Patrick Corneau

Patrick aime assez« Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne, presque, n’a assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque, cependant, à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler. » 
La Bruyère, Caractères, “Du mérite personnel”.
Cette forme de retrait imposé ou consenti entre dans la définition du “célibataire de l’art”, consacrée par Proust dans Le Temps retrouvé, et telle que l’a développée Antoine Compagnon dans son cours au Collège de France, en étudiant le cas de Ximénès  Doudan (1800-1872). Cette personnalité fascinante qui, comme Joubert, n’a rien “produit” de son vivant est de celles qui, comme Doudan le confiait lui-même dans une lettre, « sous d’autres circonstances, auraient égalé ou surpassé les hommes qui remplissent aujourd’hui le monde de leur nom. Il y a beaucoup de cages où sont des oiseaux qui étaient faits pour voler très haut*. » 
J’avoue être captivé – depuis que j’ai lu Enrique Vila-Matas et Jean-Yves Jouannais – par ces artistes sans œuvres ou plutôt dont les œuvres sont “présentes partout et visibles nulle part”, ces trajectoires méconnues, virtuelles, inabouties ou abandonnées dont l’ombre portée hante les marges de la littérature. Ximénès  Doudan est de ces complexions : sympathiques et pathétiques machines célibataires détournées de leur vocation par d’obscurs et improbables mobiles, guidées par l’étoile de la mélancolie et perdant leur vie pour une littérature “qui n’était pas leur genre”… Peut-être aussi par inclination personnelle pour les prosateurs “impropres au discours continu” comme disait Joseph Joubert.
Historien, éditeur et critique, Laurent Theis reconstitue la destinée de cet “albatros baudelairien”, qui dissimula jalousement sa vie privée, et dresse un portrait sensible de cet intriguant personnage. Esprit comparable à Voltaire pour Victor Cousin, “directeur des consciences littéraires” (notamment féminines) pour Sainte-Beuve, Ximénès Doudan fut apprécié du milieu intellectuel et politique qui fréquentait le salon libéral de la duchesse de Broglie, fille de Mme de Staël, et du duc Victor, futur président du Conseil de Louis-Philippe, qui l’avaient recruté comme précepteur et dont il devint l’ami et le confident de la famille durant plus de quarante ans (la “cage de l’oiseau”). Infatigable épistolier, il décrit avec lucidité et humour la société parisienne, commente l’actualité culturelle et politique, juge sans ménagement les livres qui paraissent, et qu’il a tous lus, et leurs auteurs, qu’il connaît pour certains : Kant, Stendhal, Balzac, Hugo, Lamartine, F. Cooper, Musset, Flaubert, G. Sand, Renan, E. Reclus… Tout le XIXe siècle ausculté dans un style éblouissant par un de ses plus beaux esprits (“un délicat né sublime” dit Sainte-Beuve).
De cette figure trop obsédée de perfection pour daigner passer de la puissance à l’acte (et qui peut-être rêvait d’écrire LE livre ultime pour en finir avec tous les autres livres jamais écrits) parurent néanmoins en 1876 quatre volumes de Mélanges et Lettres. Pour Henry James, Barbey d’Aurevilly, Henri-frédéric Amiel (un frère en hypocondrie) et tant d’autres, ce fut une révélation, qu’il fallut d’urgence rééditer. Parfois certaines vie de papier sont plus éclatantes que ce qui les a précédé. On évoqua Mme de Sévigné et Saint-Simon. Proust s’empara de l’auteur, qui donna à Swann certains de ses traits**. Comme Joseph Joubert un peu avant lui, sortait de l’ombre un “psychologue d’un esprit éminent” dont l’existence n’était connue que dans des cercles très choisis. Puis le silence se fit, et Doudan emporta son mystère.
Grâce à Laurent Theis, biographe de Guizot – il a réédité des œuvres de ce dernier, ainsi que de Lamartine et de Mme de Staël – le mystère est levé et de belle façon. Cette évocation très documentée, au style vivant est suivie d’une large sélection de lettres, soigneusement annotées par l’historien, pour certaines inédites, choisies pour la variété des sujets abordés, leur importance historique, leur qualité littéraire et leur substance humaine.
* « Quant à votre mépris pour les prétendus beaux esprits qui n’ont rien écrit, j’avoue que je crois qu’il a passé une foule de talents inconnus sur cette terre (…). Je ne passe jamais dans une petite ville de province sans soupçonner qu’il y a là des inconnus qui, sous d’autres circonstances, auraient égalé ou surpassé les hommes qui remplissent aujourd’hui le monde de leur nom. Il y a beaucoup de cages où sont des oiseaux qui étaient faits pour voler très haut. » Lettre à Victorine Donné, le 9 septembre 1865.
** Laurent Theis pointe la convergence entre l’esprit de Doudan et le génie de Proust sur le thème capital du rapport entre le temps, la littérature et la vie comme dans ce passage saisissant : « Oui, les peintures du passé nous trompent. Qui en doute ? Hélas, si nous revoyons les champs riants de nos premières années, nous n’y retrouvons qu’une triste et pâle esquisse des tableaux que notre imagination s’obstinait à y voir (…). Mais il est bien vraisemblable que la nature prévoyante nous a portés à idéaliser de la sorte ce que nous ne verrons plus, afin qu’il nous restât des images plus vives et plus grandes que toutes les choses parmi lesquelles nous vivons présentement, afin que dans les âmes communes s’entretinssent en secret, et comme dans les cendres du foyer, des étincelles de poésie. » Ximénès Doudan, Pensées, Essais et Maximes, Calmann-Lévy, 1880, p. 71.

Patrick aime beaucoup !Gilles Ortlieb est un type incroyable : il est capable de nous faire vibrer à la vue d’une plaque d’égout en fonte, de nous émouvoir devant le bric-à-brac d’un jardin ouvrier, un vide grenier de village ou une course camarguaise… Le banal n’existe pas chez lui – le mot, le concept n’ont pas de signification dans son monde. Prononcer le mot est déjà porter un jugement de valeur. Car le banal est dans notre regard, dans la paresse et la fatigue de l’habitude. Le regard de Gilles Ortlieb, soucieux de se “dépayser” pour échapper à l’engourdissement dans la répétition du même, est vivifiant et naturellement magnifiant : parce que d’emblée non jugeant. Cet arpenteur aux longs cours a retiré de sa prose tout jugement : voilà donc le monde comme soulagé, débarrassé de toute espèce d’a priori ; retrouvant une gaieté native, il redevient frais, rutilant, excitant, passionnant… Une certaine qualité d’attention, à la fois minutieuse et flottante, scrupuleuse et ouverte, permet à Gilles Ortlieb d’extraire du terrain sa profondeur humaine et historique : tout un feuilletage de faits et circonstances qui échappe au béotien. Certains mots “plats” ou notations anodines ont chez lui “six étages de caves” comme disait Paulhan à propos de Cingria.
Voilà la méthode, voilà l’approche littéraire du réel que nous avions apprécié dans La Nuit de Moyeuvre (2000/2021). 
Dans Le Sel, la Dame, et l’Éponge c’est le dernier terme qui importe, le point focal à partir duquel se comprend ce récit. L’éponge est le MacGuffin de cette étrange odyssée qui se déroule en trois temps et trois lieux (France, Grèce, États-Unis) et met en scène ceux pour lesquels Gilles Ortlieb a une véritable prédilection : les errants qu’ils soient migrants, bourlingueurs, diplomates ou écrivains exilés*.
Tout commence avec la découverte, en 2018, à la pointe de la Camargue, dans un bout du monde aussi délaissé que le Grand Est industriel, de la petite cité de Salin de Giraud qui abrite encore aujourd’hui une importante communauté grecque. Rencontre qui ne pouvait qu’émouvoir le traducteur de Georges Séféris — que l’on a vu dans Journées 1925-1944, toujours à l’affût de ce qui, à l’étranger, pouvait lui rappeler son pays. Partout, dans ce bourg presque abandonné, reste vivace le souvenir de ces migrants qui sont venus s’y installer pour gagner leur pain dans les salines au lendemain de la Première Guerre, après avoir été chassés non seulement d’Asie Mineure par les Turcs (comme l’avait été Séféris), mais de la Crimée par la Révolution russe. De là, il était tout naturel pour Gilles Ortlieb de poursuivre l’enquête en arpentant l’île de Kalymnos (archipel du Dodécanèse), d’où venaient la plupart de ces anciens pêcheurs d’éponge devenus saulniers. Et plus loin ensuite jusqu’à Tarpon Springs, aux USA, autre lieu d’émigration pour les pêcheurs de Kalymnos, mais où, à la différence de Salin de Giraud, la présence d’éponges leur a permis de ne pas changer de métier. 
Fidèle à la méthode d’observation définie plus haut, Gilles Ortlieb s’attache à relever dans ces pages tout ce que, au fond, un voyageur peu attentif “voit” sans songer à le distinguer. Qu’il décrive une procession de l’épitaphios, des soirées dans une chambre d’hôtel, ou qu’il retranscrive, comme Nerval dans Les Filles du Feu, des chansons populaires, il le fait comme s’il était doté d’un regard particulier pour reconnaître ce qu’à son propos Jacques Réda a nommé “l’inaperçu”. Et ce faisant, il traque les moindres traces du fragile dessin dont parle Eschyle dans cette pensée placée en épigraphe : « Ah, l’existence humaine ; le bonheur est comme une ombre, d’un coup d’éponge humide, le malheur en efface le dessin. » Ainsi Gilles Ortlieb poursuit ce “mouvement perpétuel de navetteur de l’âme” qu’il évoquait lui-même dans Et tout le tremblement (2016).
Mais s’il prend aussi soin de nous raconter qu’un marin a pris dans ses filets, en 1994, une statue vieille de deux mille ans, la Dame de Kalymnos, peut-être est-ce parce qu’en collectant les manifestations les plus ténues du réel, et leur tremblement, il aspire de même, bien qu’il s’en défende, à faire remonter à la surface de la langue une réalité sous-marine qui, par éclats éphémères, viendrait manifester un certain or du temps — une poésie intemporelle. Celle-ci n’est pas le résultat d’un exercice en chambre mais le fruit de rencontres chaleureuses où les transactions humaines les plus modestes visent à « jeter une passerelle entre le monde alentour et la monade égarée qu’on a souvent l’impression d’être et de promener dans ce monde. » Car ce qui impressionne chez ce “veilleur fraternel” en quête des menues épiphanies du quotidien, c’est l’immense modestie doublée du sentiment aigu d’une précarité assumée : « Mais n’est-ce pas cela qu’on recherche en même temps, à chaque fois, derrière chaque départ : se retrouver exposé, vulnérable, ouvert à tous les aléas du voyage et, par soi-même d’abord, menacé ? » Conditions et dispositions qui ont sûrement beaucoup à voir avec la souplesse, la porosité, la plasticité de l’éponge, indispensables pour absorber le monde, s’ouvrir à autrui et permettre le beau livre qu’est Le Sel, la Dame, et l’Éponge, gage d’un peu de pérennité à ce qui sera effacé “d’un coup d’éponge humide”…
* Le Bruit du temps publie en même temps une réédition de Au Grand Miroir, un petit essai de Gilles Ortlieb sur l’exil de Baudelaire à Bruxelles (1864-1866) publié initialement aux éditions Gallimard dans la collection “L’un et l’autre” en 2005, ici précédé d’une préface inédite d’Alexandre Postel et suivi d’un entretien de l’auteur avec Thierry Bouchard. Le dernier chapitre “Post-scriptum” et son évocation des “tristesses de Bruxelles” (“l’ennui et le rien”) prouve – s’il en est besoin – combien les talents de l’essayiste s’adossent ici aux puissantes ressources d’un écrivain de premier ordre.
[Pour aller plus loin avec et sur Gilles Ortlieb : la revue de poésie contemporaine “Ce qui reste” et la revue Europe]

Patrick aime pas mal« Si j’en crois la Théologie, j’ai droit, après ma résurrection, à un Corps Glorieux, dont je connais les principaux caractères : impassibilité, clarté, agilité et subtilité. J’ai beaucoup travaillé sur l’impassibilité dans ma première vie, à cause de la maladie. La clarté me paraît naturelle, l’agilité est ma spécialité, la subtilité me permet de traverser sans effort toutes les matières dures et brûlantes.
Je n’ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma Deuxième. » 
Ainsi s’exprime Philippe Sollers dans son dernier livre, écrit jusqu’à la fin “d’une main claire comme dit Yannick Haenel. L’écrivain médite sur sa mort, sur sa vie à partir d’une hypothétique “Deuxième Vie” où tout se rassemble dans une lumière calme, une apparente sérénité non dépourvue de drôlerie et même de malice (à l’égard de Madame Ernaux). Tout Sollers concentré dans la lucidité des nuits d’insomnie : il parle de médecine, de Dieu, de Venise, de Picasso, de Michel Houellebecq, de la télévision (supérieure au cinéma qu’elle a tué, en ce qu’elle démontre “la bêtise démocratique”), de la falsification générale – bref de ses passions fixes. Malgré le déclin physique – mais heureusement la chimie est là – l’imprécateur continue à toucher juste. Dernières pensées donc, pas toujours apaisées, plutôt nimbées de l’acceptation raisonnée de ce qui a été pour s’acheminer vers une dernière lueur qui brille dans la nuit : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. »
A signaler la très touchante postface de Julia Kristeva qui analyse ces dernières pages pour en extraire les motifs insistants et les rapporter à chacun des romans de l’écrivain – une sorte de récapitulatif d’où émerge la cohérence d’une œuvre sous le regard de l’amour et la force d’une complicité scellée dans un compagnonnage intellectuel et spirituel absolument unique.

Ximénès Doudan (1800-1872), “Une perle inconnue” de Laurent Theis, éditions Perrin, 2024 (23€).
Le Sel, la Dame, et l’Eponge de Gilles Ortlieb, éditions Le Bruit du temps, 2024 (13€).
Au Grand Mirroir de Gilles Ortlieb, préface d’Alexandre Postel, suivi d’un entretien avec Thierry Bouchard, éditions Le Bruit du temps, 2024 (9€).

La Deuxième Vie de Philippe Sollers, éditions Gallimard, 2024 (13€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Perrinéditions Le Bruit du tempséditions Gallimard.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau