Patrick Corneau

Patrick aime assezNous savions que Jeanne Weil, la mère de Marcel Proust, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, fut un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que La Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugèrent contestable et même condamnable. S’inscrivant en faux à l’égard d’analyses qui tendaient à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être ou par précaution, Antoine Compagnon dans Proust du côté juif, jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. 
Dans ce nouvel ouvrage, fruit d’une enquête à multiples rebondissements, et autant de découvertes décisives, le professeur émérite au Collège de France dissipe bien des malentendus actuels sur la judéité de Proust d’une part, sur son sentiment d’appartenance et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste d’autre part. Ce livre résulte d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust, arrière-plan familial dont il renouvelle la connaissance de façon décisive. 

Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte. Restituons brièvement cette lignée maternelle : alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828), a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godchaux (1806-1878), mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan. Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine. Antoine Compagnon note qu’avec les enfants de Baruch et Nathé, il y a peu de mariages mixtes. À la génération suivante en revanche, Jeanne, la fille de Nathé, en épousant Adrien Proust, ponte de la médecine, se marie en dehors de sa communauté, mais poursuit l’ascension sociale des siens. 

On a très longtemps minoré la dimension juive de Proust – le côté de la mère. Or, sans faire de cette judéité une grille de lecture exclusive, il convient de tenir compte de cette contribution à l’œuvre. À l’inverse, il ne faut pas oublier la culture catholique de Marcel, que La Recherche fait affleurer sans cesse par la  présence de maints indices. Antoine Compagnon cite l’art des cathédrales, le baptistère de Saint-Marc, le pain bénit, le mois de Marie, les fleurs, jusqu’à la scène de la madeleine trempée dans le thé dont la symbolique se situe entre l’eucharistie et la première communion. Il faut savoir que Proust a été très affecté par la loi de séparation en 1905, et son hostilité est quasi « barrésienne ». C’est le cœur spirituel, culturel, artistique du patrimoine national qui lui semble menacé de disparition progressive. 
Quand bien même Proust eût-il souhaité étouffer sa judéité, l’époque l’y ramena sans cesse à partir de 1895 avec l’affaire Dreyfus. Proust ne s’économisa pas alors et, comme Jean Santeuil l’atteste, il prît ardemment fait et cause pour le capitaine déchu, recueillant des signatures de soutien, affrontant son père cramponné au légalisme républicain, et se transformant même en greffier des procès en cours. Le témoignage de Jean Santeuil est unique. En 1905, s’adressant à son ami Robert Dreyfus, il revint sur l’affaire Barrès de 1898 et a ces phrases fameuses : « Pour rectifier il aurait fallu dire que je n’étais pas juif et je ne le voulais pas. Alors j’ai laissé dire aussi que j’avais manifesté contre Barrès, ce qui n’était pas vrai. »

L’autre volet sur lequel Compagnon apporte beaucoup est l’attitude des sionistes des années vingt. Ceux-ci, montre-t-il, semblent eux très libres dans l’aveu d’opinions et d’affiliations qui nous semblent aujourd’hui contradictoires, voire impensables. C’est le cas de Georges Cattaui, qui amorce en 1922 son destin d’inlassable proustien. Ce juif égyptien, rejeton d’une grande famille cairote, a alors 26 ans ; Paul Morand dit de lui, en 1935, qu’il avait été l’« un des derniers venus dans l’amitié de Proust ». Autant dire que sa parole compte, c’est sans doute pour cela qu’on l’a négligée jusqu’à nos jours. Sa nécrologie de Proust, en décembre 1922, est aussi remarquable qu’édifiante. D’abord, elle paraît dans Menorah, jeune revue entièrement acquise au « retour à Israël ». Autre élément remarquable, Cattaui n’exprime aucune réserve au sujet des personnages juifs de La Recherche. De Proust, il écrit ainsi qu’il fut le seul à avoir su « voir, comprendre et juger, avec une vérité qui n’exclut pas la sympathie, ces juifs autour de lui qu’il nomme Swann, Bloch, Rachel et Nissim Bernard. Peut-être y était-il aidé par son hérédité maternelle ». De la figure de Bloch, aujourd’hui centrale dans la dénonciation du prétendu antisémitisme de Proust, Cattaui montre subtilement la construction en facettes et lui accorde son indulgence. Mais, bien entendu, Swann les surpasse tous, ce Swann qui sacrifie à son dreyfusisme une position mondaine durement acquise. 

D’autres plumes, qui collaborent parfois à Menorah, affirmèrent de façon plus impérieuse, et leur sionisme, et le lien entre La Recherche et « le sang juif de son auteur ». Par exemple André Spire, proche de la Jewish Chronicle, qui publia un retentissant « Marcel Proust et les juifs » dans Les Nouvelles littéraires de juillet 1923. C’est André Spire, établit Antoine Compagnon, qui fut le premier, en 1923, à reproduire le fragment de lettre que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. Le texte daterait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand- père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. En fait, cette lettre dont ne survit que le brouillon fut adressée à Daniel Halévy et, loin de dater des dernières années, coïncide avec le démarrage de La Recherche. En fait d’ultima verba, pour Antoine Compagnon on a affaire à une sorte d’ébauche, celle du grand-père du narrateur, qui s’inspire de Nathé, bien que le roman ne le désigne pas comme juif. Dans cette lettre du 10 mai 1908, Proust adresse ses condoléances à l’ami qui vient de perdre son père, Ludovic Halévy, le librettiste d’Offenbach, musicien que chérissait Nathé. Mais, tout en réconfortant Daniel, il se montre presque offensant en lui rappelant le rite de la pierre, où se croisent le culte des morts et la tradition juive. Car les Halévy, père et fils, issus l’un et l’autre d’une mère non juive, étaient loin d’afficher leur part de judéité. En en faisant grief à cet ami de collège, Marcel agissait comme l’eût fait son grand-père Nathé.
Souvent très favorable à Proust dans les années vingt, la réception juive évolua, à la fin des années trente, lorsque la montée du nazisme et du racisme d’État pousse les exégètes à modifier leurs critères d’évaluation. Le premier à dégager de La Recherche des traits possiblement antisémites, est un Néerlandais : Siegfried van Praag. Il n’accuse pas Proust d’être antisémite, mais juge que son livre est devenu dangereux par la lecture qui peut en être faite désormais. De là, on passe au thème de la honte de soi, ou de la haine de soi, qui se mue en parole d’autorité avec Hannah Arendt, très influencée par van Praag, ce que montre Compagnon pour la première fois. On sait qu’Arendt n’a pas hésité à dénoncer la pusillanimité des juifs français pendant l’affaire Dreyfus, voire l’occupation allemande.

L’enquête d’Antoine Compagnon sur la réception critique de Proust dans les milieux juifs s’interrompt au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Proust, en effet, accède aux programmes scolaires sous le régime de Vichy. Ce fait qui peut paraître assez paradoxal ! C’est à Pierre Clarac éminent proustien, inspecteur général de l’Instruction publique en 1942, que l’on doit cette patrimonialisation de Proust (douze ans plus tard, il fera entrer À la Recherche du temps perdu, en trois tomes, dans La Pléiade). On ne choisit pas n’importe quel texte pour ce faire. Le choix se porta alors sur la première description de Combray, petite commune serrée autour de son clocher et ses rites ancestraux. Proust est désormais lu comme un écrivain du terroir, et non de la déliaison moderne avec ses multiples crises sociétales, civilisationnelles, etc. Comme le constate avec malice Antoine Compagnon, on est très loin des « J’accuse » de l’inquisition actuelle régnant sur les réseaux sociaux…

Avec ses nombreuses analyses et documents inédits pour explorer les rapports de l’écrivain et du judaïsme, Antoine Compagnon s’avère un guide à la fois pédagogue et passionnant. Proust du côté juif est un de ces livres rares, incisifs, marquants, qui renouvellent leur objet*.
Cette passionnante immersion dans l’histoire de la famille Weil, peut être prolongée avec l’exposition « Marcel Proust. Du côté de la mère », qu’accueille, à Paris, le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme – et dont Antoine Compagnon est le conseiller scientifique. Si vous ne pouvez vous y rendre, l’acquisition du riche et remarquable** catalogue est plus qu’un succédané consolateur.

Signalons une intéressante réédition que l’on doit aux éditions Arfuyen : Mon petit Antoine, Correspondances et conversations avec Marcel Proust d’Antoine Bibesco. Antoine Bibesco (1878-1951) fut tout au long de sa vie l’un des amis les plus proches de Proust. Il fut l’un de ses informateurs privilégiés pour constituer les personnages de la Recherche et a prêté lui-même nombre de ses traits au personnage de Robert de Saint-Loup. « Une seule personne me comprend, Antoine Bibesco ! » écrivait Marcel Proust à Anna de Noailles en 1902. Et à son ami lui-même : « Je t’ai toujours considéré comme le plus intelligent des Français. » En 1912, quand Swann est terminé, c’est à Antoine Bibesco que Proust confie son manuscrit pour le présenter à la N.R.F. Le livre ne sera pas accepté, mais la lettre qu’adresse Proust à son ami demeure un passionnant manifeste esthétique : « Le style n’est nullement un enjolivement, comme croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est comme la couleur chez les peintres, une qualité de vision, une révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit et que ne voient pas les autres. » C’est là l’intérêt exceptionnel des correspondances et conversations qu’a publiées Antoine Bibesco en 1949 : Proust ne se confie à nul autre comme à lui. Quelques lettres inénarrables donnent une idée des contorsions proustiennes pour assortir une visite, une demande de service de conditions enchevêtrées, desiderata contradictoires, suggestions policées, sinueuses justifications labyrinthiques (kabbalistiques ?) – imaginez l’embarras du correspondant lisant celle-ci… Couronné par l’Académie française, ce livre n’a pourtant depuis lors jamais été réédité.

* J’ai reçu de Bernard Vorms un article sur « Proust du côté juif » qui offre une appréciation légèrement différente et que je propose avec son accord à la lecture ici.
** Outre la belle et enthousiaste présentation d’Isabelle Kahn « Le récit caché. Proust et la judéité », un lumineux article de Henri Raczymow : « Les destins croisés de Swann et de Bloch ».

Proust du côté juif d’Antoine Compagnon, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », Gallimard, 2022.
Marcel Proust. Du côté de la mère, catalogue de l’exposition sous la direction d’Isabelle Cahn et Antoine Compagnon, coédition mahJ – RMN-GP, 256 pages, 180 illustrations, 39€.
Mon petit Antoine, Correspondances et conversations avec Marcel Proust d’Antoine Bibesco, Coll. « Les vies imaginaires », éditions Arfuyen, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Portrait de Proust, illustration de Yann Legendre ©mahJ – RMN-GP / Éditions Gallimard, mahJ – RMN-GP, éditions Arfuyen.

Prochaine chronique le 9 mai.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau