Patrick Corneau

Avec le temps, à mesure que je m’éloigne des rivages bruyants de la vie, j’aperçois que mes préférences en termes de lecture vont vers les récits de voyageurs, la chronique des règnes, les portraits de figures historiques, les mémoires, les correspondances, les journaux intimes et confessions plus ou moins autobiographiques plutôt que le roman (et épisodiquement la poésie). En réfléchissant, je constate que cette dilection concerne les livres où le poids de chair, la portion de « tripes sur la table » (Céline) peut venir faire oublier le travail du style et/ou de la langue. D’ailleurs les bonheurs de langage, les épiphanies du sens dont l’accent de vérité transcende l’écriture au point de nous émouvoir ont leur « style » en eux-mêmes. La justesse trouve soudainement, magiquement les moyens de son expression. Le lecteur pousse un « Ah! » intérieur qu’il pourrait exprimer verbalement par: « Mon Dieu, comme c’est criant de vérité! » Là où l’écrivain fusionne dans une unique saisie le sensible et l’intelligible, là la prose se hausse au poétique. C’est un truisme de dire après Proust que « le lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même »; cette énigme que nous sommes à nous-mêmes, nous cherchons à la percer avec les clés que nous tendent les écrivains. Toujours nous sommes dans l’attente (l’espérance) de celle qui, pour nous, fonctionnera. C’est un jeu à l’aveugle, donc sans fin: mille lectures pour quelques clés, portes qui s’ouvrent… On n’a rien sans rien sans doute. Mais on a beaucoup si l’on s’efforce. Si l’on sait lire. Car là aussi paradoxalement l’impact du livre ne dépend pas tant de l’auteur que des dispositions du lecteur. L’auteur propose, le lecteur dispose…
Pardon pour ce préambule un peu long pour parler d’un livre qui se place dans la lignée de Tuiles détachées de Jean-Christophe Bailly, ces livres-bilans, livres de maturité où l’on remue l’entêtante matière autobiographique, où l’on ravive son « oublieuse mémoire ». Avec Celui qui dut courir après les mots chez Phébus, Gil Jouanard nous offre un livre hors-normes, série de variations sur les mots, l’écriture et l’art de se dire. En se basant sur quelques épisodes de sa jeunesse et de son enfance, il nous raconte comment le langage structure notre rapport au monde. Ou, comment à huit ans, à l’approche du divorce de ses parents, l’enfant taciturne et contemplatif qu’il était se mit tout à coup à parler. Mais ce ne furent pas ses mots propres qui franchirent ses lèvres, plutôt ceux de Zorro, de Tarzan, de Buffalo Bill… les héros de ses livres préférés. À l’adolescence, c’est l’amour qui servit de révélateur à sa timidité maladive et à sa sensibilité rêveuse. L’amour et… la chanson qui transforment sa voix, autant que son rapport à la séduction et aux autres. Deux épisodes de ce livre qui, en se confrontant à nos paroles, explorent notre rapport à nos semblables, entre indépendance et dialogue, singularité et ressemblance.
A lire Gil Jouanard explorant avec un art très singulier (dont une impressionnante lucidité) son rapport à la langue – la langue lue puis écrite – celui-ci m’a renvoyé à ma propre naissance aux mots, à l’univers en expansion qu’ils ont créé (ou que j’ai bâti) en moi, autour de moi. Je rejoins l’observation faite en commençant: Gil Jouanard nous aide à comprendre comment on devient un être de langage, dans quel piège on s’enferme et à quelle merveille on accède (d’où l’importance de ces « clés » dont je parlais). La merveille est que l’amour des mots nous fait entrer dans la catégorie des êtres en instance de délivrance: « émancipation, non pas tant sociale, économique, politique, qu’existentielle, intrinsèque. » Mais bien plus que cela selon Gil Jouanard:
« Il avait appris qu’on ne changeait pas la vie par des discours, mais par des actes, et que la puissance d’action du langage n’était pas dans ses vertus déclamatoires, mais plutôt dans la subtilité de son pouvoir de combustion et dans sa luminescence intérieure (d’autant plus irradiante que davantage intériorisée).
Il n’épouserait jamais des causes; il ne prendrait jamais sa plume pour ce qu’elle n’était pas: un glaive ou un bou­clier. Le glaive et le bouclier sont faits d’acier trempé; les mots sont du souffle articulé, non pour vaincre ou pour convaincre; mais pour éveiller et propulser dans une autre dimension, dans toutes les autres dimensions possibles; non seulement hors de l’Histoire et de la société, mais aussi hors de la condition humaine, hors de la bio­logie, de la chimie organique, de la physique nucléaire et quantique, hors de la pesanteur terrestre, hors de la gravitation universelle, hors même du sens qui alourdit la semelle de chaque mot, dans l’inédit, l’ineffable, l’inconcevable; non pas pour le comprendre et le maîtriser, mais pour s’y embourber davantage, s’y dissoudre, y redevenir l’atome, la molécule, l’infime particule qui ne se trompe jamais sur le sens de son existence ni sur son pouvoir de la transformer; mais qui jouit du moindre souffle de vent et de la moindre musique que l’espace lui octroie sans compter.
Les mots, c’est fait pour cesser de compter et, à la rigueur, pour conter afin qu’il y ait quelque chose au lieu de rien. »
La contrepartie de tout cela, le prix à payer pour sortir de l’état semi-végétatif où la vie prosaïque nous cantonne, c’est faire le choix d’un chemin « ardu, parfois même désespérant – et, pour le moins, très longtemps décevant » ajoute Jouanard. Expédition qui vous pousse définitivement hors « de tous les cursus et processus conduisant ordinairement un citoyen à la réussite, telle du moins que la conçoit et la convoite le consensus social« . Et, bien évidemment, cette voie vous rejette « dans les abysses profonds de la solitude sans rémission« . L’homme de mots ne peut avoir de commerce normal, évident qu’avec ses pairs, d’où une attitude exclusiviste qui sera taxée d’aristocratique, parfois même de méprisante par ceux (« les gens réalistes« , les « adultes responsables« ) qui ne parlent que pour communiquer du trivial. On voit par là que vouloir faire de sa vie une œuvre d’art n’est pas une sinécure, c’est un engagement qui relève un peu du pharmakon: remède ET poison. Tout réside dans l’énergie, la patience et, bien entendu le talent que l’on investira pour se maintenir sur le fil du rasoir.
Si, dans ce livre Gil Jouanard, va « d’un bout à l’autre de lui-même« , il le fait en variant astucieusement la personne: le « il » en début et fin (avec l’épilogue) et le « je » en partie centrale. C’est un peu comme de jouer aux quatre coins: on reste dans le carré mais on fait tourner les points de vue…
Gil Jouanard, découvert en ses jeunes années par René Char, n’a pas cessé de semer sur son chemin divers textes singuliers, écrits dans une prose poétique de la plus haute simplicité. Soit une soixantaine de titres publiés chez différents éditeurs, surtout Verdier, Fata Morgana et Phébus. Il est l’auteur de deux romans: Un nomade casanier et Les Roses blanches. Celui qui dut courir après les mots est sans doute son opus le plus personnel et le plus abouti littérairement. En se plaçant sous le patronage de Montaigne et de Rousseau, Gil Jouanard s’inscrit dans la lignée précieuse des auteurs et des grands lecteurs inadaptés et pourtant libres.

Gil Jouanard, Celui qui dut courir après les mots, Éditions Phébus, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie de Ulf Andersen / Éditions Phébus.

Prochain billet le 6 décembre.

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