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La société palliative – La douleur aujourd’hui

Patrick Corneau

Patrick aime assezAuteur d’une vingtaine d’ouvrages – parmi lesquels Dans la nuée (2015), La Société de transparence (2017), Amusez-vous bien ! (2019), Topologie de la violence (2019), L’Expulsion de l’autre (2020), Thanatocapitalisme (2021) –, l’œuvre de Byung-Chul Han, philosophe allemand d’origine coréenne, professeur à l’université des arts de Berlin s’est imposée (avec celle de son compatriote Peter Sloterdijk, ce dernier ayant une approche plus psychopolitique) comme l’un des foyers ardents de la critique sociale sur la scène mondiale. Livre après livre, cette figure majeure de la scène philosophique internationale porte un diagnostic extrêmement virulent sur les dérives du néolibéralisme et ses mortifères excroissances, nées de la logique prédatrice de surconsommation. Après s’être intéressé à la mort – à la pulsion de mort – selon lui détournée par le capitalisme pour être redirigée vers la consommation, il sonde avec la même sagacité critique notre rapport à la douleur. L’avertissement liminaire de La société palliative – la douleur aujourd’hui (PUF) est on ne peut plus programmatique : « Notre rapport à la douleur révèle dans quelle société nous vivons. Les douleurs sont des codes. Elles contiennent la clé qui permet de comprendre la société où l’on se trouve. Toute critique de la société doit ainsi produire une herméneutique de la douleur. »

Le constat du philosophe qui peut paraître de l’ordre de l’évidence – mais les évidences sont faites pour être interrogées – est le suivant : « Il règne aujourd’hui partout une algophobie, une peur généralisée des douleurs. La tolérance à la douleur baisse elle aussi rapidement. L’algophobie a pour conséquence une anesthésie permanente. On évite tout état douloureux. Aujourd’hui, même les douleurs amoureuses sont devenues suspectes. L’algophobie se prolonge dans le social. On accorde de moins en moins de place aux conflits et aux controverses qui pourraient mener à des confrontations douloureuses. L’algophobie s’empare aussi de la politique. La contrainte de la normalité et la pression en faveur du consensus augmentent. La politique s’installe dans une zone palliative et perd toute vitalité. L’« absence d’alternative » est un analgésique politique. Le « centre » diffus produit un effet palliatif. Au lieu de se quereller et de lutter pour avoir les meilleurs arguments, on s’adonne à la contrainte du système. Une postdémocratie s’étend. Il s’agit d’une démocratie palliative. » Par refus des confrontations douloureuses, d’une « politique agonistique* » faite de débats et de controverses susceptibles d’imposer des réformes tranchantes « qui fâchent », on se réfugie dans des consensus mous, sortes « d’analgésiques à effet rapide, qui ne font que voiler les dysfonctionnements et les failles systémiques. » Ainsi on maintient le statu quo, l’identique se prolonge.

Cette posture selon Byung-Chul Han est induite par un véritable changement de paradigme : « Nous vivons dans une société de la positivité qui cherche à se débarrasser de toute forme de négativité. La douleur est la pure et simple négativité. »
Ce paradigme d’une positivité forcenée s’est introduit par capillarité dans tous les domaines de la vie en société.
En premier lieu, la psychologie qui « passe de la psychologie négative, comme « psychologie de la souffrance », à la « psychologie positive », qui traite du bien-être, du bonheur et de l’optimisme. Il faut éviter les pensées négatives. Elles doivent être immédiatement remplacées par des pensées positives. » La douleur est interprétée comme un signe de faiblesse. Il s’agit de quelque chose qu’il faut dissimuler ou transformer par optimisation. La douleur ne disparaît donc pas, elle change d’état : l’idéologie néolibérale de la résilience (mot incontournable !) la réintègre dans une logique de performance, elle « transforme les expériences traumatiques en catalyseurs de hausses de la performance ». Mais il n’y a pas de hautes performances sans risques de souffrance (le fameux burn-out), on procurera l’insensibilité à celle-ci par des médicaments, des opioïdes notamment. D’où la crise et l’immense scandale survenus aux États-Unis où près d’un demi-million d’Américains sont morts d’une overdose causée par des opiacés, prescrits ou bien vendus illégalement, entre 1999 et 2018. 

De fait, on ôte à la douleur toute possibilité d’expression : « Elle est condamnée à se taire. La société palliative n’admet pas que l’on anime la douleur pour en faire une passion, qu’on lui donne langue. »
On a oublié que la douleur purifie. Elle exerce un effet cathartique. Il manque à la culture de la société palliative la complicité de la catharsis. On l’étouffe dans les scories de la positivité qui s’accumulent sous la surface de la culture du « ça-me-plaît » et du consumérisme hédoniste (« se faire plaisir »). Comme le dit excellemment Byung-Chul Han, nous avons succombé à un « délire de l’obligeance » : « Tout est lissé jusqu’au moment où cela déclenche le bon plaisir. Le « like » est le signet, mieux, l’analgésique du temps présent. Il ne domine pas seulement les médias sociaux, mais tous les domaines de la culture. Rien ne doit faire de mal. Non seulement l’art, mais aussi la vie elle-même doivent être instagrammables, c’est-à-dire dépourvus d’angles et de rebords tranchants, de conflits et de contradictions. »

L’art contemporain « surfe » sur ce conformisme. Byung-Chul donne comme exemple, les vedettes des ventes aux enchères pharamineuses que sont Ai Weiwei ou Jeff Koons. Ces artistes-communicateurs emballent une pseudo-dissidence dans les atours d’un art ostensiblement décoratif, presque dégradé au rang du design, qui incite au « like », qui appelle comme unique réaction un « wow ! ». 
La culture de l’obligeance a selon Byung-Chul Han de multiples causes. Elle est d’abord due à l’économisation et à la commodification – pardon pour ces néologismes – de la culture. Les produits culturels doivent prendre une forme qui les rend consommables, glamour, c’est-à-dire obligeants. Cette économisation de la culture va de pair avec la « culturalisation » de l’économie : la sphère de l’art et celle de la consommation se mélangent, ce qui a pour conséquence que l’art se sert pour sa part de l’esthétique de la consommation. L’économisation de la culture et la culturalisation de l’économie se renforcent mutuellement. Les artistes se retrouvent eux-mêmes pris sous la contrainte de s’établir en tant que marques : ils deviennent conformes à la marque et obligeants (« cool »). 

La production postindustrielle, immatérielle, elle aussi se « culturise » : elle s’approprie les formes de la pratique artistique : elle doit être créative. Mais la créativité comme stratégie économique remarque l’auteur, n’admet que des variations du même. Elle n’a pas d’accès au tout autre, à l’étrangeté qui précisément constitue l’aura de l’œuvre d’art, laquelle doit pouvoir décontenancer, perturber, effarer. Il lui manque la négativité de la rupture qui est douloureuse. La douleur et le commerce comme l’« art de confort » (expression hautement contradictoire) s’excluent mutuellement. Reprenant les analyses d’Adorno sur le mécanisme réflexe de la chair de poule comme « première image esthétique », Byung-Chul Han déclare que la conscience « qui peut ne pas frissonner » est une conscience réifiée. Elle n’est pas capable d’expérience parce que l’essence de celle-ci comme le dit Heidegger est une « souffrance, dans laquelle se dévoile l’altérité essentielle de l’étant à l’égard de ce qui est habituel**. » En conséquence, la vie qui refuse toute douleur est elle aussi une vie réifiée. Seul le fait d’être « touché par l’autre » maintient la vie en vie. Autrement, elle reste enfermée dans l’« enfer de l’identique ».

La douleur EST réalité ! L’adoucissement de la pénibilité des tâches du monde d’antan est considérée comme un progrès global de l’humanité. Cela étant, sur le plan existentiel, nos vies sont-elles intrinsèquement plus heureuses ? Pour les nombreuses protections et sécurités dont nous profitons, le prix à payer est exorbitant : des vies ultra-technicisées qui génèrent le déploiement d’une névrose latente généralisée due pour partie au sentiment d’impuissance ressenti à être piégé dans les rets immatériels de la numérisation. Pour survivre dans cet environnement hors-sol dénué de tout rapport poétique avec les beautés naturelles, de toute harmonie avec le cosmos, ayant rompu avec les valeurs et les fins que dévoilaient la religion et l’art, la société palliative ne nous propose d’autre échappatoire qu’une anesthésie-amnésie permanente. Le pire, peut-être, est que nous n’en souffrons qu’inconsciemment ayant oublié (ou ignorant) ce qu’ont pu être les compensations des temps antérieurs. Il nous suffit de vibrer aux « likes », ces hochets narcissiques qui font cligner l’œil des « derniers hommes ».
Sans culture de la douleur assène Byung-Chul Han, on voit apparaître la barbarie, patente avec la destruction des savoir-penser qu’est le post-factuel (les fake news, deepfakes et autres théories conspirationnistes). L’indifférence au monde et la crise de la vérité viennent paradoxalement s’ajouter à cette violence nouvelle, issue de la positivité qui se manifeste par le sur-accomplissement, la sur-production, l’hyper-communication, ou l’hyper-activité.

On voit que la douleur est une entité culturelle complexe dont Byung-Chul Han s’efforce de tracer les contours à la fois phénoménologiques et herméneutiques dans une suite de chapitres secs, épurés mais denses où il convoque outre W. Adorno, W. Benjamin, Ernst Jünger, G. Agamben, Michel Foucault et surtout Nietzsche et Heidegger : « Absurdité de la douleur », « Ruse de la douleur », « La douleur comme vérité », « Poétique de la douleur », « Dialectique de la douleur », « Ontologie de la douleur », « Éthique de la douleur ». Dans un épilogue intitulé « Le dernier homme », Byung-Chul Han revient sur le classique de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme*** dont il critique les thèses à la lumière du régime de surveillance digitale**** pour nous livrer ce message final : 
« La vie sans douleur et dans le bonheur permanent ne sera plus une vie humaine. La vie qui persécute et expulse sa négativité s’abolit elle-même. La mort et la douleur vont de pair. Dans la douleur, on anticipe la mort. Qui veut éliminer toute douleur devra aussi supprimer la mort. Mais la vie sans mort ni douleur n’est pas une vie humaine, c’est une vie de mort-vivant. L’homme s’abolit pour survivre. Il atteindra  peut-être l’immortalité, mais au prix de la vie. » 
On ne peut qu’acquiescer à ces vérités intemporelles – elles ont été dites par d’autres – mais la torpeur ambiante et les incertitudes de nos lendemains les rendent plus vitalement primordiales.
Un rapide coup d’œil sur internet montre que ce petit livre n’a reçu que peu d’échos, sans doute parce que sa lucidité dénonciatrice gêne, elle trouble le sommeil douillet de l’inconscience satisfaite*****. Mais il est toujours temps, selon l’expression de Louis-Claude de Saint-Martin, de « s’éveiller avant de mourir ». 

Malheureusement le modèle de confrontation dit « agonistique » (valorisant l’expression du dissensus et la défense des opinions à travers un partage des rôles argumentatifs) a tendance aujourd’hui à disparaître au profit d’une violence verbale faite de paroles blessantes où fleurissent insinuations diffamatoires ou accusations injurieuses et haineuses. Violence induite et maximisée par les réseaux sociaux où l’accélération est telle que nous n’avons plus le temps de délibérer, de réfléchir, de formuler, de tester et de construire des arguments. 
** Martin Heidegger, Parménide, trad. Thomas Piel, Gallimard, 2011.
*** Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, trad. Denis-Armand Canal, Flammarion, « Champs », 1992.
**** Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, trad. Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homasel, Zulma, 2020.
***** Ou, si l’on veut, la soumission volontaire et heureuse de tous. Voir le très poignant essai d’Hervé Krief (Internet ou le retour à la bougie, Les Éditions Écosociété, 2020), véritable cri désespéré d’un être humain qui ne veut pas être dégradé au rang d’« hommécran » et de « femmécran » dans un monde où tout s’aplatit, s’accélère et se disperse…

La société palliative – la douleur aujourd’hui de Byung-Chul Han, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, PUF, 2022 (11€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Byung-Chul Han ©Getty Images – dans le billet photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions des Presses Universitaires de France.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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