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Correspondance (1960-1977) Georges Perros – Henri Thomas

Voilà un très joli livre: la correspondance entre deux êtres qui étaient faits non pour se rencontrer physiquement – leur timidité, leur asociabilité  n’y aidant pas – mais plutôt pour se parler à distance, par lettres, cartes postales. En effet, Henri Thomas (1912-1993) et Georges Perros (1923-1978) étaient des écrivains trop secrets, trop incertains d’eux-mêmes, trop sensibles comme ces fleurs appelées « sensitives » dont parle Jean Grenier* pour être « à tu et à toi ». C’est ce qui fait le charme des échanges de cette « presque » complète correspondance (Thierry Bouchard qui l’a établie explique avec humour à la fin du volume cette non exhaustivité) qui court sur 17 ans sans vraie progression (l’amitié est un bloc qui ne débite pas) si ce n’est le passage du « vous » au « tu », l’émergence d’un ton de presque camaraderie: quelques formules d’adieu plus directes, plus chaleureuses, des attentions délicates et surtout des mots plein d’empathie lorsque les atteintes de la maladie** ou de la vieillesse se font jour. La reconnaissance, la conscience de la mort en l’autre/de l’autre atteste au plus profond notre commune humanité.
On ne saurait goûter, apprécier la valeur littéraire de ces échanges et le fonds d’extraordinaire qualité fraternelle qui les imprègne sans le magnifique texte liminaire de Jean Roudaut qui, en éclaireur, en presque intime (il les fréquentait l’un et l’autre mais en arrière-plan), en haut connaisseur de l’âme qu’il est, vient en extraire la très particulière essence humaine. Laquelle dépasse ce qu’on met habituellement dans le mot « amitié » puisque Jean Roudaut forge celui d’amythié pour en montrer la part d’indicible exception. La merveilleuse intelligence de cette longue et belle introduction, justifierait à elle seule l’acquisition de ce petit livre dont il faut louer aussi les nombreuses annotations, claires, rigoureuses de Thierry Bouchard, animé de la même passion affectueuse pour ces deux épistoliers hors normes.

« Le matin, parfois, avant la mise en branle des soins etc… je vais tapoter sur un piano aux touches très cariées. Je suis seul. Ça dure un quart d’heure, vingt minutes. Je me lève, me retourne, et là, derrière moi, assis comme doivent l’être les tigres au repos dans la jungle, une dizaine de silencieux, qui rêvent, me demandent de continuer. On se croirait outre-tombe. […]  »
Georges Perros

« Me revoici à Houat, par un ciel d’arrière-été plus beau que tout. Celui qui ne connaît pas les îles adantiques par ces journées ne saura jamais comme la Terre est fabuleuse. Je sais, j’entends les grillons électriques dans la nuit. Je vieillis en pleine poésie.
Ton ancien des âges. »
Henri Thomas

« La correspondance exige l’attention et le silence. La lettre close dégage en celui qui la reçoit ce dont il a le plus besoin: de l’énergie. C’est en cela que l’amitié est une vertu, une force. Équivalentes à ces fleurs japonaises en papier plissé qui, sitôt plon­gées dans l’eau, s’épanouissent, les lettres portent au correspondant tout autre chose que ce qui est mentionné. Elles agissent comme un léger vent sur les braises, qu’elles ravivent, sans les disperser; elles entretiennent le sentiment de la noblesse ori­ginelle de l’humain, non protégé de la misère par le langage, mais de la chute dans l’inarticulé.
Georges Perros est un être désorienté. Dans quelle intention la vie se maintint-elle en lui? Pour­quoi dans la famille Poulot, y a-t-il lui plutôt que personne? Henri Thomas est conscient de la vanité et de l’équivalence de tout, avec une joie dissimulée qu’il avait partagée avec Peillet. L’un est fragile et décidé; l’autre vosgien solide d’apparence nonchalante.
Deux êtres solitaires par essence se saluent. Thomas, distrait; Perros, polaire. Thomas, d’esprit vagabond, oubliait de répondre; Perros ne laissait pas une lettre sans suite, car il s’inquiétait de savoir si l’on peut être aimé autant qu’on en a le désir. Mais chacun gardait son gouffre en lui.
Thomas était un errant, moins intéressé par les terres lointaines que par les phrases volantes des conversations, dont il faisait des paraboles. Il arrivait d’on ne sait où, sortant des grands bois, ou débarquant de l’île d’Houat. Perros était avec cha­cun, Thomas à côté de nous.
[…] Je les ai connus tous les deux, j’ai eu pour l’un et l’autre une attention affectueuse. Je trouvais en Perros une grande violence retenue; en Thomas une négligence d’obstiné. Je n’aurais jamais osé me dire l’ami de l’un ou de l’autre puisque je n’avais assez aidé ni l’un ni l’autre à calmer son besoin d’affection. Qui est aussi le mien: nous nous plai­sions par la similitude non de ce que nous étions mais de ce qui nous manquait. Si ni l’un ni l’autre n’en disent plus, c’est qu’ils sont des êtres de pudeur: Thomas sourit, parfois; Perros rit der­rière la main. Et moi je les écoute pour les voler de tout ceci. Ce que l’un saisit en l’autre ne peut se dire que par détournement. L’échange amical n’est pas animé par le logos mais par le mythos. L’amitié profonde est amythié. Elle est chimère. Et qui sait? Mystification puisque chacun reste seul au bout du chemin. »
Jean Roudaut

* « Les sensitives, à Ténériffe, se courbent lentement l’une après l’autre quand on approche, leur couleur change et passe du bleu au mauve, puis elles se redressent et reprennent leur couleur ancienne. » Jean Grenier, Lexique.
** Georges Perros est mort d’un cancer du larynx en 1978.

Correspondance Georges Perros – Henri Thomas, Collection Théodore Balmoral, Éditions Fario, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)
Cette édition établie et annotée par Thierry Bouchard est accompagnée d’une préface de Jean Roudaut : L’amythié entre Georges Perros et Henri Thomas. Elle est suivie de deux postfaces de Jean Roudaut, chacune consacrée à l’un des auteurs. Elle comprend en outre deux poèmes inédits de G. Perros, retrouvés dans cette correspondance, et deux textes : l’un de Georges Perros sur Henri Thomas, l’autre de Thomas sur Georges Perros.

Illustrations: Éditions Fario.

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Patrick Corneau