Patrick Corneau

Le nazisme est trop souvent présenté comme un mouvement profondément antimoderne, obsédé par un passé mythique et exaltant la communauté du sang et de la tradition culturelle. Avec Le modernisme réactionnaire, livre qui a fait date par son approche radicalement nouvelle, Jeffrey Herf montre au contraire qu’il a voué un culte délirant à la technologie la plus avancée. Publié à l’origine en 1984 aux Presses de l’université de Cambridge, enfin traduit aujourd’hui de l’anglais et de l’allemand, Le modernisme réactionnaire est en fait le fruit d’un travail de thèse qui fut soutenu en 1984. L’ouvrage constitue un jalon important dans la compréhension de la vision du monde nazie et de son rapport ambivalent à la modernité. La position défendue comme la forme du livre sont évidemment le reflet des débats historiographiques de l’époque marquée par de vives interrogations sur l’écriture de l’histoire allemande et les origines du nazisme. Le nazisme s’explique-t-il par la marche particulièrement difficile et paradoxale de l’Allemagne vers le monde moderne? Selon une explication classique énoncée dès 1973, l’Allemagne serait devenue moderne sur le plan économique tout en restant féodale sur le plan politique. Nourri des débats et controverses très vifs dans les années 1970-1980, l’ouvrage de Herf les prolonge et les approfondit en sortant des analyses trop rapides, et en procédant à un retour aux sources et aux textes. Herf montre ainsi clairement combien « l’idéologie d’extrême droite, puis l’idéologie nazie étaient bien plus étroitement liées à la technologie moderne que ce qu’on avait pu dire jusqu’alors. » Le nazisme aurait ainsi été le résultat des ressentiments contre la modernité, mais porté par la technique la plus moderne. L’originalité de l’étude de Herf est qu’elle propose à la fois une histoire intellectuelle de l’émergence du nazisme – il s’agit bien de présenter les auteurs et principaux courants d’idées qui ont préparé le terrain au triomphe de la Weltanschauung nazie – et une histoire sociale des idées de groupes tels que les ingénieurs ayant soutenu le régime et contribué à l’enraciner. Herf s’efforce aussi de reconstruire toute une généalogie intellectuelle en revisitant des penseurs comme Spengler, Carl Schmitt, Ernst Jünger, Heidegger. Sa thèse centrale est qu’en Allemagne, l’acclimatation de la technologie moderne prit la forme singulière d’un « modernisme réactionnaire ». Par cette formule provocatrice il cherche à décrire le mélange « d’enthousiasme pour la technique moderne et de rejet à l’égard des Lumières et des institutions de la démocratie libérale » qui caractérise les mouvements conservateurs allemands. Les traditions romantiques et critiques des Lumières propres au nationalisme allemand n’ont pas abouti à un rejet des techniques modernes, mais au contraire à leur survalorisation comme fondement de la grandeur du Reich et de la suprématie raciale du peuple aryen. Le « modernisme réactionnaire » serait ce projet culturel caractéristique de « la voie allemande vers la modernité« , qui laisse « toute place au progrès technique » et aucune à la démocratie. Les nazis s’inscrivirent dans cette tradition en y ajoutant leur antisémitisme forcené et leur lecture biologique de l’évolution.
Comme on le sait, ou devrait le savoir, loin d’être neutres ou innocentes, les technologies façonnent le monde, elles n’existent pas sans les imaginaires et les rapports sociaux qui les accompagnent et leur donnent sens. L’exaltation débridée de la technologie (notamment par les discours cool, branchés et ouverts sur la mondialisation des acteurs de l’univers hightech), les promesses irresponsables qu’elle suscite, demeurent comme dans les années 1930 des menaces dont il faut prendre conscience. Certes l’histoire ne ressert jamais les mêmes couverts mais il existe des récurrences, des points communs qui peuvent nous alerter, nous orienter et à mettre à distance des mystifications (le transhumanisme entre autres). De nombreuses formes de « modernisme réactionnaire » éclosent aujourd’hui un peu partout dans le monde alors que les fondamentalismes, les nationalismes populistes de tout poil adoptent avec ferveur les innovations technologiques les plus pointues pour promouvoir leur cause. C’est pourquoi la lecture de ce livre est si importante et éclairante pour comprendre combien la modernité technologique n’est pas forcément synonyme d’émancipation. La leçon de Jeffrey Herf mérite d’être retenue et méditée.

Le modernisme réactionnaire de Jeffrey Herf, l’échappée, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Plan (archives secrètes nazies) de la première soucoupe volante construite en forme de bateau volant et utilisant comme base l’implosion comme moyen de propulsion / Éditions l’échappée [éditeur indépendant, engagé et critique qui, depuis une dizaine d’années, occupe une position tout à fait originale dans le débat politique et intellectuel français contemporain].

Prochain billet le 10 décembre.

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Patrick Corneau