Patrick Corneau

Umberto Eco qui possédait un pied-à-terre à Saint-Sulpice, se sentait obligé de sauver J. K. Huysmans en ces termes: « Ce n’était pas franchement un grand écrivain, il était encore trop imprégné de la tradition réaliste de Zola, dans un style somme toute assez plat. Mais son imagination perverse m’a toujours fasciné. Je dois lui reconnaître son amour pour toutes les littératures et les formes d’art de la décadence, sa capacité à rendre à merveille la basse dignité de cet étrange monde. Et si la seconde partie de son œuvre est plutôt ennuyeuse, je dois reconnaître qu’A rebours reste un grand livre, son chef-d’œuvre sans doute. Imaginer Des Esseintes, reclus dans son grand pavillon, entièrement dévoué à l’étude et à l’oisiveté, voilà qui me plaît! C’est un ouvrage qui mériterait en tout cas d’être relu et apprécié à sa juste valeur. »
Faut-il sortir Huysmans de l’oubli pour autre chose que son sempiternel et extravagant roman névrotique? Faut-il désensabler cet écrivain pessimiste, peu lu aujourd’hui, qui fut en son temps qualifié de provocateur et de scandaleux? Oui, parce je crois qu’il était, à défaut d’être un grand romancier, un excellent journaliste et chroniqueur. Et avant tout un remarquable critique d’art, à l’œil sûr (c’est-à-dire moderne, tant il est vrai que, pour une histoire de l’art toujours téléologique, être moderne c’est s’accorder à notre goût) porté, magnifié par un style hors-pair capable avec des images inattendues de décrire les effets émotionnels que suscitait en lui la peinture ou le spectacle du monde. Le plaisir d’apprécier ce singulier talent d’observateur (et de flâneur) nous est offert par les éditions Jérôme Millon qui viennent de rééditer opportunément De tout. D’abord publié en 1902, De tout n’avait pas connu d’édition nouvelle depuis celle des Œuvres complètes de Huysmans en 1934. Souvent présenté comme un ouvrage composite, le livre entrecroise trois thèmes obsessionnels de l’auteur: l’espace, la religion et l’art. Huysmans livre des aperçus cocasses ou érudits sur des coins de Paris, de Hollande et d’Allemagne, nous fait découvrir des monastères et présente quelques figures de sainteté insolites. C’est un délice de retrouver à chaque page le style savoureux empreint d’un relent de faisandé ou d' »échoppe d’apothicaire » de celui qui se présentait comme « un inexplicable amalgame d’un Parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande« . C’est en esthète, en artiste amoureux de la couleur et de la lumière intimiste des peintres nordiques qu’il dénonce les platitudes de l’existence petite-bourgeoise auxquelles on n’échappe que dans la retraite authentique du cloître où survivent les beautés non mercantiles de la liturgie et du plain-chant. Car d’extrêmes tensions politico-religieuses secouent la France au début du XXe siècle avec lesquelles Huysmans (qui obtînt l’oblature à Ligugé en 1901) entre en polémique. Mais, au-delà de ces circonstances, il lui faut De tout pour faire un monde. Y compris l’univers de médiocrité et de mesquinerie qui forme son biotope – il faut voir avec quel dégoût, quels hauts-le-cœur, vitupérations, il rapporte une séance chez le coiffeur assimilée presque à une visite dans un clandé de la pire espèce comme ceux du quartier Saint-Pauli qu’il visita à Hambourg. Décidément le corps de Huysmans ne devait pas être facile à approcher… Avec ces fragments de géographie urbaine et d’histoire religieuse, Huysmans s’appuyant sur son expérience et son extraordinaire érudition, explore et entrelace les notions de Lieu et de Dieu qu’il rend perméables, dialectiquement compatibles. Comme le souligne excellemment Jérôme Solal dans la préface: « Le domaine d’intersection qui parfois réunit avec bonheur ces deux thématiques forme une « surface de réparation« : un corps apaisé s’assoit en un lieu, un dieu fervent surgit en un corps. En cet espace, on cesse de vivre son existence comme une peine, une punition, une pénalité, et l’on peut se (re)construire dans le don notoire de soi aussi bien que dans l’obscurité de la retraite. » C’est à ce croisement qu’intervient le troisième thème de ce recueil: l’art. Pour Huysmans la beauté sauve du réel honni, la contemplation offre un refuge spécial où une respiration (l’esprit est souffle!) est enfin possible. « Elle lui épargne, ajoute Jérôme Solal, la fadeur de l’insignifiance, l’incarne et le transmue en lui accordant un horizon à partir duquel, au-delà de leurs créateurs, les chefs-d’œuvre se détachent et brillent supérieurement. » Ainsi le musée est-il ce domaine sacré qui rassemble et délocalise, qui dévoile et divinise.
Tel est le « tout » dans De tout. Tout compte fait un univers cohérent, un world in progress enfin digne d’être habité où les pouvoirs de l’art, par-delà les controverses d’un siècle mécréant, tracent en filigrane sinon la formule ultime d’une vie rédimée, sauvée, du moins les contours d’une secourable et apaisante « surface de réparation » selon la belle et sagace formule de Jérôme Solal.

De tout de J.-K. Huysmans, précédé de « Cafés, carmels et sleeping-car: De tout pour faire un monde » par Jérôme Solal, Éditions Jérôme Millon, coll. Golgotha, Grenoble, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie origine inconnue / Éditions Jérôme Millon.

Prochain billet le 24 novembre.

  1. pascaleBM says:

    Intéressant, vraiment Cher Lorgnon, cette approche de celui qu’on ne regarde souvent que par un seul bout « de la lorgnette »….

    Mais, j’avoue ne pas comprendre ce bout de phrase « pour une histoire de l’art toujours téléologique, être moderne c’est s’accorder à notre goût » ; si, comme je le crois et comme l’étymologie m’y engage, téléologie signifie « en vue d’un but, d’une fin » ou quelque chose comme « selon une destination » pour ne pas dire un destin -comme chez Hegel pour qui l’histoire, l’histoire tout court est téléologique-
    je ne vois ni ne comprends en quoi l’histoire de l’art est téléogique, et qu’elle l’est « toujours », ce serait attribuer à l’art une dimension qu’il n’a pas premièrement, et aussi, ne serait pas compatible avec la fin de la phrase « s’accorder à notre goût » qui échappe à toute dimension universelle (pour faire vite, encore et toujours) ; il y a comme une incompatibilité entre toute dimension téléologique et le goût particulier (ou des particuliers…) et ce serait concevoir l’histoire de l’art comme celle d’un progrès, au sens de progression bien sûr… cela ne se peut!
    Bien à vous…

  2. Votre rigueur philosophique m’effaie… 😉
    Je voulais simplement dire que nous lisons l’histoire de l’art avec l’inévitable regard rétrospectif donc biais qui la fait « nécessairement » aboutir à notre goût (ou plutôt celui du moment donc moderne). Il en est (peut-être) de même pour l’histoire en général, d’où les polémiques… Vous pouvez remplacer « téléologique » par « finale ».
    🙂

    1. pascaleBM says:

      Je me doutais que je pouvais me faire taper sur les doigts ou sur le bec, mais loin de moi l’idée de vous faire des frayeurs… Rigueur et philosophie font pléonasme par la philologie ; c’est pourquoi -Cher Lorgnon- « finale » en lieu et place de « téléologique » ne me chaut point non plus ! (mon petit bonhomme jaune est en ballade, et me dit qu’il voit rouge en ce moment!).
      Rien de cela n’enlève le compliment de ma première première phrase, qui ne se mesure pas à sa brièveté, mais à sa sincérité.

  3. Sickfred Inhumate says:

    Ce qui me surprend, dans ce billet, c’est M. Eco considérant qu’Huysmans « était encore trop imprégné de la tradition réaliste de Zola, dans un style somme toute assez plat ». Si l’on excepte « Les Soeurs Vatard » et « En ménage », j’aimerais que l’on me dise dans quelles oeuvres il se rapprocherait de Zola. La crudité de « Marthe » et les tendances pré-surréalistes d' »En rade » – je mets volontairement « A rebours » de coté- révèlent pourtant un auteur au style riche et original dans les oeuvres qui précédent celles du cycle Durtal. Huysmans m’apparait comme le seul auteur qui ne se soit jamais laissé enferrer dans un genre. Exceptée sa période naturaliste (sui ne tient qu’en 3 romans), chacun de ses livres se veut une approche nouvelle de l’art de l’écriture, Du « Drageoir à Epices », recueil de poèmes en proses, aux « Foules de Lourdes », texte hétéroclyte aux contours incernables, Huysmans a toujours cherché l’originalité par-devers la difficulté nonobstant la réception qui se ferait de ses oeuvres. Je ne suis pas certain que l’on puisse dire de même des écrits de M. Eco. Enfin, la postérité seule jugera.

    1. Patrick Corneau says:

      Merci pour ce commentaire très éclairant sur les talents multiples de Huysmans, une belle invitation à le lire ou le relire sans apriori (n’en déplaise au regretté Umberto Eco).

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