Patrick Corneau

Patrick aime assez« L’essentiel échappe à la succession historique. » Ce sont les derniers mots de Le Dieu Kairos un précédent récit de Didier Laroque. Ils pourraient servir à résumer l’esprit de son nouvel opus chez Champ Vallon, ce fort surprenant roman épistolaire que sont ces Lettres de Ponce Pilate. Didier Laroque a imaginé la correspondance entre l’ex-gouverneur de la Palestine alors qu’il se trouve à l’aube de la vieillesse, totalement retiré de la vie publique, et son ami Postumius Térentianus (dont nous n’avons pas les lettres) supposé lui enseigner une forme de sagesse.

A travers quelques rebondissements de la vie de Ponce Pilate savamment orchestrés par l’auteur, nous allons assister à une véritable mutation de l’ancien préfet de Judée, une transformation mentale qui équivaut en réalité à une conversion spirituelle.
Il s’agit donc d’un roman spéculatif qui vient combler avec brio les blancs, les silences de la « succession historique » en offrant un destin imaginaire à un personnage mal connu mais dont le rôle fut décisif dans l’histoire de la chrétienté.
Roman de spéculation (projection dans le temps) et spéculatif (conjectures) car il s’agit, en quelque sorte, d’« entrer dans la tête » de Ponce Pilate, de sonder son mal-être, d’en explorer les origines et d’ébaucher à partir de son implication dans quelques turbulences politiques un possible destin spirituel tout en restant fidèle aux données biographiques et, surtout, au contexte historico-culturel (le règne de l’empereur Tibère). Il est vrai que les temps troubles, en mettant à nu les passions, en facilitent la connaissance ; ils sont la providence de l’écrivain qui voit des exemplaires d’humanité se compromettre et infirmer l’image qu’on se fait de l’homme dans les époques paisibles. Le tour de force de Didier Laroque est d’élaborer pas à pas, en la rendant presque inévitable, une métamorphose qui vient clore un débat intérieur obscurément déterminé par l’ancienne et malheureuse mission en Judée (où « abondèrent les ennuis politiques et militaires », « l’opacité abrupte des natifs », etc.) mais aussi par les aléas de la conjoncture présente (complot, refus de se compromettre, menaces, bannissement, clandestinité, exil en Grèce). Cela dans une prose ample, sobrement déclamatoire, dénuée de tout pathos, s’efforçant de suivre l’allure du latin écrit – langue structurellement un peu sentencieuse car influencée par le style oratoire en vogue à l’époque.

Ce qui est plus surprenant encore est la philosophie qui sous-tend cette sorte de déréliction intérieure dont nous suivons les mouvements (amertume, sentiment d’échec, d’injustice, culpabilité d’avoir condamné un innocent à mort, etc.). En effet, comme l’a remarqué le psychanalyste Nicolas Fleury  « la doctrine exposée à travers ces lettres touche à l’universel et si elle rejoint le christianisme originaire à la fin du récit, son questionnement est proche de ce que pourrait être une psychanalyse. Selon les mises en garde du mentor Térentianus, il s’agit de ‘ne pas chercher la vérité au fond d’un passé personnel’. Surtout, ‘aucune particularité […] ne doit importer sous peine de s’égarer dans un labyrinthe et d’augmenter le mal’. ‘Ce qui amène la délivrance n’est pas l’anamnèse et la découverte de supposés traumatismes passés, ni même le déchiffrement d’un sens supposé caché’. Le salut consiste bien plutôt en ‘un élargissement pensif’ où il s’agit de ‘donner ce qu’on est pour être libéré’ ». C’est d’épurer le sujet de tous les attributs qui l’embarrassent comme une ivraie, une plante adventice. En somme, la question est d’accomplir une metanoïa afin de parvenir à un complet dépouillement de soi-même via une kénose. La pensée devient alors le travail nécessaire à l’advenue d’un nouveau sujet qui se met en conformité avec le principe qui régit l’univers tel que l’entendit Anaximandre (« l’omnipotence du principe fondateur advient par l’abnégation de sa puissance ») et que rejoint l’exemple du rabbi de Jérusalem : la faiblesse est l’authentique force, « il faudrait l’humilité de l’homme pour participer à celle d’un dieu unique. » Une révélation se fait alors jour dans les dernières lettres de Ponce Pilate qui écrit : « Il y eut entre ce rabbi et moi, c’est vrai, une manière de connivence ; peut-être même, ainsi que tu l’écris, « un partage de faiblesse essentielle ». Quoi qu’il en fût, j’eus l’étrange intuition qu’il devait, d’un devoir absolu, porter sa propre fragilité au cœur de l’anéantissement. Je ne l’entends qu’aujourd’hui, vingt ans au moins après le fait. »

L’audace « spéculative » de Didier Laroque est de faire se rejoindre dans la psyché de l’ancien préfet deux traditions que l’on a l’habitude d’opposer, de nous montrer que la singulière doctrine présente chez les présocratiques grecs se confond in fine avec le message même du Christ. Tout le livre – et les péripéties que narre Ponce Pilate à son ami dans ses lettres n’en sont que l’allégorie – amène à démontrer que l’épreuve individuelle ultime consiste en la tentative de conciliation des contraires. C’est donc une traversée que nous suivons au fil de ces lettres, elle mène d’une vie qui n’était pas désirée, bruyante et mondaine, à une vie de l’esprit, toute de retrait et d’étude. Ponce Pilate vit une transvaluation de ses valeurs, il passe ainsi de l’état d’individu, encore trop humain, au sujet, qui lui, défait de toute particularité, touche au divin.
Une autre audace que certains pourraient considérer comme « anachronique » est l’analyse très girardienne que Ponce Pilate fait de la violence inhérente à l’espèce humaine. Commentant un propos de la belle Agavé sur la pratique du sacrifice, de l’holocauste dans les cultes romains dont « un fond violent hors de sens lui saute au yeux et la révolte », Ponce Pilate déclare ceci : « Je crus pertinent de faire observer qu’est ainsi attesté le monde au plus charnel, le sang ; et au plus abstrait, le paradoxe de l’innocence coupable. J’ajoutai qu’adjointes par le coup sacrificatoire, innocence et culpabilité sont unies de façon à conjurer la violence de tout ce qui s’oppose. »

La virtuosité narrative, l’audace conjecturale, le goût du savoir le plus érudit, le scrupule du lexique le plus exact, n’ont ici de sens que dans la mesure où ils ouvrent les portes de l’imaginaire, du rêve pour nous donner accès à ce que le discours historique ne peut formuler car il n’outrepasse pas le strict factuel, mais que la liberté du dire poétique et littéraire s’enorgueillit de tracer : tout cet inexprimé (gestes, sensations, impressions plus ou moins fugitives) qui fait le tissu même de la vie et dont la manifestation dépasse la seule littérature pour être – qui sait ? – voie d’accès au salut. Il a suffi (dernier paragraphe) d’un regard bien dans les yeux adressé par le rabbi au procurateur Ponce Pilate pour que le destin de ce dernier s’éclaire dans une joie indicible…
Par cet exercice stylistique de haute tenue où l’intelligible ne domine pas le sensible, mais l’équilibre en s’échangeant avec lui, Didier Laroque retrouve l’intact de cette énergie première, liée à la rêverie, au pouvoir de l’imagination, aux sortilèges de la vision qu’ont affaibli les fictions à vocation sociologique (au nom d’une discutable idéologie de justice sociale intemporelle) et les pléthoriques avatars de l’autofiction (avec souvent l’encombrante litanie de la plainte ou de la récrimination). Avec ces lettres un souffle de fraîcheur authentiquement littéraire vient revigorer notre goût de la lecture. Mais pas seulement. Comme le remarque Francis Wolff dans Dire le monde : « La littérature, c’est le livre du monde comme réserve sans fond de choses uniques et d’événements enchevêtrés. Tantôt j’y lis ce qu’est le monde, ce qu’il peut être (« c’était donc possible »), tantôt j’y lis ce qu’est la parole (« c’était donc dicible ») ».
Le possible, le dicible : voici donc la révélation qui nous vient de chaque livre, de chaque œuvre.

Lettres de Ponce Pilate de Didier Laroque, éditions Champ Vallon, 2022 (19€).

Illustrations : (en médaillon) Pilate s’adresse à la foule en montrant Jésus
et en s’écriant : « Voici l’homme », tableau néo-classique d’Antonio Ciseri, 1862, ©Galleria d’arte moderna, Florence / Éditions Champ Vallon.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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