Il y a pléthore de livres pour dénoncer combien notre monde va mal. Les oiseaux de malheur et autres Cassandre ne manquent pas, du passéiste ronchon à l’imprécateur apocalyptique, les profils sont divers. Au point que ces lanceurs d’alarmes finissent par se fondre dans un accablant paysage de désolation qui devient notre décor. Un grisâtre décor mental auquel on s’habitue, hélas. Rare la voix posée, maîtrisée, claire dont les accents ne sont pas pollués par le vague à l’âme nostalgique ou un aigre ressentiment. De ce fait, le ton chaleureux et le propos exigeant de François-Xavier Bellamy dans Demeure chez Grasset est une divine surprise.
Normalien, agrégé de philosophie, François-Xavier Bellamy avait brillamment exploré, dans ses Déshérités (Plon, 2014), les origines et les ressorts de la crise de transmission qui mine la culture française. Il s’attaque avec ce nouvel essai à l’une des vaches sacrées de la pensée contemporaine: l’impératif d’innovation, de renouvellement, de transformation qui nous impose d’être sinon « en marche », du moins « en mouvement », sans qu’il nous soit permis de nous interroger sur le point de savoir dans quelle direction.
Le procès de l’idéologie du mouvement, François-Xavier Bellamy en trouve les prémices dans la très étonnante lettre écrite par Saint-Exupéry, une nuit de l’été 1943, au général inconnu. Une lettre angoissée par la perspective que la victoire sur l’Allemagne et la barbarie nazie soit celle d’une civilisation seulement occupée à multiplier le nombre de ses frigidaires. « Que peut-on, que faut-il dire aux hommes? » demandait Saint-Exupéry. C’est à cette question que tente aujourd’hui de répondre François-Xavier Bellamy avec ce livre au titre en forme de manifeste pour les droits de la vie intérieure contre les diktats de la mode, de l’accumulation et du mouvement perpétuels. L’extrême intérêt de Demeure est de nous sortir des sempiternelles et épidermiques dénonciations de la modernité, marquées d’un regard historiquement myope, pour dérouler avec brio une ample et solide archéologie de notre accession à la « modernité ». On s’était accordé depuis deux siècles que la modernité consistait dans un univers jusqu’alors régi par les traditions et les coutumes en l’avènement de l’esprit critique, lequel avait conduit à passer les usages au crible de la raison. Ce dont Bayle et Voltaire s’étaient félicités, voyant là un recul de l’obscurantisme. D’autres comme Maistre, Comte, Taine ou Renan s’en étaient désolés, estimant la Raison pure insuffisante pour appréhender la condition humaine dans toute sa profondeur. François-Xavier Bellamy relance le débat à nouveaux frais avec une proposition nouvelle. Le moteur de la modernité n’est pas tant, à ses yeux, la raison critique que la passion du changement. C’est à elle que la civilisation moderne a dû son extraordinaire dynamisme, à elle qu’elle doit désormais d’être entrée en crise, faute de se révéler capable de donner à la vie un sens. Cette obsession du mouvement, devenue une imprescriptible idéologie, François-Xavier Bellamy en reconstitue la généalogie depuis Héraclite, Parménide et Platon jusqu’à Machiavel, Copernic, Giordano Bruno. Et Galilée surtout, qui, en établissant l’universelle mobilité de tous les corps célestes, a fait de nous des errants au cœur d’un univers ou plus rien n’est stable, ou nul ne peut espérer trouver le lieu de son repos. En poussant la logique inhérente à cette vision, on aboutit à l’une des tares de notre époque: un relativisme qui par le jeu mortifère de la déconstruction a dissous l’idée qu’aucune vérité soit jamais atteignable. Pire, il nous a jetés dans une mobilisation permanente qui fait de chacun d’entre nous les concurrents d’une course folle, où devient impensable l’idée même de bien commun, où limites biologiques, frontières naturelles, cultures, héritages, religions ne sont plus considérés que comme autant de freins, d’obstacles à la liberté de nos trajectoires individuelles. Un progressisme débridé qui en vient à considérer le mouvement comme une fin en soi, renonçant à l’idée même qu’un objectif puisse l’orienter et lui offrir un possible achèvement. Ce qui est impressionnant chez François-Xavier Bellamy est la souveraine simplicité d’exposition avec laquelle il déroule les impasses issues de la mobilité universelle du monde et qui affectent immanquablement toutes les dimensions de nos vies: l’idéal de beauté remplacé par un art conceptuel qui dénature l’œuvre en « performance » visant à la nouveauté, la surprise; la politique réduite à une gouvernance confiée à des technocrates dont la seule ambition est d’épouser les circonstances en interdisant toute discussion sur les fins; la morale subordonnée à tout ce que la technique rend possible; l’économie consumériste convertie par la publicité et le marketing en art de la destruction en programmant l’obsolescence de tous les produits pour favoriser leur perpétuel remplacement et instituer la marchandisation de nos moindres désirs, besoins ou comportements. Tout ceci rendu possible par un formidable mouvement/conversion de numérisation générale qui tend à transformer la diversité des personnes et des situations en monades réductibles à de pures données comptables, statistiques aptes à alimenter le big data. Il faut lire le remarquable chapitre « Chiffrer pour remplacer » où dans une démonstration imparable François-Xavier Bellamy montre l’achèvement de la mathesis universalis cartésienne par la liquéfaction* du réel: en assimilant aux nombres la totalité des faits et des choses, la numérisation dé-réalise la réalité, en abolit toute consistance, résistance, saveur et finalement tout sens. Dans un style plein d’allant, François-Xavier Bellamy nous enjoint à sortir du fleuve d’Héraclite pour nous placer, en esprit, sur la rive, et surmonter la violence du flux par l’effort de l’intelligence, la force de la contemplation. Cela suppose la nécessaire réhabilitation et promotion du langage malheureusement défait, dégradé conduisant au déni des choses. Le mot porte en lui ce que son objet a de singulier, il ne se laisse pas substituer à un autre comme le chiffre: « la parole restitue le sens du monde en manifestant cette nécessité essentielle de chacune des réalités singulières qui s’ordonnent pour former un tout; et elle révèle ainsi en retour le sens de chaque partie du tout, que rien ne pourrait remplacer. » D’où l’urgence de la poésie qui est sens de l’unique. Elle seule avec la littérature nous permet d' »habiter le monde »: de nous donner des points d’ancrage, qui échappent par ce qu’ils ont de gratuit, de singulier, à l’éphémère. Par elle nous retrouverons ce qu’il y a de plus nécessaire à l’homme: la demeure. Non pas seulement le toit qui abrite, le logement impersonnel: le foyer qui réchauffe et qui réunit par les liens qui le nouent au passé, par la magie des souvenirs, par le superflu qui émerveille, par l’amour qui rassemble. « L’âme aussi a ses droits« , nous rappelle François-Xavier Bellamy dans des pages pleines d’espérance qui renouent par leur limpidité, leur chaleur fraternelle, leur beauté sobre avec l’intensité un peu désespérée de la Lettre au général X qui avait initié sa réflexion.
En concluant son essai par une méditation sur le retour d’Ulysse et le sens de l’Odyssée, ce jeune philosophe fait mieux que répondre à Saint-Exupéry: il nous invite à être les âmes sensibles que l’écrivain n’avait pas trouvé auprès de lui et à reprendre à notre compte l’impératif transmis au lecteur inconnu de cette lettre : « Il faut absolument parler aux hommes« .
* La vie liquide, Zygmunt Bauman, Édition du Rouergue (2005).
Demeure – Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel, François-Xavier Bellamy, Grasset, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie © Sipa Press / Éditions Grasset.
Prochain billet le 22 décembre.