Patrick Corneau

Patrick aime pas malD’Hildegarde de Bingen je ne connaissais que la musique vocale, ayant eu, dans un lointain passé, un engouement passager pour la musique ancienne pré-Renaissance lorsqu’elle fut redécouverte dans les années 70 et diffusée outre-Rhin par d’excellents labels discographiques. C’était une nonne au génie exceptionnel. Docteure, botaniste, musicienne, femme de pouvoir et visionnaire, elle a inspiré son époque et continue d’être présente dans la nôtre.
Hildegarde naît en 1098 en Hesse rhénane en Allemagne. Dès ses 3 ans, elle a des visions divines qu’elle garde secrètes et qui l’accompagneront toute sa vie. À 8 ans elle entre au couvent où elle reçoit une solide éducation en botanique, musique, chant et pharmacologie. Au fil des années, elle développe des talents de guérisseuse et les malades viennent la consulter au couvent dont elle a pris la direction à ses 38 ans.
On lui attribue deux ouvrages naturalistes :  Physica, dans lequel elle répertorie animaux et plantes en indiquant leurs pouvoirs thérapeutiques. Et Causae et curae, un livre contre les maux physiques et psychiques, synthèse entre les remèdes populaires et les théories savantes de la Grèce antique comme la théorie de l’équilibre des humeurs dans le sang.
Pour elle, la médecine doit soigner l’âme et le corps.
Un de ses aliments fétiches est l’épeautre car selon elle, “il fournit un sang de qualité” et “met de l’allégresse dans l’esprit de l’homme”. Elle accorde même des pouvoirs thérapeutiques à la musique. Hildegarde de Bingen compose au moins 70 chants destinés aux offices, ainsi qu’un drame liturgique. Mélange d’inspiration grégorienne et populaire, son œuvre continue à être jouée. Ses prouesses ne s’arrêtent pas là. Hildegarde de Bingen invente une langue qui lui est propre et qui lui aurait été transmise dans une vision. On ne sait pas exactement comment elle utilisait ce langage dont il reste un glossaire composé de 1 011 mots. À 43 ans, une vision l’exhorte à consigner ce qu’elle voit. Elle fait alors écrire et illustrer ses prémonitions. L’une d’elle conservée dans une bibliothèque italienne, représente l’Homme au centre de la création et de l’univers et pourrait avoir inspiré L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, car l’œuvre d’Hildegarde a été largement diffusée. Femme de pouvoir, elle entretient des correspondances avec les plus grands de son temps : archevêques, papes, rois, empereurs. Elle est une icône spirituelle pour ses contemporains et on lui attribue plusieurs miracles.
Pourtant très populaire, on lui refuse une canonisation car elle a permis l’enterrement dans son monastère d’un jeune homme excommunié pour avoir commis un crime. Elle s’attire alors l’opprobre du clergé et son abbaye est frappée d’interdit pendant plusieurs années.
Dans les années 1980 en Allemagne, un regain d’intérêt pour le personnage fait apparaître son nom sur des recettes, des tisanes, des remèdes… En 2012, l’Église la reconnaît comme sainte.
La vie multiple et mouvementée de cette femme du temps des croisades fait l’objet d’un récit vivant, accessible à tous et extrêmement bien documenté d’Aurore-Marie Guillaume : Vie d’Hildegarde que viennent de publier les éditions Conférences. En une suite de scènes-tableaux très documentées, on suit le cours de ce destin d’exception sans rien omettre des doutes, des combats, des joies et des peines, des conquêtes et des humiliations qui jalonnèrent cette riche et longue vie (81 ans). Aurore-Marie Guillaume rectifie le portrait anachronique et réducteur de guérisseuse visionnaire qui est souvent donné aujourd’hui, conformément au regain d’intérêt pour les médecines traditionnelles et plus généralement pour tout ce qui s’apparente plus ou moins au chamanisme. Elle réhabilite de l’abbesse docteur de l’Église, une toute autre dimension : celle d’un esprit et d’une foi libres, insatiables d’expériences et de connaissance, au travail dans un XIIe siècle qui dément le stéréotype persistant d’un interminable tunnel de ténèbres auquel les livres d’histoire ont trop longtemps assimilé le Moyen Âge. Comme le remarque Jean Chavot dans un commentaire, cette évocation bat aussi en brèche la représentation d’une Église conçue comme un roc imperturbable, niant la grande diversité d’êtres et d’idées dont elle est animée depuis l’origine et qui, notamment au Moyen-Âge, fut un incontestable facteur de progrès et d’émancipation dont Hildegarde de Bingen est l’une des figures majeures. 
Outre un regard différent sur des femmes et des hommes du passé à l’écoute de vérités éternelles, j’ai appris – complexion oblige – grâce à ce petit livre que l’épeautre, la châtaigne, le fenouil, la pomme chassent la mélancolie contraire à la “viridité”, une notion créée par Hildegarde qui pourrait se traduire par “verdoyante vigueur”…

Patrick aime assezL’amour est une perte d’équilibre, un vertige qui fait sortir de soi – c’est ce qui sépare les hommes et les femmes pensait Hildegarde : « eux parviennent à rester posés comme des enclumes tandis que les femmes se libèrent plus naturellement de la gravité pour s’ouvrir à l’autre, à l’ailleurs » écrit Aurore-Marie Guillaume. Rilke aurait sûrement approuvé des deux mains, lui qui n’a cessé de s’interroger sur l’amour et sur les grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté, à travers les souffrances de l’abandon, à ses plus hauts accomplissements. Et voici qu’une jeune femme, laissée seule sans moyens avec son fils, lui demande conseil et réconfort : au livre qu’il a toujours voulu écrire sur ce thème s’ajoute le chapitre manquant que sont Les Lettres à une jeune femme que nous proposent les éditions Arfuyen. Écrites entre 1919 et 1924, elles ont été publiées en 1930 par l’éditeur de Rilke, Insel Verlag, un an après les fameuses Lettres à un jeune poète. Elles ont connu, elles aussi, un succès immédiat et ont été traduites dans de nombreuses langues, sauf en français. Ce n’est qu’en 1934 qu’on a su le nom de cette mystérieuse “jeune femme”, abandonnée : l’étonnante Lisa Heise (1893-1969), pianiste, horticultrice, écrivaine. Lorsque Lisa Heise écrit à Rilke, alors âgé de 40 ans, sa première lettre, elle n’en a elle-même que 26. Son mari vient de la quitter, laissant à sa charge un fils âgé de deux ans. Près de vingt ans auparavant, en 1902, elle a découvert Le Livre des Images de Rainer Maria Rilke. Dans la situation angoissante qui est la sienne à présent, ces poèmes lui sont à nouveau d’un tel réconfort qu’elle cède au désir d’écrire à leur auteur pour lui exprimer toute sa gratitude : « Je devrais me taire, commence-t-elle sa première lettre, et me contenter de la musique de vos chants, dans lesquels résonnent la douceur des nocturnes de Chopin et la force contenue des largos de Beethoven. Je devrais me taire ; mais j’aurais le sentiment d’être comme volée et de subir une grave perte si je ne cédais pas à l’impulsion de vous remercier. De grâce, ne me grondez pas ! »
L’écrivain ne la connaît pas et jamais par la suite il ne la rencontrera. Mais il lui manifeste d’emblée une attention et une compréhension exceptionnelles. Car il retrouve dans sa situation un problème qui n’a cessé de l’obséder depuis sa découverte des poèmes de la Vénitienne Gaspara Stampa et du sermon sur L’Amour de Madeleine (Arfuyen, 2015) : les amantes infortunées – Über die Verlassenen (les “Abandonnées”). 
Le poète n’a pas de conseils, encore moins de leçons à donner à la jeune femme. Mais il sait que cet amour, “trop grand pour un seul être”, il doit être possible de le détourner et “de le diriger par un système de canaux vers les choses”. “Ce trop-plein de hasards” auxquelles nous exposent les passions, “être-au-monde” en est le meilleur remède. Sans nul doute aussi a-t-il pressenti dans l’écriture élégante et ferme de ces lettres la personnalité riche et attachante de cette toute jeune femme. Car même si son existence est demeurée jusqu’à la fin difficile et précaire, Lisa Heise écrivit beaucoup. Une nouvelle, La Fontaine, qui sera publiée à Leipzig en 1950, quelques années avant sa mort. Et des écrits autobiographiques, innombrables d’abord publiés par bribes dans la presse et qui ont fort heureusement commencé d’être réunis pour une réédition Laterna magica (Les années de jeunesse à Eschwege, 1897-1910) ; La Grande Ville (Cassel et Hofgeismar, 1910-1919) Les Années de Tiefurt (1920-1923) et le journal intitulé Scherzo en mineur (Iéna, 1937-1938). 
Á travers toute cette existence, marquée par l’inquiétude et les déceptions, demeura identique l’éblouissement de ces quatre années de correspondance avec Rilke. Du côté du poète, neuf lettres seulement. Neuf parmi tant d’autres qu’il a écrites à de si nombreux destinataires. Comme il n’y eut entre 1903 et 1908 que dix lettres adressées à Franz Xaver Kappus, et ce seront les Lettres à un jeune poète.
Lorsque Lisa Heise accepte, cinq ans après la parution des Lettres à une jeune femme, de rendre publiques ses propres lettres, elle exprime mieux que quiconque tout ce que cette correspondance a signifié pour elle mais aussi pour tous ses lecteurs, “une relation humaine des plus fécondes et des plus exaltantes”. 
Le présent ouvrage, traduit de l’allemand par Maurice Betz et Gérard Pfister et préfacé par ce dernier rassemble au côté des Lettres à une jeune femme un large ensemble des écrits sur l’amour de Rilke : Les livres d’une amante, Sur la Portugaise, Celles qui aiment et 18 poèmes d’amour dont le dernier intitulé Pour Madame Lisa Heise. En fin de volume, un texte de Katharina Kippenberg, amie proche de Rilke, Souvenirs sur Rilke évoque son rapport particulier avec les femmes.
Faisant le pendant au Sur Dieu (paru dans la collection “Les Carnets spirituels” en 2021), ce livre aurait pu s’appeler Sur l’amour. L’amour, Dieu : les deux obsessions de Rilke.

Patrick aime beaucoup !Ce livre ardent consacré à Francis Bacon s’inscrit dans le cadre d’une expérience, d’une performance presque, puisque l’auteur a choisi de passer (en toute légalité) une nuit au musée d’Art moderne du Centre Georges-Pompidou, alors que celui-ci accueillait une exposition consacrée à Francis Bacon (c’était à l’automne 2019). Yannick Haenel ne se propose nul autre dessein que relater « une expérience de saisissement : comment, face à des tableaux chargés d’abîmes comme ceux de Bacon, on risque, en s’approchant, de se faire absorber. Durant cette nuit, j’ai cherché à m’avancer au plus près de cette peinture tout en me protégeant […] Car les tableaux de Bacon possèdent une force ténébreuse voire démoniaque, qui leur procure une aura de séduction ambiguë ; celui qui se laisse captiver accède à des lieux où la vérité se dénude mais il en paie le prix : toute vérité vous sacrifie ». Seul dans les salles de l’exposition, l’écrivain soudainement en proie à une violente migraine ophtalmique va faire l’expérience de cette mise en danger, évoluant huit heures durant, jusqu’au vertige entre féerie et gouffre, extase et convulsion : « Je veux trouver les mots pour dire la béance que les tableaux de Bacon ouvrent en moi ; je raconte l’aventure de leurs impacts : la peinture agit sur mon système nerveux, elle modifie mes perceptions et influe sur ma vie. J’imagine qu’il en est de même pour vous : la peinture n’est pas figée, c’est un acte aux conséquences instantanées, comme l’amour. » 
Les toiles lui adressent des signes, parfois même il semble qu’elles lui parlent. Des motifs clignotent dans la “profondeur sans limite” de la nuit : le bleu limpide de Water from a Running Tap, le pied d’Œdipe taché d’un sang rose-rouge (Œdipe et le Sphinx, d’après Ingres), les Érinyes infernales qui peuplaient déjà ses cauchemars d’enfants (Trois Études de figures au pied d’une crucifixion), le visage du peintre avec « l’air d’un hibou décavé surgissant des ténèbres, bouche cassée, faciès balayé par un espace exaspéré » (Autoportrait de 1971).
D’une salle à l’autre, on voyage autour des tableaux de Bacon tout en recevant une insigne leçon de regard incarné qui nous emmène bien loin des ratiocinations sans âme ni présence que nous déplorions il y a peu : « Je regardais ce tableau en ne pensant à rien ; ou plutôt si, au début, je pensais encore, d’ailleurs je l’observais avec des mots : je ne parlais pas, mais dans ma tête ça persistait à s’exprimer. C’est seulement lorsque le langage s’est effacé en moi que le tableau a commencé à agir : le bleu et le brun se sont mis à s’opposer en un éclat de prisme, et les couleurs de l’eau et du désert se sont progressivement redéfinies l’une à partir de l’autre : le monde est asséché, mais dans une faille de la roche coule une eau pour rien. » 
Plutôt que déambulation parlons d’une errance hallucinée : l’errance est la façon d’écrire de Haenel. Il dit ce qu’il ressent, il n’a avec l’art qu’une relation sensuelle, par moments charnelle : « J’attends tout de la peinture, comme j’attends tout de la littérature et de l’amour. Je veux qu’elle me comble – qu’elle me vide et me remplisse, qu’elle réponde aux abîmes qui s’ouvrent en moi. » Et puis : « Car l’émotion qui nous affaiblit met à nu notre regard : plus rien ne s’interpose, pas même la volonté, et voici qu’au bord de l’évanouissement on s’accorde tout entier à la peinture. On la voit, mais surtout on la reçoit. (…) Sur un certain plan d’acuité brûlante, il est insupportable de vivre, mais la peinture qui nous en transmet les instantanés n’y suc­combe pas : elle nous enrichit. » 
Il y a beaucoup de livres sur la peinture navigant entre le factuel historique et esthétique, l’hommage et la célébration dithyrambique, peu prennent le parti de Bleu Bacon. En une une expérience-limite quasi sacrificielle, Yannick Haenel parvient à conjoindre récit autobiographique et quête fébrile d’une révélation tout ensemble poétique et spirituelle. Ceci est aussi rare que remarquable.

Vie d’Hildegarde d’Aurore-Marie Guillaume, éditions Conférence, 2024 (17€).
Lettres à une jeune femme et autres écrits sur l’amour de Rainer Maria Rilke, Suivi de Souvenirs sur Rilke de Katharina Kippenberg, préface de Gérard Pfister, traduit de l’allemand par Maurice Betz et Gérard Pfister, Coll. Les Vies imaginaires n° 20, éditions Arfuyen, 2024 (17€).
Bleu Bacon de Yannick Haenel, Coll. Ma nuit au musée, éditions Stock, 2024 (19,50€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Conférenceéditions Arfuyenéditions Stock.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau