Je me souviens d’une enquête assez ancienne de Télérama auprès d’artistes, de célébrités sur la couleur de Paris. Les réponses étaient unanimes : le gris domine. Gris du ciel, des toits, tonalité blafarde générale qui imprègne les murs et les rues, particulièrement lors des mois d’hiver. Le peintre, peut alors en décliner les nuances subtiles, car seul le gris rend perceptibles les différences de forme et de couleur dans leurs variations subtiles. Les coloristes ne s’y sont pas trompés qui voyaient dans le gris le frémissement d’une émotion intime (Braque, De Staël). L’esthétique extrême-orientale en a fait l’éloge : en Chine la “fadeur” du gris suscite, comme expérience intuitive du neutre, le plaisir esthétique le plus riche et le plus intense.
Revenons aux gris parisiens. Thierry Romagné nous propose un “gris Bastille” dans un texte éponyme au Temps qu’il fait (soudainement bien nommé !).
Ouvrant cette suite de proses poétiques, j’avoue avoir craint d’être envahi d’une somnolence… grisâtre. Ce n’est pas du tout le cas : une écriture fluide vous emporte d’une page à l’autre à la découverte d’un célèbre quartier revisité et requalifié à travers toute une gamme d’états mentaux, d’émotions, de réactions dont le gris est le fil conducteur à la fois tonal, visuel mais aussi symbolique, métaphorique. Sur les lieux mêmes de l’opéra mitterrandien, Thierry Romagné met en scène un petit opéra intérieur dont l’argument est le suivant :
« un homme hantant le quartier de la Bastille autant qu’il en est hanté
constate étonné
que le nuage gris du comportement corporate
en glaubiche dans le texte
est en train de se répandre sur cette place
de prendre toute la place
et de supplanter le troisième terme
de notre vieille devise républicaine
la fraternité
bientôt réduite
en cendres
sur la terre
comme dans l’eau de la Seine/
faut-il s’y résoudre
faut-il absoudre
faut-il en découdre »
Si le gris est une sorte de torpeur diffuse produite par les startuppeurs pour nous masquer les violences managériales et sociales, alors le poète se doit de nous dégriser en décryptant ce que l’uniformité du gris cherche à cacher, à effacer, à anonymiser. L’homme mis à pied pour avoir refusé d’ajouter une touche de gris à la grisaille ambiante n’a pas de mots assez durs à l’égard des
« gratte-clavier du Onzième
sortant nombreux de terre après le travail
la face d’un sourire réflexe fendue
et là affalés aux terrasses des bars
comme s’ils étaient chez eux
dans leurs costumes gris grièche »
Cet homme, né non loin de la Bastille, se désole de constater que « la place du peuple en colère
qui l’a conquise
qui y cherchait de la poudre des armes un idéal
qui ne voulait plus entendre parler de lettres de cachet
ou de cachots/
mais c’est aujourd’hui la place des gratte-clavier du Onzième
qui y achètent eux aussi de la poudre d’ailleurs
de la blanche
coworkeurs startuppeurs auto-entrepreneurs toujours jeunes toujours hâbleurs
et toujours accros verbe haut
heureux propriétaires d’un téléphone cellulaire ».
L’amertume issue de ce Gris Bastille dont la tristesse a tout gagné, tout éteint dans l’insignifiance et l’anomie, est rédimée par la présence aimante de la belle Cendrine (Sandrine ?), la compagne de l’homme qui nous parle : « ô mon épouse avec tous tes dons
tes yeux deux cendres incandescentes d’un gris intense et lumineux
tout le contraire de la grisaille ambiante
(…) ma bien-aimée tu es le soleil gris ardent de mon exil ennuyé ».
La solitude, la déréliction et la désespérance ne sont pas des fatalités inscrites dans les valeurs du gris. En dépit de, malgré tous les malgré, l’amour et la fraternité sont saufs, et sont avec la beauté (la propriété spirituelle des couleurs), la promesse d’une vie plénière. Ces pages viennent attester qu’eux seuls permettront « d’aller en conservant une égale dignité/ et une liberté certaine/ vers le même destin d’êtres humains ».
En paraphrasant un peu Paul de Roux cité en exergue, je dirai que ce livre au verbe animé d’un sain courroux fait brèche dans le gris de nos jours, d’un gris élevé à la puissance du feu propice au réveil poétique et nous soustraire à l’âpreté ordinaire.
Passons du gris froid de Paris à la chaude couleur de Rome.
Refermant Deux histoires romaines de Didier Laroque que viennent de publier les éditions de La Coopérative, j’ai cru me retrouver un peu chez Luchino Visconti, dans le monde à la fois sombre et raffiné de Violence et Passion, ce huis clos dans lequel le fade Burt Lancaster endosse le rôle d’un professeur vieillissant (dont le modèle est le collectionneur érudit Mario Praz) passionné par les portraits de famille anglais du XVIIIe siècle, évoluant dans l’ambiance feutrée d’un appartement cossu d’un palais du centre de Rome. On baigne dans cette ambiance un peu surannée de luxe architectural, de calme mondain et de douce volupté romaine – tout ceci en surface, par nécessité romanesque car le propos de Didier Laroque est ailleurs. Comme la Ville éternelle elle-même repose sur des couches stratifiées de profondeur historique, le roman lui aussi prétend explorer des sous-couches humaines pleines de “violence et passion” sous les habits des fonctions et statuts professionnels, des missions officielles et des froids plans de carrière.
Si l’aspect romanesque n’est pas la préoccupation première de l’auteur, il faut néanmoins le présenter. Le premier récit met en scène Paule : nommée directrice de la Villa Médicis, cette historienne brillante et obscurément frustrée voit venir à elle le fantôme d’Irène Putnik, morte depuis quinze ans. Cette hallucination la ramène à l’époque où, pensionnaire de la Villa, elle avait retrouvé à Rome cette femme remarquable, qui des années plus tôt avait été son professeur de philosophie. Prenant cette étrange rencontre comme un signe qui lui est adressé, Paule entreprend d’examiner ses souvenirs. Le retour sur le passé se transforme en une véritable enquête sur les mystères que recelait la personnalité de son ancien professeur qui va l’aider par-delà la mort à réorienter sa vie.
Pierre-Henri est le protagoniste du second récit. Cet universitaire spécialiste d’histoire des religions, s’installe à Rome pour poursuivre ses recherches à la faveur d’un semestre sabbatique. L’appartement qu’il loue est celui d’un érudit récemment disparu, éminent historien du christianisme primitif. La bibliothèque et le cabinet de travail de celui-ci sont fermés à clé, mais un hasard permet à Pierre-Henri de s’y introduire. Il y trouve un dossier de notes laissées par le grand savant, faisant état d’une découverte archéologique sidérante. Voilà Pierre-Henri lancé sur les traces d’un fragment de papyrus du premier siècle susceptible de révolutionner l’histoire religieuse.
Tels sont les points de départ respectifs de ces Deux histoires romaines qui se font écho, se renvoyant l’une l’autre de subtiles résonances : l’astuce de l’écrivain étant d’avoir imaginé un MacGuffin qui relie ces deux histoires ainsi que les épisodes enchaînant chacune d’elle. Ce sont deux objets d’art : le Bouclier d’Achille, une pièce d’orfèvrerie, et un fragile petit morceau de papyrus sur lequel auraient été tracés quelques caractères “par la main du Fils de Dieu”. Objets prestigieux, recherchés et convoités, recelant des significations ou des symboles qui ont le pouvoir de mouvoir les esprits, les désirs et les passions donc les faits et gestes de quelques hommes et femmes d’influence. Requis par des énigmes venant d’un lointain passé, bousculés dans leur vies par les questionnements existentiels qu’elles suscitent, des hommes et des femmes d’aujourd’hui font le difficile apprentissage des profondeurs d’une vie de l’esprit. Certains connaîtront l’amour ; la mort, souvent brutale les saisira (étrange récurrence des chutes, foulures au sortir d’un métro, bus…). Et tous l’aventure d’une transformation de soi-même, d’une métamorphose, en un mot : d’une metanoïa. Car, comme disait Valéry, “il faut tenter de vivre”, vient le moment où l’urgence se fait d’un passage de la puissance à l’acte : « Au diable les impostures artistico-administratives ! Il faut aller, le sentiment bien net, vers la vérité » s’écrie Paule.
Comme nous le disions plus haut, le romanesque n’est pas la préoccupation de l’auteur. L’histoire n’est là que pour véhiculer une réflexion – c’est d’ailleurs une constante chez Didier Laroque : le narratif a vocation au spéculatif*. Dans son avant-dernier roman Lettres de Ponce Pilate (Champ Vallon, 2022) Didier Laroque avait brillamment conjugué un épisode de l’histoire religieuse et le destin individuel du gouverneur de la Palestine avec, en arrière-plan, le basculement entre civilisation gréco-romaine et irrésistible advenue du christianisme. C’est un peu la fin de cette séquence civilisationnelle qui est soldée ici à travers les tribulations des personnages, se débattant, il faut bien l’admettre, dans un monde en pleine déliquescence et reniement de tout ce qui l’a fondé et porté depuis deux millénaires. Didier Laroque a bien connu le monde institutionnel de la culture française à Rome comme à Paris, et la description qu’il fait ici des hauts fonctionnaires et de leurs (parfois) basses besognes est redoutable : luttes de pouvoirs, recherches de prébendes, jalousies et détestations intestines, orgueils dérisoires et vanités racornies pouvant s’exprimer véhémentement et agir de manière délétère. On pourra trouver cette comédie humaine bien sinistre mais elle compose la matière même de nos vies et Didier Laroque sait qu’avec le temps, de ce magma chaotique émergent quelques pépites, quelques complexions hors normes. Des individus d’exception vont avoir sur d’autres, une influence, un ascendant, un pouvoir de révélation et/ou de salvation qui s’affirmera lentement (temps, durée), douloureusement (ascèse) mais les hissera hors de leur disgrâce ; ainsi d’Irène Putnik pour Paule, de Pierre-Henri Teilhet pour Paul et Laure – Paul trouvera sa vocation dans la peinture (“une expérience gnostique aiguë”) et Laure résoudra son mal-être et ses errances affectives dans une dévotion oblative à son ami qui dépasse toute espèce d’amour ou d’amitié terrestres.
A travers ces figures qui n’ont rien des “super-héros” de nos consternants amuseurs, le lecteur est entraîné dans une odyssée de scènes, de signes et de faits étonnants. Le feuilletage et l’intrication des multiples plans de signification (philosophie, esthétique, architecture, histoire des religions, etc.), comme toujours chez Didier Laroque, est impressionnant. Il arrive que l’intelligence qui comprend soit, à l’occasion, au-dessus de l’intelligence qui crée et qu’elle puisse découvrir, peut-être mieux que les personnages eux-mêmes, la nature et la qualité de leurs destins sans pareils et en quoi ils peuvent nous être d’insignes modèles pour “commencer de vivre”.
Deux histoires romaines est un beau livre qui pourra dérouter par l’élévation de son sujet sous les dehors d’une intrigue non triviale, habilement ensorcelante. Il décontenancera par sa composition, son style, son écriture savante et ambitieuse, maniant le vague, la formule incisive, le mot précieux et une ironie contenue – tous éléments qui ne parlent pas le langage de notre temps, ne sont pas faits pour “emporter” le lecteur lambda mais honorer l’intelligence et le goût de quelques-uns. Les grandes œuvres demandent des moyens inédits, extra-ordinaires, polyphoniques et c’est là qu’est le vrai sujet : le travail sur la langue, son phrasé, le corps à corps d’où émerge l’épiphanie d’un sens, d’une vérité. Tel est le contrat tacite qui nous est proposé.
Une certitude : Didier Laroque n’est pas un auteur secret, avec ce nouvel opus une œuvre à part entière progresse et s’affirme avec éclat.
* Voir Sublime et grandeur. Brèves études sur les romans de Didier Laroque, (dir. A. Mascarou, contributions de Paulette Choné, Patrick Corneau, Michel Crépu, Florence Dumora, Giovanni Lombardo, Denis Kambouchner, Alain Mascarou, Benedetta Papasogli, François Rosset), Paris, Manucius, 2023.
Gris Bastille de Thierry Romagné, éditions Le Temps qu’il fait, 2024 (16€).
Deux histoires romaines de Didier Laroque, éditions de La Coopérative, 2024 (18€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographies origine Internet – dans le billet : éditions Le Temps qu’il fait – éditions La Coopérative.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.