Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Peter Handke est l’un de mes écrivains préférés, je le lis depuis la parution de son roman Le malheur indifférentWunschloses Unglück, 1972, publié en français en 1975, son discret chef d’œuvre dédié à sa mère après son suicide à l’âge de cinquante et un ans. Puis il y eut ses grandes pièces (La chevauchée sur le lac de Constance), ses contes, ses récits de voyage, ses poèmes, ses essais. J’avais été littéralement fasciné par le gigantesque Mon année dans la baie de personne (1997), qui instaurait  une nouvelle évolution dans son œuvre, comme plus tard, ses recueil de notations, À ma fenêtre le matin (2006), Hier en chemin (2011) chez Verdier. Handke, désormais installé à Chaville, en banlieue parisienne ouest, a pris pour cadre de ses narrations ce terroir dans lequel il se sent relativement en paix. Après avoir situé La voleuse de fruits son dernier roman en Picardie, le volume qu’il a publié cette rentrée, La deuxième épée, se déroule dans « l’Île-de-France, pays en soi, île-pays ». Récit placé sous l’invocation d’un passage de l’Évangile selon Luc, dans lequel le Christ demande : « et que celui qui n’a point d’épée vende son vêtement et achète une épée… ». Il s’agit d’une histoire de vengeance. Le personnage principal cherche à venger une insulte faite à sa mère. Le ressentiment du personnage est trouble, il ne contrôle pas cet accès de violence qu’il sent naître en lui : « Meurtrier, annonce-t-il, je me sentais et me savais né ‒ qui sait pourquoi, si cela venait de mes rêves, ou s’ils en étaient au contraire l’effet ». Il parle aussi, tant son désarroi est grand, de faits historiques, comme la Shoah, d’« une lettre anonyme qui menaçait de tuer mon enfant, si je ne réussissais pas à ramener à la vie les six millions de Juifs tués par mes ancêtres… » 

C’est donc en solitaire que le narrateur prépare son expédition de représailles, vêtu d’un costume Dior anthracite et d’une chemise blanche fraîchement repassée. On apprend que ce désir de vengeance résulte d’une allusion par une journaliste au fait que sa mère aurait été une fidèle, une fanatique du parti nazi (photomontage à l’appui). Ce motif a peut-être une source autobiographique : en 2014, la metteuse en scène Katie Mitchell avait monté à Vienne Le Malheur indifférent en choisissant comme toile de fond une foule saluant l’arrivée de Hitler où elle avait inséré le visage de la mère de Handke. Cette blessure va servir de prétexte à une sorte de dérive à la fois fantasmatique, hallucinée et méditative pendant toute une journée jusqu’au lendemain matin. Articulée en deux parties, « Vengeance tardive » et « La deuxième épée », cette « histoire de mai », comme l’appelle le Prix Nobel de littérature 2019, nous entraîne dans les gouffres de la solitude des régions périphériques.
On le sait, Peter Handke possède un grand art de la description, d’où tout procède, comme chez Adalbert Stifter (voir ci-dessous) un de ses écrivains de prédilection. Nombreuses sont les descriptions, dans La deuxième épée, mais elles sont toujours intégrées dans l’avancée logique de l’action, en relation avec le personnage principal, de manière à la fois phénoménologique et poétique, mythologique, dans un balancement entre objectivité et illusion, réalité et imaginaire, conscience lucide et rêve éveillé. De cet entrelacement complexe sort l’univers de Handke : un peu onirique, un peu beckettien, à la lisière du rien – ce rien dont Barthes nous dit qu’il faut cependant le dire, « qu’il ne peut être pris par le discours que de biais, en écharpe, par une sorte d’allusion déceptive* ». Il nous dépeint un monde moderne, peuplé d’individus saisis dans leur implacable singularité, voire étrangeté – avec une bienveillance rompue ici et là par un humour féroce (ainsi du club de yoga au coin de la rue ou de l’automobiliste philanthrope sur la grand-route). On croise Manu, Ousmane et Emmanuel, le peintre en carrosserie qui envoie des poèmes à partir de son téléphone portable. Car son héros est certes un solitaire, mais, par le fait même, avide et curieux des autres tout en les sachant inaccessibles. Solitude, peur, malaise et marche à pied, autant d’étapes pour aboutir à un vide fécond et créateur. Mais d’une solitude ontologique propice au dévoilement, au perpétuel examen de soi. 

Il y a quelque chose de mystique dans l’hypersensibilité douloureuse à l’état du monde chez Handke. Il est l’écrivain de l’errance, de l’incommunicabilité entre les êtres, de l’enfance sacrée, du quotidien transcendé et des infimes détails que nous ne savons plus voir encalminés que nous sommes dans le train des jours… Sa prose se calque sur le rythme de cette itinérance qui, ici, ne se fait pas seulement à pied, mais en tramway, taxi, bus. On avance, on regarde, on s’arrête, on repart. Un flux et un reflux : la merveilleuse et irrésistible monotonie de la vie, le rythme des grandes choses inévitables et leurs réverbérations dans la chambre d’échos intérieure…
Dans ce récit une sorte de pic narratif sera atteint à Port-Royal-des-Champs. Cette halte chez les Solitaires, à l’ombre de Pascal et de Racine, constitue l’acmé du livre. La méditation se fait intense : « Vrai, l’ami : le siècle dernier a connu une fin du monde, plusieurs fins du monde à la fois. Et de même tous les siècles précédents, chacun à sa manière. » Près de la ferme des Granges de Port-Royal, le narrateur découvre un pan de muret sur lequel se lit l’inscription « Aujourd’hui, 8 mai 1945, sonnent les cloches de la victoire ». Est-ce le signe que la revanche est accomplie ? Que dans ce lieu essentiel, la violence de l’histoire (le Roi-Soleil, l’Occupation) n’a pas eu le dernier mot, que celle du Wanderer s’est dissoute en se dispersant en de multiples choses vues, en rencontres mais surtout par la transcription du voyage dans le langage ? Car tout l’enjeu de ce roman porte sur le symbolisme de l’épée, la double épée plutôt, puisque le personnage du vengeur admet, à la fin, en une conclusion inattendue : « Non pas l’épée d’acier, mais l’autre, la deuxième ». C’est-à-dire ? L’ambiguïté est là, et Handke se garde d’en dire davantage mais nous comprenons qu’il s’agit de la langue : par l’écriture celle-ci se substitue à l’acte, l’irréalise, le vide de sa nécessité objective, en épuise la charge émotionnelle, accomplissant virtuellement le fantasme, la pulsion qui en ont fait naître le désir – d’où le titre un peu cryptique : La deuxième épée. 
Là est le vrai Handke, tout en étrangeté, ellipses, ironie et retrait du monde, le seul qui importe car y cohabitent sa face lumineuse et sa face sombre. Sans conteste, onirique et souverain, intemporel et concret, entraînant et intrigant**, La deuxième épée subjugue par sa puissance. 

Restons dans le domaine germanique avec deux publications intéressantes.
Patrick aime assezL’Atelier du roman avec le n° 111 : « Adalbert Stifter : avant que la nature disparaisse ». 
Même s’il ne fait pas partie des romanciers qui ont durablement marqué l’histoire et l’art du roman, ce natif de Bohême, peintre et prosateur, avec plusieurs romans et recueils de nouvelles à son actif, est considéré, en général, comme l’un des initiateurs de l’esthétique Biedermeier – esthétique magnifiant les valeurs de la famille et de la vie campagnarde. Resté à l’écart des grands bouleversements artistiques et culturels qui ont commencé à secouer l’Europe au milieu du XIXe siècle, Stifter (1805-1868) obtînt cependant l’approbation de ses contemporains, ainsi que celle des grands écrivains de tous bords allant de Nietzsche à Kafka et de Walser à Kundera et Handke. Ce qui a séduit chez lui est le rapport spécifiquement humain avec la nature au centre de toute son œuvre romanesque. L’auteur de L’Arrière-saison déploie sur fond de la grande nature, un effort minutieux et permanent pour empêcher nos sens d’être engloutis par le timing scientifique. Observer, encore et toujours observer, pour mieux admirer et mieux partager le plaisir d’admirer, telle est la leçon intemporelle qu’il donne et qu’a retenue un Peter Handke. Plus que jamais il faut le relire. Avant que la nature disparaisse. Ou, ce qui revient au même, avant que nous perdions notre nature humaine car comme l’écrit Lakis Proguidis : « l’homme qui ne s’émerveille pas devant un paysage est perdu tant pour la nature que pour la science. »
Dans le reste de cette livraison, à part les chroniques très roborativement impertinentes à l’égard de l’air du temps et ses aberrations venues du Québec, des États-Unis et de l’Allemagne, signalons la remarquable lecture que fait Jacques Dewitte des Voyages de Gulliver de Swift lequel nous rend fier d’appartenir à une espèce capable de « dire la chose qui n’est pas » (le « mentir-vrai » romanesque), et puis « Jeu et vérité », le long entretien de Lakis Proguidis avec le romancier Patrick Jean, enfin en clôture de ce riche numéro, le très bel article de François Taillandier sur le destin des livres qui, grâce à l’intercession de quelques lettrés et éditeurs courageusement transmetteurs, ont traversé des décennies d’indifférence et d’oubli. Car « les livres nous attendent. Ils ont le temps. Ils nous ont précédés, puis rejoints quelquefois. »
On ne saurait passer sous silence les dessins désopilants du regretté Sempé.

Patrick aime pas malJean-Yves Masson (qui fait partie des écrivains sollicités autour d’Adalbert Stifter dans L’Atelier du roman) vient avec Philippe Giraudon de rééditer à La Coopérative Contes populaires allemands de Johann Karl August Musæus (1735-1787), traduits de l’allemand par Albert Pessonneaux et illustrés par Albert Robida (1848-1926). Cet écrivain, fils de menuisier, connu comme dessinateur aussi bien pour ses caricatures que pour ses illustrations de grands textes, a pu épanouir ici les deux aspects les plus frappants de son immense talent, à savoir l’évocation magistrale du passé et une veine pour ainsi dire visionnaire, qui devance parfois les inventions les plus hardies du surréalisme. Ce volume depuis longtemps introuvable est l’occasion de découvrir un classique de la littérature enfantine qui est aussi un joyau de la prose allemande. Les abondantes illustrations de Robida sont un atout précieux, car en exaltant merveilleusement la magie de ces contes, elles nous permettent de retrouver un peu d’enfance au sein d’un monde qui en manque cruellement ! Nous avons besoin de grands rêves enfantins, ces contes populaires, à l’approche de Noël, nous les apportent.

* Préface à Aziyadé de Pierre Loti.
** Personnellement, je ne fais pas miennes toutes les idées de Peter Handke relatives à ses convictions politiques. Néanmoins en quoi son plaidoyer permanent pour le non-interventionnisme des États dans les affaires d’autres États dans le monde porte-t-il jugement sur son œuvre ? En rien. En revanche si j’approuve dans le livre sa diatribe contre la langue de violence des journaux (p.60), je suis plus circonspect concernant ses imprécations à l’égard des « abuseurs de droit » et l’apologie d’une idée de la justice au-dessus des lois humaines (p.103).

La deuxième épée. Une histoire de mai, de Peter Handke, traduit de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanes, Coll. « Du monde entier », Gallimard, 2022, (14,50 €).
L’Atelier du roman, n° 111 : « Adalbert Stifter : avant que la nature disparaisse », Buchet Chastel, 2022, (22€).
Contes populaires allemands de Johann Karl August Musäus, traduit de l’allemand par Albert Pessonneaux, avec 140 illustrations d’Albert Robida, éditions de La Coopérative, 2022, (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Peter Handke ©AFP / Éditions GallimardÉditions Buchet-ChastelÉditions de la Coopérative.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau