Il y a deux choses que je n’arrive pas à faire dans la vie : lire la petite feuille de papier dans les boîtes de médicaments et finir un roman policier.
C’est un handicap majeur pour parler du dernier livre de Judith Wiart : La fille du Poulpe (Tome 5) – Un havre de paix.
Avant cela, il faut raconter d’où vient Le Poulpe car derrière sa réapparition, il y a une aventure éditoriale peu commune.
Le Poulpe a été un phénomène éditorial des années 90 et 2000. Mis en sommeil depuis quelques années, le personnage de roman noir français revient à travers quelques rééditions, mais surtout aux côtés de sa fille, héroïne d’une nouvelle collection, La Fille du Poulpe, dirigée par l’écrivain Serguei Dounovetz. Pour ce faire, il a fallu créer une maison d’édition – ce qu’a fait Jean-Christophe Lopez avec Moby Dick, qui prend la suite des éditions Baleine. Cet audacieux éditeur s’est entouré de ceux qui ont fait vivre Le Poulpe : son éditeur historique, Antoine de Kerversau, et le père du Poulpe, Jean-Bernard Pouy, partie prenante dans cette nouvelle aventure. L’idée étant non seulement de rééditer des anciens titres de la série Le Poulpe, mais de proposer une nouvelle série qui tournerait autour de problématiques plus actuelles (altermondialiste, écologique, droits des femmes…) avec un personnage féminin donc, Gabriella, La Fille du Poulpe. Aussi Serguei Dounovetz a-t-il convié quelques plumes dont Judith Wiart pour imaginer de nouvelles aventures à ce personnage féminin up-to-date. Un mot sur Gabriella présentée par Jean-Christophe Lopez : “C’est une héroïne contemporaine, engagée, curieuse et amoureuse, qui a eu 24 ans en 2024. Ce qu’elle cherche, c’est dénicher au plus profond le désespoir et les injustices pour essayer de les gommer et faire sourire le quotidien. Comme Le Poulpe, elle s’exprime au travers de petits ou grands faits de société, qui, telle une pathologie, gangrènent le monde. Elle n’est ni flic, ni gendarme, ni homme de loi, elle est la preuve d’un monde à la dérive où elle va mener des enquêtes, guidée par son instinct”.
Alors que devient-elle dans la tête de Judith Wiart ? Gabriella débarque au Havre (tiens, tiens, c’est la ville natale de J. W.), loin de se douter qu’en arrivant dans la ville bétonnée pour prêter main forte à un stand humanitaire, c’est sa ville de naissance, La Paz, qui va surgir à chaque coin de rue. Ses fantômes sont au rendez-vous, pour le meilleur et pour le pire. Ce séjour tranquille au bord de La Manche prend vite des allures de cauchemar iodé. Et même le Poulpe qui l’accompagne n’est pas préparé à cet effet boomerang.
Car, bien sûr, le déclencheur, c’est un corps repêché dans le bassin du commerce : celui de Mister Peace, directeur du festival “Un Havre de paix”. La manifestation pacifique prend vite des allures d’un festival de cris et de fureur sans que l’on sache qui tire les ficelles de ce manège qui déraille. Qui se cache derrière ce commando de mouettes (humaines trop humaines), qui perturbe les festivités depuis le premier jour ? Jusqu’où ira la réplique des agents de sécurité aux méthodes expéditives ? Gabriella et Le Poulpe, entre deux fish and chips, les quatre pieds pris dans le guano, vont avancer de découvertes morbides en révélations stupéfiantes.
Evidemment, je ne dirai rien de plus pour ne pas spoiler l’intrigue et son dénouement. Mais je dirai deux mots du style de Judith Wiart car après-tout si la partition se prolonge en se renouvelant, l’important est la mise en musique ! Et là, on retrouve la “patte” ou plutôt l’accent mélodique propre à Judith : ce regard légèrement décalé, ce ton plein d’alacrité que j’avais tant aimé dans Pas d’équerre (2023) et dans Les gens ne se rendent pas compte (2021). Un humour évoluant entre impertinence juvénile et ironie tendre, fait d’une lucidité très cash pour moquer les ridicules de nos contemporains, assurément ceux qui, investis d’une mission officielle “se la jouent” (rires) ou même “se la surjouent” (fous rires) et plus généralement la bêtise du quidam qui fonce tête baissée dans le poncif identitaire, social ou générationnel : les gros bras “bas du front”, l’homme un peu rassis à la paupière lourde et ses relents machistes, l’“ado” ou la “bimbo” en roue libre dans des délires formatés par les réseaux sociaux… Quelque part, tout en remplissant scrupuleusement le cahier des charges de la collection, Judith Wiart introduit en douce sa lecture iconoclaste de la société, subvertissant très élégamment (j’allais dire avec sprezzatura) les codes du genre.
Attention, un polar (comme un roman de gare) peut en cacher un autre ! Chapeau ! Ou plutôt lorgnon bas ! Miss Wiart.
Une autre remarquable aventure éditoriale est celle qui a présidé à la publication d’un roman étonnant : Les Juifs de Belleville de Benjamin Schlevin, texte écrit dans la langue maternelle de l’auteur, le yiddish, et publié pour la première fois en 1948.
D’abord saluons le courage et la détermination de quelques éditeurs, ici L’Échappée mais aussi L’Antilope pour exhumer les trésors de la littérature yiddish. La mémoire du yiddish est trop belle, trop riche, trop vive pour sombrer dans le silence. “Restez silencieux et vous vous trouverez tout à coup au beau milieu du yiddish” disait déjà Kafka… Et bien qu’il pensât qu’elle était “la langue mourante d’un peuple de fantômes”, Isaac Bashevis Singer écrivit pratiquement toute son œuvre en yiddish. Il voulait par les mots lutter contre l’oubli d’une culture décimée.
Après Jacob Glatstein (admirablement traduit par la grande Rachel Ertel) et son extraordinaire évocation de la Pologne juive avant l’anéantissement, voici une fresque (presque 500 pages) pour ressusciter la vie intense et tragique du petit peuple des artisans et ouvriers juifs de Belleville. La majorité de ces migrants étaient originaires d’Europe de l’Est, terre secouée par les suites de la guerre de 1914-1918, la révolution bolchevique, et fuyaient un tragique contexte d’antisémitisme déjà virulent. À la suite de Jacques l’idéaliste et de Béni l’arriviste, arrivés ensemble à Paris en 1920, on découvre le monde complexe des petits patrons, des ouvriers d’atelier et des façonniers, unis par des liens de solidarité et d’exploitation, avec les hôtels et les garnis où s’entassent les nouveaux venus, les sociétés de secours mutuels, les cercles politiques et culturels animés par d’infatigables militants. Mais aussi la vie trépidante des cafés bellevillois, les combats antifascistes et les grèves de 1936, jusqu’aux pages sombres de la défaite de 1940 et de l’Occupation. Si Belleville est la toile de fond de l’essentiel du roman, peu de lieux sont précisément identifiables ; Benjamin Schlevin en reste à la peinture d’une atmosphère et ne nous promène pas, comme dans un roman policier, par des chemins précis : son réalisme, dans la veine de Zola et de Balzac, ne se nourrit pas de détails topographiques. Son récit est davantage centré sur les immigrés juifs ashkénazes, les pauvres qui restent dans le quartier comme ceux qui ont réussi et l’ont quitté pour descendre vers les Grands Boulevards et la ville bourgeoise. C’est le choix d’un portrait de groupe. On est frappé, à lire Schlevin, de la ressemblance de certains de ses personnages avec les témoins qu’Annette Wieviorka a interviewés pour son ouvrage Ils étaient juifs, résistants, communistes (Denoël, 1986). Schlevin s’inscrit dans la tradition d’un “réalisme social” dans lequel il transcende, à l’évidence, sa position de témoin ayant vécu des situations aisément reconnaissables. Dans tous les aspects de son récit, Schlevin s’efface : la matière romanesque, le portrait d’un destin collectif encapsulé dans l’histoire, constitue bien l’essentiel du livre. Par ailleurs, l’impression d’authenticité qui se dégage du texte réside dans la langue mobilisée par l’écrivain, le yiddish savoureux et farci de mots français dans lequel ses personnages s’expriment. Comme le souligne Denis Eckert en conclusion de sa postface : “La qualité d’évocation du roman tient sans doute à la capacité du romancier à faire entendre cette langue ouvrière parisienne aujourd’hui disparue. Le vrai héros dont on suit le destin du début à la fin, le personnage le plus palpable et le plus reconnaissable des Juifs de Belleville, c’est leur langue”.
Mais revenons sur le long chemin d’écriture et de traduction qui a conduit à cette belle réédition. Peu après son arrivée à Paris en 1934, Benjamin Schlevin (nom de plume de Benjamin Szejnman) conçoit le projet de ce tableau social de l’émigration ashkénaze au travail dans les ateliers de Belleville et se lance dans l’écriture. On retrouve dans la presse yiddish d’avant-guerre des éléments du futur roman, publiés sous forme de nouvelles. Engagé et fait prisonnier après les combats de mai-juin 1940, Schlevin interrompt la rédaction du roman, reprise au retour du stalag en 1945. Le roman sera publié d’abord en feuilleton dans Naye Presse (1947) puis imprimé sous forme reliée en 1948 aux éditions communistes Oyfsnay. Sa publication est alors signalée dans de nombreux titres de la presse yiddish internationale, et plusieurs comptes-rendus publiés.
Dans les années 1950, Schlevin essaie de faire publier son roman en traduction française. Il sollicite sans succès les Éditions Grasset, et arrive à se faire publier en 1956 aux Nouvelles Éditions Latines, surtout connues pour leur catalogue de titres réactionnaires. Ces Juifs de Belleville de 1956 préfacés par Roger Ikor, alors récent prix Goncourt, constituent en fait une édition mutilée du texte originel de Schlevin. Soit le traducteur, Arnold Mandel, soit l’éditeur, soit les deux conjointement, ont manié les ciseaux. Il manque en volume 20% du texte original. Plusieurs chapitres sont supprimés, et des passages entiers du texte sont caviardés, même à l’intérieur de chapitres conservés. Beaucoup de passages à connotation politique (sur l’URSS, le Komintern, l’arrivée des Juifs allemands fuyant le nazisme…) sont réécrits ou supprimés, Les termes : “nazis” et “fascistes”, “bête hitlérienne” disparaissent… Des éléments liés à la vie amoureuse des personnages et du monde ouvrier sont escamotés.
D’où l’aubaine de voir resurgir aujourd’hui l’ouvrage tel qu’il a été écrit et dans une traduction totalement inédite que l’on doit à Joseph Strasburger et Batia Baum (1941-2023). Celle-ci laisse une œuvre considérable de traductrice de la littérature yiddish, à savoir des témoignages de la Shoah, littéraires ou non (Rudashewski, Kacenelson), des écrivains assez peu connus en France (comme Fradl Shtok) ainsi que des classiques de la littérature yiddish (Y.L. Peretz, Mendele Moykher Sforim, A. Sutzkever). Son travail a été plusieurs fois primé.
Le Dictionnaire mondial des littératures (Larousse, 2002) considère Les Juifs de Belleville comme le roman “le plus important que la prose yiddish ait consacré à la vie des Juifs immigrés en France” – cela n’est pas rien.
J’avais salué l’éclipse du narcissisme autoral avec Les entrefaits, le livre collectif à huit mains signé du Quatuor d’Arnal (sous la houlette de Jean-Pierre Otte). La boîte à proverbes de Laurent Albarracin et Jean-Daniel Botta est dans la même veine : une sorte de de ping-pong d’aphorismes ayant pour règle : “chaque fragment doit répondre au précédent, chaque image provoque la suivante, hors de toute volonté d’élaborer une narration ou un discours, juste pour le plaisir d’échanger et de rebondir sur un aphorisme par un autre aphorisme”. Ce jeu étant, selon le auteurs, “de jouer, de s’amuser (on en était à on ne sait plus quel ‘troisième confinement’), un peu gratuitement même, et pourquoi pas ?” Sans prétention donc, mais avec tout
le sérieux qu’implique un exercice ludique, “qui à force est devenu une véritable expérience”. Avec des incidences intéressantes sur le processus créatif engagé. Les auteurs préfèrent parler de “proverbes” plutôt que d’“aphorismes” car le verbe se jette en avant (pro-) “dans l’inconnu de son écho incertain et de son retour imprévisible” et repart dans l’imaginaire s’emparer d’une nouvelle impulsion. Cet imaginaire étant une sorte de “boîte” dont “on tirera, comme de beaux diables ou des mouchoirs hygiéniques, des formules répétées”. Autre singularité de l’exercice : “L’écriture ne naît pas alors d’une nécessité intérieure, d’un besoin d’expression noblement intime. Elle vient d’une nécessité extérieure, précisément.” Cette dernière néanmoins contrainte par la sollicitation stimulante du partenaire qui vous “challenge” pour “un partage de la pensée, une exploration à deux des ressources inépuisables de l’analogie”. Celle-ci invite alors à une “plongée dans l’inconnu” par creusement et exacerbation. Et les auteurs de conclure en déclarant : “C’est un jeu, oui, mais addictif et qui n’est pas sans conséquences sur la manière de voir les choses. Vient un moment où cela ne s’arrête plus, ne peut plus s’arrêter : la pensée analogique est sans fin, la production de la ressemblance entre les choses sans limites”. Il faut se plonger dans cette cavalcade de mots, d’images et de métaphores : étourdissement euphorique garanti !
La fille du Poulpe (Tome 5) – Un havre de paix de Judith Wiart, Moby Dick éditeur, 2025 (11,90€).
Les Juifs de Belleville de Benjamin Schlevin, traduit du yiddish par Batia Baum et Joseph Strasburger, postface et appareil critique de Denis Eckert, Coll. Paris perdu, éditions L’Échappée, 2025 (25€).
La boîte à proverbes de Laurent Albarracin et Jean-Daniel Botta, Coll. Pallas Hôtel, éditions Venus d’ailleurs, 2024 (10€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie Paris street art ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Moby Dick – éditions L’Échappée – éditions Venus d’ailleurs.
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