Patrick Corneau

Patrick aime assez« Lorsque les hommes regardent davantage leurs écrans que le ciel, le monde est perdu pour eux, et ils sont perdus pour le monde. » écrit Luc-Olivier d’Algange. Éric Lagadec, astrophysicien et spécialiste des étoiles en fin de vie est une heureuse exception à cette universelle calamité. Il regarde beaucoup d’écrans, et souvent, mais de façon positive et “militante” pour promouvoir une cause majeure, salutaire peut-être même vitale pour l’humanité : nous faire lever les yeux au ciel. C’est par ce geste aussi vieux que l’humanité elle-même que nous pouvons prendre conscience de ce que nous sommes, du miracle qu’est la vie, de la chance inouïe d’habiter cette planète que nous sommes en train de perdre pour nous-mêmes et bien d’autres espèces qui n’y sont pour rien. D’où le message final de ce convaincant plaidoyer qu’est L’Odyssée cosmique – Une histoire intime des étoiles : « J’invite tout le monde à lever les yeux vers le ciel afin de se rendre compte que nous sommes le fruit d’une odyssée cosmique de 13,8 milliards d’années. L’humanité est perdue dans un Univers large d’au moins 93 milliards d’années-lumière et contenant des milliards de milliards de galaxies, contenant chacune des milliards d’étoiles. » Comment levant les yeux vers la voûte céleste ne pas s’évader, s’émerveiller mais surtout, chercher à comprendre ? Ne pas essayer de trouver des réponses à des questions existentielles ? Qu’il vive en ville, à la campagne, en Europe, en Afrique, au XXIe siècle ou il y a plus de 2 000 ans, l’être humain est hanté par la question de l’origine : d’où venons-nous ? Pour y répondre l’humanité a engendré de multiples savoirs qui forment notre histoire commune. C’est cette épopée qu’Eric Lagadec raconte ici dans un style accessible à tous. Une odyssée dont il propose un récit original car tout à la fois informé, savant et personnel, intime. Cette odyssée est en réalité le croisement de trois histoires : la sienne comme astrophysicien et spécialiste de la poussière d’étoiles, celle de l’univers depuis le Big Bang jusqu’à aujourd’hui, en passant par la formation des galaxies, la vie des étoiles et des planètes, dont la Terre, et enfin l’histoire d’une prise de conscience qui amène le chercheur à reverser, partager savoirs et réflexions vers autrui en les diffusant largement. Comment ? En vulgarisant chaque jour via Twitter l’astrophysique pour des centaines de milliers d’abonnés, mais aussi en participant activement à des programmes de développement de l’astrophysique professionnelle à travers le monde. Si ses recherches l’ont conduit du Chili au Sénégal, en passant par Hawaï et la Nouvelle Zélande, la beauté des paysages traversés (en plus de celle des cieux) et la richesse des rencontres humaines ont largement contribué à lui faire prendre conscience que le ciel est le plus vieil héritage commun de l’humanité, qu’il faut donc se battre pour le préserver car nous – “poussières d’étoiles” – lui sommes, ici-bas, redevables en tout et pour tout. Eric Lagadec a l’élégance (et sûrement la prudence) de ne pas mettre de majuscule à son ciel, bref de ne pas faire remonter son odyssée à la question risquée de l’origine : l’univers a-t-il été créé ou existe-t-il de toute éternité ?
Gunther Anders déplorait qu’il y a chez l’homme ce fatal décalage entre conscience d’une fin possible et action pour survivre ; on sait combien le discours écologique peine à sortir d’une rhétorique coercitive voire stigmatisante – très sincèrement, je crois que l’argumentaire “par le haut” proposé par Eric Lagadec pour frapper les esprits est peut-être LA solution : “Lève les yeux au ciel, il t’aidera à les conserver sur Terre !

Patrick aime beaucoup !Vous voulez vivre avec des Martiens ? Alors précipitez-vous sur ce sidérant récit de Muriel de Renvergé : Grandeur et misère des Caligny qui vient de paraître aux éditions La Mouette de Minerve. J’avoue avoir été subjugué par la puissance de cet impitoyable et édifiant tableau de l’aristocratie française telle qu’en elle-même l’actualité semble l’avoir oubliée (occultée par les people et leurs buzz compulsifs)… L’auteure, pur produit de la méritocratie républicaine (parcours de réussite intellectuelle et professionnelle sans faute qui l’extrait du milieu prolétaire) perd son beau-père Gabriel, dernier rejeton de la plus ancienne noblesse bretonne, décédé dans des conditions de misère, d’abandon effroyables. Cette chute dans l’indignité et l’écart entre deux familles : noblesse versus petite bourgeoisie, la narratrice veut les comprendre lorsqu’elle découvre ce milieu qui l’a soigneusement snobée depuis son mariage avec Guillaume, le fils de Gabriel. Je cite : « Comment l’on passe d’une naissance dorée, les fées penchées sur le berceau du fils de comte, futur comte, à la maison du mort maudit. La période qui sépare la mort de Gabriel de son enterrement, un moment suspendu que le hasard a voulu très long, sera occupée à une seule obsession : révéler le nœud de cette histoire, de cet homme, de ce couple, retracer le cours d’une vie à l’envers, en partant de la fin. Mettre à jour cette foule de motifs imperceptibles que l’on résume par une lâche facilité du mot de destin, cette succession de hasards et d’événements qui a fait d’un homme à l’intelligence, à la culture et au talent rares, un vieillard pauvre, déchu et ruiné, mort dans la saleté. Je sais déjà que je ne pourrai démêler ce qui relève de la fatalité, de la malchance, de ses propres erreurs ou fautes. » Suit alors une plongée dans l’enfer d’un monde où elle ne voit « que froideur, sentiments artificiels, mouvements du cœur motivés par les calculs et les profits, rancœurs tenaces. »
L’esprit Caligny, Muriel de Renvergé va en une vingtaine de chapitres aussi serrés que documentés en devenir le peintre, remontant patiemment le temps pour rendre avec des couleurs, des jeux d’ombres et de lumières, la complexité relationnelle, l’extranéité mentale, l’anachronisme social – bref, l’étrangeté à la fois fascinante et vertigineuse de cette caste. Comment ce monde en plein délitement a-t-il pu produire un génie tel que Gabriel ? « Un de ces esprits qui ajoutent de la lumière sur la scène et de la beauté dans le monde, dont l’âme comportait mille reflets sombres ». Une histoire qui tient de la tragédie, de la geste des Atrides et fait de la série Dallas, une aimable bluette. Mais au-delà de la fresque historique à la Saint-Simon, cette plongée mémorielle est aussi l’occasion d’une prise de conscience : « La noblesse, née en son origine de la vertu, du courage, fut la première méritocratie ; elle faisait vivre un idéal, une exigence, une grâce, qui était aussi un sommet fascinant vers quoi l’on pouvait tourner son regard. Que regarder demain ? »
Avec ce récit curieusement qualifié de “roman” qui entremêle la puissance et la précarité des liens familiaux avec le déclin et la permanence de la noblesse contemporaine, Muriel de Renvergé nous donne le livre le plus fort, le plus poignant de ce début d’année. Après avoir refermé Grandeur et misère des Caligny, on se félicite d’être né dans la normalité, d’appartenir à la médiocratie, quitte, comme dit l’auteure, à se sentir “en réalité nulle part…”
Extrait.

Patrick aime assezSi par définition tous les aphorismes, fragments sont courts, ils ne sont pas courts de la même façon. Il y a donc “aphorisme” et “aphorisme” – c’est un peu comme pour les roses ou les cactus, il y a une espèce et mille variétés. C’est la raison d’être de Cactus inébranlable, la maison d’édition créée par Stevie Bourgeois et Jean-Philippe Querton : arpenter et colliger cette diversité avec un catalogue qui ne cesse de s’enrichir. Dernier titre en date : Un idiot devant l’étang d’Yves Arauxo. L’idiotie est toujours un bon signe en philosophie comme en poésie : c’est l’annonce que l’on a affaire à du sérieux, on peut faire confiance. Je me permettrai donc de corriger un mot de la présentation en quatrième de couverture de ce petit volume : « Entre apparaître et disparaître, sur la ligne de crête de l’expression, il s’agirait de se divertir de ses propres pensées comme on s’amuse, tout en s’en défiant, des propos d’un idiot. » Ce “en s’en défiant” me gêne ; je crois tout au contraire qu’il faut accorder “fiance” aux propos d’un idiot, d’autant moins “amusants” qu’ils sont naturellement sur la ligne de crête du réel (comme l’a montré le regretté Clément Rosset). Ce que fait admirablement Yves Arauxo devant son étang, décidément bien inspirant. Et puis : « Qu’opposer à l’intelligence artificielle sinon l’idiotie naturelle ? » L’I.N. = C.Q.F.D.

L’Odyssée cosmique – Une histoire intime des étoiles d’Éric Lagadec, éditions du Seuil, 2023 (19,90€).
Grandeur et misère des Caligny de Muriel de Renvergé, éditions La Mouette de Minerve, 2024 (16€).
Un idiot devant l’étang d’Yves Arauxo, coll. Les p’tits cactus #107, Cactus Inébranlable éditions, 2023 (12€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions du Seuiléditions La Mouette de MinerveCactus Inébranlable éditions.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau