Patrick Corneau

La voiture ne peut pas quitter le garage, blo­quée par une autre, garée abusivement — pour très peu de temps, promet le clignotement des feux de détresse — juste devant l’entrée dudit garage. Le conducteur qui voudrait partir donne des coups d’avertisseur de plus en plus bruyants, mais sans aucun succès. Dans l’autre voiture, il n’y a personne au volant. Il klaxonne de plus en plus rageusement, puis finit par sortir de sa voiture et par s’approcher de celle qui lui barre le passage. Il a l’air mauvais, furieux. Il a sans doute de bonnes raisons d’être irrité, peut-être est-ce la peur de rater son avion qui imprime tant d’aigreur sur son visage.
Dans la voiture coupablement immobile il n’y a qu’une petite fille qui doit avoir sept ou huit ans. Elle est recroquevillée à l’arrière, avec une expression inquiète, presque effrayée; elle
murmure que sa maman n’est descendue que pour un petit moment et qu’elle va revenir tout de suite. La colère monte chez l’automobiliste bloqué qui, de plus en plus impatient, demande où elle est allée, maman, dans quel magasin; la fillette ne le sait pas, et lui, il appuie sur le klaxon de la voiture qui le gêne, la petite a presque les larmes aux yeux et lui il klaxonne klaxonne et dit qu’il va appeler un agent. Elle est comme un faon terrorisé; lui, se penchant vers la vitre de la voiture, menace à nouveau d’appeler un agent et aperçoit soudain le reflet de son visage sur la vitre. Je me dis que je ne me suis jamais vu aussi laid et déplaisant et, voyant arriver, suante et haletante, la conductrice elle- même enlaidie par la stupidité de la situation, je m’éloigne en toute hâte de sa voiture et pour éviter la rencontre disparais quelques instants dans l’obscurité du garage.
Claudio Magris, « Selfie », Instantanés, Gallimard-L’Arpenteur, 2018.

Ceci n’est pas un conte de Noël, c’est une sorte de « selfie » ou plutôt de miroir dans lequel chacun de nous peut s’apercevoir…

Prochain billet le 26 décembre.

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Patrick Corneau