Une des revendications les plus fréquentes de Clarice Lispector, l’écrivaine brésilienne, est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite. Ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et de se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : « Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, dit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même ». En effet, la raison s’épuise dans ses tautologies et n’explique rien, elle est vide et elle est suffisante. Clarice Lispector ajoutait : « Être cohérent c’est se mutiler ».
Cette désinvolture me plaît beaucoup chez celle qui voulait écrire « au moyen de mots qui en cachent d’autres ; les vrais ne pouvant être révélés ». La « méthode Lispector » – une sorte de phénoménologie flottante, ouverte – est de s’efforcer de « regarder les choses avec une attention superficielle pour ne pas les casser. Prendre le plus grand soin à ne pas les comprendre. Puisqu’il est impossible de les comprendre, je sais que si je les comprends, c’est une erreur de ma part. Comprendre est la preuve de l’erreur. Comprendre n’est pas la façon de voir. Les choses sont exemptes de la compréhension qui blesse. » (extrait de sa nouvelle proposée ici en lecture intégrale : La poule et l’œuf).
Kafka est passé maître dans une certaine « obscurité éloquente » : ainsi les phrases que nous ne comprenons pas peuvent nous aider beaucoup plus que celles que nous comprenons parfaitement car elles nous obsèdent, nous envoûtent par leur énigme et, avec le temps, finissent par se laisser comprendre pour révéler un « éclat » de sens térébrant – ce qu’avait parfaitement « compris » Clarice Lispector (Hélène Cixous disait que « Kafka est irrattrapable, sauf… par elle. »)
Dans cette merveille que sont ses Chroniques*, recueil d’articles écrits pour la presse brésilienne, j’ai choisi quelques uns de ses propos sur l’usage de l’intellect. Ils sont plein d’une sagacité non conventionnelle, déconcertante. Au-delà de leur apparente impertinence, ces « paralogismes » sont d’une profondeur dont un type d’homme européen dit « intelligent » (et forcément assez imbu de cette qualité) serait difficilement capable… Il s’agit de saisir et désigner des vérités qu’on ressent mais qu’on a jamais clairement énoncées, peut-être parce qu’elles sont trop proches de nous, trop intrusivement existentielles. Clarice ne méprisait pas la raison ratiocinante, simplement elle en avait compris les limites comme en témoigne le texte ci-dessous de 1947 (elle a 27 ans !) où déjà pointe une nature mystique qui a tôt expérimenté intérieurement une sorte de lévitation mentale (la « pensée supérieure ») qui transcende toutes les dimensions et ressources de l’intellect. « Tout ce qu’on ne comprend pas se résout avec l’amour » avait-elle écrit dans Le bâtisseur de ruines. De fait, son extraordinaire art et pouvoir de vision la rattache à la tradition kabbaliste de la mystique juive, à la pensée de Spinoza.
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On demandera ce qui motive cette réserve de Clarice Lispector à l’égard des supposés pouvoirs de l’intelligence rationnelle ? J’avancerai une vigilance intuitive contre la tentation de la bêtise. Prudence dont la règle d’or est d’abord une précaution logique : se garder des propositions générales assertives, du type : X est Y (par exemple « La femme est naturelle », Baudelaire, Mon cœur mis à nu). Il y a dans toute proposition noétique de ce type un risque de distorsion de la réalité qui n’est pas exempt d’arrière-pensées, autrement dit de jugements a priori impliquant une forme d’immoralité : X est Y c’est-à-dire Z (comme lorsque Baudelaire en déduit : « c’est-à-dire abominable »). Au fond, lutter contre la bêtise c’est mener un combat pour désillusionner l’individu du petit théâtre qu’il se fait pour supporter l’existence en préférant un mensonge réconfortant, une illusion consolatrice à une vérité amère. Et c’est se garder des affirmations péremptoires et univoques (imparablement logiques soient-elles). Le grand romancier, qu’il s’appelle Cervantès, Flaubert, Tolstoï, Proust, Joyce, Clarice Lispector ou Milan Kundera n’est ni un embellisseur ou un assombrisseur du monde, mais un esprit lucide qui nous mène au cœur de nos contradictions, de nos faux-semblants, de nos fables, de nos rêves ou de nos fantasmes. Quand les masques tombent, le lecteur reçoit un choc, son image des choses vole en éclat ; il éprouve aussi une grande satisfaction, une joie même : il a fait un pas (de plus) vers davantage de présence à soi et au monde.
6 novembre 1971
L’USAGE DE L’INTELLECT
Voici quel a peut-être été mon plus grand effort dans la vie : pour comprendre ma non-intelligence, mon sentiment, j’ai été obligée de devenir intelligente. (On utilise l’intelligence pour comprendre la non-intelligence. Ensuite seulement l’instrument – l’intellect – par une déviation du jeu continue d’être utilisé – et nous ne pouvons pas saisir les choses avec des mains propres, directement à la source.)
1er février 1969
NE PAS COMPRENDRE
« Je ne comprends pas. » Cela est si vaste que cela excède toute compréhension. Comprendre est toujours limité. Mais ne pas comprendre peut ne pas avoir de frontières. Je sens que je suis bien plus complète quand je ne comprends pas. Ne pas comprendre, de la façon dont j’en parle, est un don. Ne pas comprendre, mais pas comme un simple d’esprit. Le mieux c’est d’être intelligent et de ne pas comprendre. C’est une étrange bénédiction, tout comme souffrir de folie sans être folle. C’est un désintérêt paisible, c’est une douceur de sottise. Sauf que de temps à autre vient l’inquiétude : je veux comprendre un peu. Pas trop : mais à tout le moins comprendre que je ne comprends pas.
13 juillet 1968
MON PROPRE MYSTÈRE
Je suis si mystérieuse que je ne me comprends pas.
2 novembre 1968
SENSIBILITÉ INTELLIGENTE
Des gens qui parfois veulent me faire un compliment me disent intelligente. Et ils sont surpris quand je dis qu’être intelligente n’est pas mon fort et que je suis intelligente comme tout le monde. Alors ils pensent qu’en plus je suis modeste.
Bien sûr, j’ai une certaine intelligence : mes études l’ont prouvé, de même que plusieurs situations dont on ne réchappe que grâce à l’intelligence. De plus je peux, comme beaucoup, lire et comprendre certains textes considérés comme difficiles.
Mais souvent ma prétendue intelligence est dérisoire comme si j’avais l’esprit aveugle. Les gens qui parlent de mon intelligence en vérité confondent « intelligence » et ce que j’appellerais maintenant « sensibilité intelligente ». Celle-ci, oui, souvent je l’ai eue ou je l’ai.
Et, en dépit de mon admiration pour l’intelligence pure, je trouve plus importante, pour vivre et pour comprendre les autres, cette sensibilité intelligente. La presque totalité des gens que je connais sont intelligents. Et également sensibles, capables de sentir et de s’émouvoir. Ce dont je me sers, à mon avis, quand j’écris et dans mes relations avec des amis, c’est de ce type de sensibilité. Je m’en sers même dans des contacts superficiels avec des gens dont très souvent je capte l’état d’esprit immédiatement.
Je suppose que ce type de sensibilité, grâce à laquelle non seulement on s’émeut mais aussi on pense pour ainsi dire sans se servir de sa tête, je suppose que c’est un don. Et, à l’image d’un don, elle peut être étouffée par le manque d’usage ou se perfectionner par l’usage. J’ai une amie, par exemple, qui en plus d’être intelligente a le don de la sensibilité intelligente et qui professionnellement ne cesse de s’en servir. Alors le résultat, c’est qu’elle a ce que j’appellerais un « cœur intelligent » à un très haut degré, qui la guide et guide les autres comme un véritable radar.
2 février 1947
AU BORD DE LA BEATITUDE [Texte repris clans Água Viva, pp. 185-187]
Quand on voit, l’acte de voir n’a pas de forme – c’est ce qu’on voit qui a une forme. Il en va ainsi d’une certaine espèce de pensée « supérieure ». En elle-même – en tant qu’acte de pensée — elle n’a pas de forme. Et comme la vraie pensée qui pense à elle-même, cette espèce de pensée atteint son objectif dans l’acte même de penser. Ce qui ne signifie pas que, dans ce cas de « pensée supérieure », on pense vaguement ou gratuitement. Il se trouve que la pensée primaire – en tant qu’acte de pensée – a déjà une forme et est plus facilement transmissible à elle-même, ou mieux, à la personne même qui se trouve la penser ; et pour cette raison (de ce qu’elle a une forme) elle possède une portée limitée. Alors que la pensée dite « supérieure », comme une chose de pensée, est libre. (Ce qui est différent de « vague » ou de « gratuit ».) Elle est libre au point qu’au penseur lui-même cette pensée semble sans auteur. La béatitude a ce même caractère. Ou mieux, cette pensée libre supérieure conduit à la béatitude. La béatitude commence au moment où l’acte de penser s’est affranchi de la nécessité de la forme. La béatitude commence au moment où la pensée a dépassé la nécessité de penser de son auteur, et où celui-ci s’est vu près de « la grandeur du rien ». On pourrait dire : du tout. Mais « tout » est quantitatif, et la quantité a pour limite son commencement même ; et observer « tout » mène à penser à un objet déterminé ; la vraie grandeur est le rien, qui n’a pas de barrières et où l’homme peut étendre sa pensée. Étendre sa pensée jusqu’à ce qu’elle se perde de sa vue, et jusqu’à ce que l’homme soit devant sa propre pensée – le regard, le regard qui regarde. Et qui ne parvient pas même à voir. Étendre sa pensée jusqu’à ce que l’homme soit face à sa propre pensée un « objet », « incapable de penser ». Cette béatitude face au rien peut se dire face à Dieu. Dieu commence à un certain point de la pensée. Cette assertion n’est en elle-même ni profane ni religieuse. Un mystique peut la reconnaître. Et tout cela n’implique pas le problème de Dieu, à proprement parler. On parle de la pensée de l’homme, et d’une telle guise que cette pensée peut parvenir à un degré extrême d’incommunicabilité – qui, dans le même temps, pour cet homme, est le stade de communicabilité plus grande.
(Dormir nous rapproche beaucoup de cette pensée. On ne parle pas du rêve qui, en l’occurrence, serait une pensée primaire ; on parle de « dormir ». Dormir est d’une certaine façon s’abstraire.)
* Chroniques de Clarice Lispector – édition complète 1946-1977, traduit du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni et Didier Lamaison (textes inédits) et par Jacques et Teresa Thiériot, Éditions des femmes – Antoinette Fouque, 2019.
Illustrations : photographies de Clarice Lispector.
Patrick!
Chacune de tes chroniques me pousse à acheter l’ouvrage dont tu parles.
Encore merci.
Jean-Pierre.
?
La « méthode Lispector » me fait penser aux koan zen et me conduit à rechercher dans ces deux portraits, qui se ressemblent fortement, une trace asiatique….
Oui, vous avez raison, il y quelque chose d’asiatique dans l’approche du monde chez Clarice Lispector.
🙂