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La poésie de la terre ne meurt jamais

Patrick Corneau

Patrick aime assezOn a célébré outre-Manche en février dernier le bicentenaire de John Keats, poète né en 1795 au nord de Londres et décédé à l’âge de 26 ans à Rome quelques mois après son arrivée en 1821. Affaibli par la tuberculose, il en meurt comme s’en souviennent ceux qui ont vu la belle fresque biographique que lui a consacré la réalisatrice australienne Jane Campion avec le film Bright Star sorti en mai 2009 (18 nominations). Les éditions POESIS reviennent très opportunément sur la figure de ce grand poète dont la sensibilité émerveillée devant la beauté du monde entre dramatiquement en résonance avec notre désarroi, aujourd’hui, quand nous voyons notre planète si menacée. D’où le titre de ce recueil La poésie de la terre ne meurt jamais extrait d’un vers du poème La Sauterelle et le Grillon. Pour éclairer la relation personnelle de Keats avec la poésie qui concernait autant la poésie du verbe que la poésie du monde, Frédéric Brun a conçu ce livre en deux parties. La première est consacrée à sa correspondance avec ses nombreux amis et sa fiancée, Fanny Brawne. Comme le fait remarquer Frédéric Brun dans son avant-propos les lettres de John Keats révèlent celles d’un grand poète, sensible, fragile mais déterminé, malgré ses tourments. De ce florilège excellemment traduit par Thierry Gillybœuf, j’ai retenu ces quelques fulgurances :

Oh ! mieux vaut une vie de sensations que de pensées !

La poésie devrait être quelque chose de grand et discret, qui pénètre dans votre âme, et la surprend ou l’émerveille non par elle-même, mais par son sujet. Qu’elles sont belles, les fleurs qui restent en retrait ! Elles perdraient toute leur beauté si elles prenaient la grand-route d’assaut en s’écriant : « Admirez-moi je suis une violette ! Adorez-moi, je suis une primevère ! »

Ce qui choque le philosophe vertueux comble le poète caméléon. Son penchant pour le côté sombre des choses ne lui cause pas plus de mal que son goût pour leur côté brillant, parce que tous deux aboutissent à la spéculation. Un poète est ce qui existe de moins poétique, parce qu’il n’a pas d’identité ; il épouse constamment la forme et le corps d’un autre. Le soleil, la lune, la mer, les hommes et les femmes, qui sont tous des créatures impulsives, sont poétiques et possèdent un attribut immuable ; le poète n’en possède aucun, il n’a pas d’identité : il est bel et bien la moins
poétique des créatures de Dieu. Par conséquent, s’il n’a pas de moi, et si je suis un poète, quoi d’étonnant si je dis que je ne veux plus écrire ?

J’ai de nombreuses raisons d’aller sur les chemins des merveilles : libérer du spleen mon fauteuil d’hiver, élargir ma vision, échapper aux discours sur la poésie et la critique de Kingston ; aider à la digestion et économiser le cuir des chaussures.

Car bien que je place la poésie au-dessus de tout, il n’en manque pas moins autre chose à celui qui passe sa vie parmi les livres et les pensées sur les livres.

J’ai une incroyable préférence pour les montagnes dans les nuages.

J’admire la nature humaine, mais je n’aime pas les hommes.

La seconde partie rassemble un florilège de poèmes – certains célèbres, comme Ode à un rossignol ou Brillante Étoile (Bright Star), d’autres moins connus – essentiels pour mieux saisir son tempérament poétique si personnel où la tristesse et la gaieté viennent harmonieusement s’entremêler.
Je ne pouvais, bien évidemment, ne pas citer l’Ode à la mélancolie de 1819 dans l’élégante traduction de Cécile A. Holdban :

Non, non ! ne va pas au Léthé, ne touche pas à l’aconit 
Aux solides racines pour boire son vin vénéneux ; 
Ne souffre pas que ton front pâle reçoive le baiser 
De la belladone, le raisin couleur rubis de Proserpine ; 
Ne te fais pas un rosaire des baies d’if,
Ne laisse pas le scarabée ni le sphinx à tête de mort
Être ta lugubre Psyché, ni la chouette duveteuse 
La compagne des mystères de tes peines ;
Car l’ombre rejoindra l’ombre avec indolence
Et noiera l’angoisse éveillée de ton âme.
Mais quand un soudain accès de mélancolie
S’abattra des cieux comme un nuage éploré
Qui redonne des forces à toutes les fleurs ployées
Et recouvre les vertes collines du voile d’avril,
Que ton chagrin se repaisse d’une rose matinale,
De l’arc-en-ciel de la vague de sable et de sel
Ou de l’abondance de globes de pivoines ;
Ou si une vive colère gagne ta maîtresse,
Serre sa douce main, pour qu’elle y donne libre cours,
Et gorge-toi de ses yeux à nuls autres pareils.
Elle demeure avec la Beauté — la Beauté qui doit mourir — 
Et la Joie, dont il porte toujours la main à ses lèvres 
Pour dire adieu ; et près du douloureux Plaisir,
Virant au poison quand sa bouche l’aspire comme une abeille ;
Oui, dans le temple même des Délices,
La Mélancolie voilée a son autel souverain,
Visible seulement pour celui dont la langue vigoureuse Peut faire éclater les grappes de Joie contre son palais délicat ;
Son âme goûtera la tristesse de sa force,
Et sera suspendue au milieu de ses trophées nébuleux.

On peut ne pas être pleinement séduit par le classicisme un peu compassé et les nombreuses références à la Grèce mythologique des vers extraordinairement travaillés de Keats : il faut se rappeler que c’est l’effet inévitable de notre lecture rétrospective, imprégnée et conformée par toutes les révolutions formelles (souvent extrêmes) qui ont suivi. Néanmoins, si l’on veut bien se débarrasser de ces filtres par l’effort d’une attention aimante, et surtout faire abstraction du pathos qui entoure les circonstances de sa courte vie, il y a chez Keats une fraîcheur de source incomparable, un regard d’étonnement limpide et donc absolument « célébrant » sur ce que le poète Henri Raynal appelle « le paysage total », à savoir la présence naturelle et cosmique dont la civilisation (ou plutôt décivilisation) nous a éloigné. De cet univers qui est tout à la fois la merveille et l’énigme, nous sommes partie prenante : nous et lui sommes complices. C’est ce que nous rappelle Keats avec l’enchantement qui lui est propre – sorte d’ange qui aurait les pieds sur terre et le goût populaire (Jean Grosjean disait que « c’est chez Keats qu’on perçoit le mieux la condition plébéienne des anges sans laquelle ils nous lèvent le cœur comme des parfums synthétiques »). Mais c’est aussi l’invitation que la poésie telle que conçue et défendue par les éditions POESIS – Habiter poétiquement le monde -, nous donne dans ses livraisons avec une belle ferveur.

La poésie de la terre ne meurt jamais de John Keats, traduction de la correspondance Thierry Gillybœuf, traduction des poèmes Cécile A. Holdban, conception, choix des textes et avant-propos Frédéric Brun, Éditions POESIS. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Portrait (détail) de John Keats par William Hilton (1822) – Lithographie de Robert Anning Bell (1863-1933) / Éditions POESIS.

Prochain billet le 12 novembre.

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Patrick Corneau