Patrick Corneau

Voilà un petit livre dont il y a fort à parier qu’il passera inaperçu. Et pourtant. Sa couverture noire est indicative de ce qu’il recèle. C’est un véritable brûlot sur notre formidable époque, un coup de lance-flammes sur nos trépidantes vies, un jet de vitriol sur le confort de nos illusions. Bref, un terrible dysangile. La thèse est d’une simplicité biblique, si j’ose dire: ce qui devait amener le salut s’est révélé être ce qui condamne. Le « pharmakon » dans toute sa cruauté: le remède se renverse en poison. En un mot, Francesco Masci* ruine le peu d’espoir que nous pouvions encore nourrir; pour lui la modernité est finie et peut-être même, le monde occidental entre dans sa phase conclusive.
Entrons un peu plus avant dans sa démonstration.
Deux forces se partageaient jusqu’à présent notre époque et nos existences: la production d’images – que Francesco Masci nomme « la culture absolue » – et la technique. Au développement sans freins de la technique, gestionnaire du vivant, faisait écho la promesse réitérée par les images d’un « homme nouveau« , d’une liberté tout aussi vaste que fictive. Technique et culture absolue, quoique séparées, poursuivaient ensemble le projet de dépasser la découverte de la mort. Moment éminemment traumatique que Masci place au fondement de la modernité lorsque l’homme (XIIIe-XIVe siècles) éprouve la mort comme un événement personnel qui le touche directement. Ce choc porté à notre narcissisme anthropologique avec son train d’illusions naïves sur notre souveraineté, l’homme le dépasse en déclenchant deux mouvements compensateurs: la science et la technique d’une part, et de l’autre « la culture absolue« , soit tout un système de production effréné d’images qui nous fait habiter de manière fictive l’espace public mais installe également « une liberté imaginaire destinée à combler l’espace laissé vacant par la disparition de la conscience comme instance de jugement« . Ces structures nous projettent dans un espace utopique où la mort serait suspendue, écartée.
Cela a fonctionné. Pourtant un virus antimoderne se niche, depuis ses débuts, au cœur même de la modernité. Ce virus est propagé par les structures mêmes qu’il critique. Notamment les images qui, infectées, cessent de faire « comme si » et croient véhiculer une réalité absolue, ultime qui, au fond, n’existe pas. Elles cessent d’être tendues vers le futur et diffusent la croyance en une réalité immédiate, en la possibilité d’une transparence totale. Cet ultime paradoxe auquel est confronté la modernité, peut-être insoluble, pourrait bien être la pierre d’achoppement de notre époque.
Que devient une société où les images ont cessé de faire « comme si »? Une société où les hommes sont mis en demeure d’adhérer à une réalité absolutisée comme source de justice morale, mais où la technique continue imperturbablement sa course? Francesco Masci pointe toute une série de phénomènes dont celui de la grande simplification amenée par les réseaux sociaux et la presse, lieux où se forme une opinion publique subjective et émotionnelle selon laquelle il devrait exister une vérité absolue dont on serait séparé par des forces obscures et impénétrables, des complots, etc. D’où une demande de « transparence » aussi fantasmatique que violente dans son jusqu’au-boutisme. Ces phénomènes la modernité ne les connaissait pas car elle fonctionnait sous le doute plutôt que le soupçon subjectif et sectaire. Nous étions dans des régimes symboliques où la production d’images promettait une réintégration de l’individu dans le réel. Mais la déception a suscité d’autres productions d’images qui elles-mêmes n’ont pas tenu leurs promesses (la « vraie vie »). Et ne peuvent les tenir car la déception est le moteur d’un système où la promesse auto-engendrée des images de révolutionner le réel se ressource dans la négation d’un réel perpétuellement jugé décevant. C’est ce double travail contradictoire, intenable et délétère, qui traverse notre temps et risque de le faire imploser.
Ce livre, enquête philosophique serrée sur l’asservissement de la culture absolue à la technique, démontre de manière radicale l’effondrement systématique de toutes les structures abstraites sur lesquelles se fondait le projet moderne. Avant la fusion de la technique et des images qui s’annonce­, le réel a surgi comme la dernière superstition, « le dernier avatar d’une production entièrement fictionnelle« .
Par la rigueur subversive de sa thèse (qui fait écho à quelques baudrillardiennes intuitions), ce mince volume mérite amplement son titre « déceptif » ainsi que le glaçant résumé figurant au dos: « L’attente nostalgique d’une vraie vie qui n’arrivera jamais n’est qu’une figure morale et hypocrite de la servilité. » Il ne mérite pas, il exige votre lecture.

L’espace public contaminé par les sentiments n’est plus seulement le royaume de l’opinion fausse chère à Bouvard et Pécuchet mais il est devenu un espace d’inquisition sans appel et de discrédit moral, circulaire et démocratique, dont tout un chacun peut tour à tour jouer le rôle de victime ou celui de bourreau. » (p. 118)

Francesco Masci, Traité anti-sentimental, éditions Allia, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Francesco Masci est né en 1967 à Pérouse. Il étudie la philosophie en Allemagne et en Italie avant de s’installer à Paris en 1994, et écrit directement en français. Chez Allia il a publié Superstitions (2005), Entertainment!: Apologie de la domination (2011) et L’Ordre règne à Berlin (2013).

Illustrations: éditions Allia.

Prochain billet le 14 décembre.

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Patrick Corneau