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Maurice Nadeau : Soixante ans de journalisme littéraire

Patrick Corneau


Patrick aime beaucoup !Succédant aux Années Combat (1945-1951), et aux Années Lettres Nouvelles (1952-1965), ce troisième tome de Soixante ans de journalisme littéraire rassemble l’intégralité des textes littéraires de Maurice Nadeau, parus de 1966 à 2013, dans La Quinzaine littéraire, ainsi que ceux de sa revue Les Lettres Nouvelles de 1966 à 1976. Troisième et dernier tome de ce qu’il convient de considérer comme un monument d’histoire littéraire mais aussi comme un document exceptionnel sur la réception des œuvres avant qu’elles ne deviennent des classiques. Le fondateur de feu La Quinzaine Littéraire y déploie un art de la lecture qui est aussi un modèle de critique littéraire. 

Rendons d’abord hommage aux initiateurs et réalisateurs de ce travail de compilation, numérisation, édition, impressionnant par son ampleur (6 années de recherche et mise en œuvre), soit chronologiquement (tomes 1 à 3) : 1480, 1600 et 1824 pages, le dernier volume comprenant un index et sommaire des œuvres chroniquées de l’ensemble de la publication. 
Soixante ans de journalisme littéraire d’autant plus précieux que la critique littéraire, il faut bien l’admettre, a beaucoup changé depuis 10 ou 20 ans au travers de son expression et de ses visées. Il suffit de voir la place réduite qu’elle occupe désormais dans la presse écrite, dans la production radiophonique ou télévisuelle. Quant aux journaux et revues consacrés à la littérature, ils fluctuent au gré des difficultés financières ou autres et lorsqu’ils se maintiennent, c’est davantage par un traitement du livre considéré comme produit culturel émanant de l’industrie du même nom, un produit de consommation et non une œuvre de création. 

Il est difficile de résumer en quelques lignes l’œuvre de Maurice Nadeau : un journal, une maison d’édition, des mémoires. C’est une aventure très rare dans un milieu très fluctuant, très oublieux (Maurice Nadeau fut le premier éditeur de Thomas Bernhard, J.-M. Coetzee, Stig Dagerman, Michel Houellebecq, etc.) et, comme le souligne Tiphaine Samoyault* dans la présentation, « le tour de force de Maurice Nadeau est de faire de cette entreprise de presse et d’édition une œuvre véritable, autonome au sens plein du terme, à laquelle il attache son nom ». 
Je ne peux non plus dire ici en quelques lignes l’impact qu’eut sur les amateurs de littérature, l’apparition en 1966 d’un journal (non d’une revue), d’un « quinzomadaire » où l’ont pouvait lire les noms de Bernard Cazes, Roland Barthes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Gilbert Walusinski (qui formèrent le premier comité), vite rejoints par François Maspero, Edmond Jabès, Robert Bonnaud, Jean Chesneaux, Serge Fauchereau, Bernard Pingaud, Lucette Finas, Nathalie Sarraute, etc. signant des articles de qualité, mus par la passion, le souci de transmettre mais aussi un niveau d’expertise rarement atteint depuis. « Pas un simple journal de recension d’ouvrages intéressants, comme le confiera Maurice Nadeau, mais en outre un périodique animé du désir d’intervenir dans les domaines variés de la création : littéraire, philosophique, sociologique, historique, artistique, etc.** » Quelque chose donc de tout à fait unique qui n’existait alors que dans le monde anglo-saxon : un journal généraliste engagé et exigeant, ouvert sur l’actualité. 
Mais les temps changent, les publics aussi, attirés par des magazines plus faciles d’accès. Malgré la concurrence de nouveaux titres et les difficultés de gestion, Nadeau reste, épaulé par une équipe de collaborateurs fidèles : Jean Lacoste, Pierre Pachet, Roger Gentis, Albert Bensoussan, Anne Sarraute, Georges Raillard, Roger Dadoun, Gilles Lapouge, Georges-Arthur Goldschmidt, Tiphaine Samoyault, Shoshana Rappaport… Jusqu’à sa mort, il aura protégé, de sa personnalité d’« homme-siècle » et de son autorité bien réelle, la possibilité d’une communauté horizontale de pensées intellectuelles ou esthétiques, de convictions, de compagnonnages idéologiques qui se formait autour de lui et que Tiphaine Samoyault décrit avec l’œil du témoin. 

Il convient de revenir sur l’exceptionnelle personnalité de Maurice Nadeau et son rapport presque existentiel à la littérature. Ce qui transparaît dans ces nombreux articles est le choix éditorial d’une littérature à hauteur d’homme pour une critique à hauteur d’homme. Ce qui ne veut pas dire inconstance ou arbitraire. Homme engagé politiquement comme l’ont montré les tomes précédents, la critique est d’abord pour Maurice Nadeau un engagement, et, comme tout engagement révèle des fidélités à des valeurs ou à des œuvres. « Homme-repère de tout un temps » comme le dit Tiphaine Samoyault dans la préface au tome 1 – les Années Combat (1945-1951), Maurice Nadeau s’emploie, semaine après semaine, à « cartographier » le paysage littéraire de son époque, ce qui demeure et ce qui change, ce qui devait demeurer et ce qui devrait changer.
Dans son « Journal en public » qui devient la rubrique la plus lue, il peut être non pas féroce mais incisif, goguenard, maniant une plume de caricaturiste, par exemple lorsqu’il décrit les tractations et l’atmosphère des remises de prix littéraires ou « les m’as-tu-vu du roman alimentaire ». Sincère, fidèle, lorsqu’en avril 2011, il évoque avec une tendresse ironique les qualités et travers de son vieil ami Jean José Marchand*** qui vient de disparaître, son alter ego en plus pessimiste (parce qu’il est « obligé par honnêteté de se classer à droite »), comme lui lecteur boulimique, immensément cultivé tant en littérature qu’en cinéma et théâtre.

On découvre, sautant d’une chronique à un éditorial, d’un article à un hommage, un art de la lecture qui en tant que tel ne peut et ne doit jamais verser dans le strict objectivisme – ne parlons même pas de scientificité à la façon essayistique de la recherche universitaire – mais conserver une part de subjectivité exprimée avec un souci de rigueur qui empêche de verser dans l’admiration aveugle ou dans la stigmatisation arbitraire. La critique comme équilibre, non au sens du juste milieu exigé par un consensus de confort mais comme connaissance des discours contraires, entre la profusion du monde et son néant, et la mission de faire reconnaître dans la littérature le lieu de cette tension. 
Dès lors que nous avons la totalité des écrits, il est aussi enrichissant de lire deux critiques que Maurice Nadeau rédigea pour un même auteur, un même ouvrage avec leurs variations, nuances d’une humeur critique, gradations d’une critique vagabonde. C’est que ce recueil ne nous informe pas seulement sur la critique mais tout autant sur le métier de critique. Il me faut reconnaître que celui de Maurice Nadeau s’enracinait dans un temps où on savait lire. La critique littéraire telle qu’elle peut s’exercer a perdu de sa puissance et semble aujourd’hui amoindrie. Elle fut avant tout un art de l’écoute qui, peut-être avec l’accélération générale, s’est perdu. Á cet égard et sans nostalgie, un mot-clé vient à l’esprit : l’attention. Prêter attention et faire attention. Prêter attention : au style, au non-dit, au lexique, aux noms propres, aux pronoms personnels, au décor, à la couleur du ciel, à la longueur des phrases, à la silhouette des personnages, aux dates ou à leur absence, à l’élégance ou à la laideur des gestes. Faire attention : aux surdéterminations, aux projections, aux manipulations. Toutes qualités absentes aujourd’hui puisque seul compte le sujet (le « pitch » sous lequel on cherche aussitôt une position idéologique acceptée ou pas à l’aune d’un jugement moral), mais présentes et agissantes chez Maurice Nadeau comme elles l’étaient chez un autre grand critique, Jean Starobinski, et plus lointainement aussi chez Walter Benjamin qui, citant Malebranche dans un essai sur Kafka, écrivait : « L’attention est la prière naturelle de l’âme ». Hélas, un regard circulaire dans nos médias en montre le déficit patent.

Maurice Nadeau meurt le 16 juin 2013 à l’âge de 102 ans. Il avait écrit son dernier « journal en public » un mois auparavant. Si La Quinzaine littéraire cesse d’exister sous sa forme papier, depuis janvier 2016, avec En attendant Nadeau, journal entièrement en ligne, se perpétue l’idée chère à Maurice Nadeau qu’il est essentiel de passer par les livres pour comprendre les enjeux de notre monde.
Quant au legs conséquent que représente le très riche catalogue des éditions, Gilles Nadeau son fils reprend en 2014 les éditions Les Lettres Nouvelles-Maurice Nadeau dans une librairie qui porte le nom de son père, rue Malebranche, dans le Ve arrondissement de Paris où Maurice Nadeau a vécu pendant plus de soixante ans. Comme l’écrivait récemment François Taillandier****, grâce à quelques passeurs passionnés, lettrés et humanistes dont Maurice Nadeau fut un exemple insigne, « les livres nous attendent, ils ont le temps. »
* Tiphaine Samoyault anime et co-dirige avec Jean Lacoste la revue littéraire en ligne En attendant Nadeau.
** Maurice Nadeau, Une vie en littérature. Conversations avec Jacques Sojcher, Éditions, Complexe, 2002.
*** On doit à Guillaume Louet d’avoir établi, présenté et annoté en 5 volumes, soit 2910 pages, les Écrits critiques 1941-2011 de Jean José Marchand, coédition Le Félin/Claire Paulhan, coll. « Les Marches du temps », dirigée par Bernard Condominas.
**** François Taillandier, « Les livres nous attendent… », L’Atelier du Roman n° 111, décembre 2022.

Maurice Nadeau, Soixante ans de journalisme littéraire – tome 3, Les années Quinzaine Littéraire 1966-2013, préface de Tiphaine Samoyault, éditions Les Lettres Nouvelles – Maurice Nadeau, 2022 (49€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Maurice Nadeau ©Sophie Bassouls – dans le billet photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Les Lettres Nouvelles – Maurice Nadeau.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau