, je crois que Muray l’a dit quelque part, a ceci de particulier qu’il est d’autant moins oubliable qu’il est mort. De son vivant, il s’imposait d’autant plus qu’il était lointain ou absent. »

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Menu (fête de famille)

Les asperges très grosses et peu épluchées, avec sauce gribiche insuffisante

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Le rôti de bœuf coupé fort épais, extrêmement dur. Ma mère, faisant discrètement des morceaux de plus en plus petits, divisant le problème en autant de parties qu’il est requis, comme recommande Descartes en pareil cas

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Les navets bien secs, heureusement rares

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Le plateau de fromages, réclamé par le maître de maison, et qui lui sera refusé parce que, dit la maîtresse de maison, il y a déjà du lait dans la crème anglaise qui va suivre

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L’île flottante, dite aussi « blancs d’œufs nature », parce que, dit la maîtresse de maison, il existe un moyen très simple et très rapide de cuire les blancs d’œufs : dans une boîte  étanche, trempée dans l’eau bouillante, trois minutes de chaque côté, et hop

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Les fraises, que le maître de maison apporte à table, et qui sont renvoyées en cuisine, parce que, dit la maîtresse de maison, on a déjà eu un dessert et que cela suffit

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Café instantané

Illustrations : (en médaillon) photographie de Catherine Hélie © Éditions Gallimard – dans le billet : Éditions Gallimard – Éditions du Lérot.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau