Patrick Corneau

Voilà un petit livre délicieux qui vaut plus que ce qu’il prétend être. Il y a des livres faussement innocents, trompeusement anecdotiques dont lecture faite, celle-ci semble vous dire « non, je ne suis pas ce que vous croyez! », sous-entendu « je vous apporte plus qu’un moment agréable ». C’est toute la malice pleine de sagesse de ces Instantanés proposés par Claudio Magris. Soit une cinquantaine de textes brefs qui lui ont été inspirés par une chose vue ou entendue, une rencontre, un événement de la vie quotidienne ou un fait d’actualité relevé dans la presse. La plupart de ces microrécits se déroulent en Italie, plus particulièrement à Trieste et dans ses environs, mais il en est qui nous transportent sous d’autres latitudes, de la Scandinavie à l’Inde, de Moscou à New York et au Grand Nord canadien.
Dans sa préface à l’édition complète des œuvres de Maupassant en russe, Tolstoï donnait une définition du talent qui cerne Claudio Magris en deux lignes parfaites: « Le talent est la faculté de concentrer son attention sur tel ou tel objet et d’y voir quelque chose de nouveau, quelque chose que les autres ne voient pas. » De fait, on est saisi par l’aptitude de Claudio Magris à saisir sous l’apparente banalité de situations assez communes, moins figées comme une image photographique qu’épinglées par la main d’un entomologiste, un nœud de traits, un complexe de choses non dites qui révèlent comme disait Georges Pérec, un bruit de fond, un habituel d’époque. Scènes infra-ordinaires ou flamboyantes, toujours uniques, qui méritent par l’acuité redoutable de Claudio Magris notre attention admirative, perplexe ou atterrée. Car tout intéresse notre analyste – une conversation prise à la sauvette dans la rue ou un train – il suffit de mobiliser une somme convenable d’attention pour que le trivial s’ouvre et laisse soudain béer des trésors d’observations, notations significatives pas toujours flatteuses sur notre humaine condition. Les pensées fortes étant souvent négatives, je dirais qu’il émane de ces vignettes une causticité salubre, voire une légère cruauté, tempérées par les nuances de l’humour et la distance de l’ironie. Ainsi dans « Scènes muettes d’un mariage », Claudio Magris observe un couple dans une auberge, mari et femme plongés dans la manipulation de leur smartphone et offrant l’image du degré zéro de la communication conjugale. Le réflexe facile est, bien entendu, de critiquer et condamner lourdement ce silence à deux. C’est justement ce que ne fait pas Claudio Magris qui s’interdit les reproches bien intentionnés et questionne le bien-fondé des réactions épidermiques souvent moqueuses et même « censureuses »: « De plus en plus se répand la satisfaction de critiquer ce qu’il y a de banal et de stéréotypé chez autrui — ce sont toujours les autres qui sont banals —, de se sentir libre de tout confor­misme et de toute routine, de se vivre comme un être authentique prompt à voir partout des gens qui ne le sont pas et à les plaindre, à les critiquer, à vouloir les corriger, les libérer de la répétition mécanique qu’est leur existence, à leur apprendre comment on doit vivre. Dans toute personne qui fustige la banalité quoti­dienne il y a un maître d’école, souvent même à l’ancienne, avec la férule à la main. »
Et Claudio Magris de nous asséner quelques vérités douloureuses sur la réalité des couples (vraiment) vivants: « pourquoi être ensemble sans se parler serait-il forcément un signe d’aridité et d’éloignement? » Et si la tendresse entre époux, l’entente profonde et durable ne se nourrissaient pas de nécessaires et bienfaisants moments de solitude? car « nous ne sommes véritablement nous-mêmes que si nous sommes seuls, comme le cowboy des vieux westerns. » Ce seul exemple est transposable à l’ensemble de ces « instantanés » où la description d’une scène saisie sur le vif débouche immanquablement sur une considération éthique et/ou philosophique inattendue et toujours intéressante. Le grand art de Claudio Magris est de le faire avec élégance, avec une « grave légèreté », sans appuyer, comme ça « en passant » – tout ce que condense l’impeccable et précieuse sprezzatura* à laquelle atteignent peu d’écrivains. Et il le fait avec toutes la richesse de sa prodigieuse culture Mitteleuropa, jamais affichée, jamais démonstrative, tout comme l’humilité qui est la sienne de retourner contre soi-même les sévères leçons de vie qu’il tire de ses scrutations (voir le dernier texte « Selfie » où il se dépeint en homme effroyablement et lamentablement colérique). Des questions de société aux modes de vie, c’est toute notre époque qui défile devant nos yeux, ce tout kaléidoscopique s’efforçant de livrer un témoignage sur le train du monde tel qu’il est, tel qu’il va avec la modernité conquérante, ses fausses vertus et faux-débats, ses « guerres justes » et ses nombreux « crimes de paix ». Livrant un réquisitoire sans appel contre les dérives abominables issues des meilleures volontés, cette « fiente du diable » où se retrouvent tous les maux dont nous crevons: le quant-à-soi autosatisfait, l’indifférence bétonnée de mépris, les petites lâchetés égoïstes, l’arrogance de classe (de sexe ou de statut) et surtout, surtout, le ressentiment, « l’âcre ressentiment de ceux qui se rongent à cause de ce qu’ils n’ont pas plutôt que de se réjouir de ce qu’ils ont; de ceux qui ne se sentent pas appréciés à leur juste valeur; du directeur adjoint pas encore promu directeur et plus amèrement insatisfait, malgré son salaire déjà très élevé, que l’employé qui travaille sous ses ordres; de l’écrivain qui l’a mauvaise parce qu’il a reçu un prix mais pas un autre plus important; du partenaire qui se sent incompris et ne se demande pas, comme ne se le demande presque aucun d’entre nous, si ce n’est pas lui ou elle qui ne comprend pas l’autre. Le ressentiment, de grands philosophes l’ont dit, est parfois une clé de l’histoire, indi­viduelle et collective. »
Je laisse à chacun le soin de faire les rapprochements éventuels avec l’actualité la plus brûlante.
En refermant ce petit livre de fables plutôt que d’ »instantanés » aussi captivant que savoureux, on se dit que de ces remparts de mots dressés contre l’oubli de ce que l’homme se doit et les blessures du réel, émane une très douce (et roborative) mélancolie.

* « D’un cœur léger / avec des mains légères » (Hugo von Hofmannsthal).

Instantanés de Claudio Magris, Gallimard-L’Arpenteur, 2018.  LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Getty – Stefania D’Alessandro / Éditions Gallimard-L’Arpenteur.

Prochain billet le 18 décembre.

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Patrick Corneau