Un soir de la semaine dernière, j’ai regardé Conte de printemps d’Eric Rohmer (1990). Une conversation autour de la philosophie transcendantale et de Kant occupe le centre du film : autour d’une table de cuisine dans une maison de campagne trois jeunes filles se disputent autour de la distinction entre le “transcendant” et le “transcendantal”, l’une reproche à l’autre de confondre les deux “comme 99% des gens”. Rapportant cette scène aux préoccupations actuelles des jeunes filles de même âge et de même condition, m’est soudain venu comme un sentiment de coup de vieux… Tout un monde indubitablement lointain…
Certes c’est du cinéma – et quel cinéma ! – mais dont les personnages et les situations ne tombaient pas du ciel. C’était la queue de comète des “trente glorieuses”, une société relativement stable perdurait, des années insouciantes où l’on pouvait se consacrer au cinéma d’auteur, c’est-à-dire d’idées. Regarder un film de Rohmer aujourd’hui, c’est comme lire Madeleine de Scudéry : un monde plus que lointain, totalement opaque pour l’individu normalement (moyennement) éduqué d’aujourd’hui. Cette poésie, cette fantaisie, cette délicatesse personne n’en veut plus. Bientôt il faudra sous-titrer en français simplifié les dialogues des Comédies et Proverbes et des Contes des quatre saisons. L’extranéité de Rohmer par rapport à notre époque a d’ailleurs été magnifiquement traitée, avec tendresse et respect, par Léa Fazer dans son film Maestro : on y voit Rohmer (Michael Lonsdale) perdu dans un rayon de la FNAC à la recherche d’un câble pour son ordinateur… Lui venant en aide, Henri, un jeune acteur plein d’ambition (Pio Marmaï) demande : “Vous savez qu’on peut mettre le wifi ?” Et Rohmer-Lonsdale : “Faites ce que vous voulez, mais ne m’en parlez pas parce que cela m’ennuie trop”.
L’arrivée de Netflix et sa mainmise mondiale sur les cerveaux disponibles a rendu ce cinéma totalement obsolète (excepté pour une élite de cinéphiles) : on ne veut plus d’idées (pas même “non philosophiques”), on ne veut même pas de sensations, mais des émotions… car l’émotion exprime cette seule et unique chose qui, dans le monde, est vraiment impersonnelle et donc universellement partageable (et mondialement commercialisable). L’émotion est le plus petit dénominateur commun nécessaire et suffisant pour faire un public. Fermez le ban.
Que reste-t-il à celles et ceux qui ne veulent pas partager l’unanimisme bêtifiant des écrans 4K ?
Prendre la poudre d’escampette, la tangente avec Yves Leclair pour gagner le Village de l’idiot !
De quoi s’agit-il ? D’un “manuel d’aération” nourri de lectures taoïstes et bouddhistes. Le Village de l’idiot est un petit livre à glisser dans la poche, à emporter loin de la route sûre et destiné à ceux qui cherchent à retrouver une seconde innocence, un nouvel éveil à la vie. Hors connexion, loin des réseaux. Ancré dans la réalité la plus élémentaire, le récit que nous livre Yves Leclair est émaillé de haïkus, comme dans les journaux de voyage des anciens poètes-pèlerins japonais. L’idiot de ce voyage exprime, par petites touches, un savoir-vivre, une saveur de vivre : un mur de briques, trois criquets dans un âtre, une voix de femme, le spectacle de la nuit noire, la flamme d’une bougie, des sabots sur un seuil, une chaise en paille vide… autant d’occasions de disparaître dans la beauté simple.
Voyons :
« Il te semble être dans des dispositions extraordinaires. Tu ne te prends pour personne, tu t’effaces, tu disparais de la circulation, de sorte que tout discours te paraît vain, sauf peut-être cette langue chantante que seuls les sourds entendent.
On part vraiment quand on ne s’en aperçoit plus. On est loin, alors, de la fébrilité imbécile du tourisme de masse.
En chemin, tu t’étonnes de revivre. Sans le savoir, sans le vouloir, peut-être es-tu passé de l’autre côté des idées, dans l’énigme lumineuse de ce monde, même et autre ?
Universalité des joies simples. Être là où l’on est, sans métaphore, sans comparaison. »
Ce petit livre rejoint par certains aspects l’enseignement du Zen qui est une démarche de simplification pour regagner sa véritable voie, se souvenir de sa propre nature. Je recommande vivement le Zen aux éditions L’Originel-Charles Antoni qui présente une sélection d’enseignements de Kobo Sawaki, grand moine Zen japonais du XXe siècle dont les préceptes sont transmis dans de nombreux centres Zen en Occident.
Via des remarques au style savoureux, non dénué de provocation, Kodo Sawaki y développe notamment la relation entre l’absolu intrinsèquement présent en nous, et les manifestations de notre vie quotidienne (nos pensées, nos émotions, nos colères et nos joies…) qui nous font perdre le fil de notre essence véritable, le Soi.
« Ce que nous appelons “ego” n’est qu’une idée tenace à laquelle notre vécu nous a conduits à nous cramponner.
Si tu te détaches de cette conception mesquine de “l’ego”, tu te découvriras toi-même chez ton interlocuteur. Tu te reconnaîtras également dans tout ce qui t’entoure : une tasse de thé, une paire de sandales… Chacune de ces choses revêtira alors une importance cruciale dans ta vie. Voilà ce qu’on appelle pratiquer le zen. »
[Il n’est pas dit qu’Eric Rohmer en adaptant dans son tout dernier long-métrage (2007) le roman-fleuve d’Honoré d’Urfé n’ait pas voulu recueillir sous les complications amoureuses de la bergère Astrée et du berger Céladon les ultimes traces d’une sagesse païenne encore vivace à l’aube du XVIIe siècle. Par-delà les âges, les bergers gaulois du Forez feraient un signe aux poètes-pèlerins de l’Hokkaido…]
Ce mois-ci les éditions des femmes-Antoinette Fouque* nous proposent un roman de l’une des grandes voix de la littérature brésilienne contemporaine : Conceição Evaristo. Née en 1946 dans une favela de Belo Horizonte (Minas Gerais), contrainte à travailler dès l’âge de 8 ans, Conceição Evaristo réussit néanmoins à terminer sa scolarité à force de volonté. Elle devient institutrice à Rio de Janeiro. Tandis que ses premiers écrits sont publiés dans les années 1990, elle obtient un doctorat en littérature comparée. Ses romans, ont reçu de nombreux prix et été traduits dans différentes langues dont le français. Les éditions des femmes-Antoinette Fouque ont publié Poèmes de la mémoire et autres mouvements (2019, édition bilingue), et un recueil de nouvelles, Ses yeux d’eau (2020). Ce nouveau roman Chanson pour bercer de grands garçons est une fiction polyphonique sur les complexités de la masculinité et le racisme au Brésil.
À cause de la couleur de sa peau, Fio Jasmin, le protagoniste principal, n’a pas pu jouer le rôle du prince dans la pièce théâtrale de son école. Des années plus tard, marqué à jamais par ce souvenir, il met en œuvre un parcours de grand séducteur. Marié, père de nombreux enfants dont certains qu’il n’a jamais connus ni reconnus, il s’affranchit des limites sociales imposées aux hommes noirs et entreprend de conquérir un royaume tout à lui. C’est par la voix des femmes qui ont croisé son chemin qu’est racontée l’histoire de Fio Jasmin, en une mosaïque affectueuse et bariolée, aimante et douloureuse.
À travers le personnage de Fio Jasmin, Conceição Evaristo convoque magistralement les contradictions et les complexités qui entourent la masculinité dans nos sociétés (pas seulement latino-américaines) ainsi que leurs rapports à l’amour et à l’infidélité.
Un roman sur l’amour qui se veut comme l’autrice le dit en préambule « une offrande à toutes les personnes qui s’engagent sur les chemins de la passion et qui, même en respirant avec difficulté parmi les pierres, n’oublient pas la jouissance des eaux. »
Comme le précise Conceição Evaristo : « Je capte comme témoin oculaire ou comme auditrice la dynamique de vies qui se confondent avec la mienne pour une raison ou pour une autre. J’ai été l’une des femmes de Fio Jasmin, à l’occasion, peut-être. Fio Jasmin peut aussi incarner la figure d’un père qui m’a échappé comme affection. Non, le jeune homme ne m’est pas étranger, les femmes qui ont croisé son chemin non plus. Voilà pourquoi je m’efforce de toutes les écouter. Elles sont nombreuses, plurielles et diverses, les voix qui me poussent à l’écrivence. »
Un livre fort, engagé, chatoyant, écrit du point de vue des femmes et de leurs sensibilités plurielles pour penser la masculinité dans sa complexité sans tomber dans le simplisme d’un réquisitoire, ou pire, d’une diabolisation.
* « Antoinette Fouque, créatrice du MLF, fondatrice des Éditions des femmes, parle d’“un professeur”, qui était une femme, et dit que lorsqu’elle était jeune, elle voulait “être avocat”. Honneur à Antoinette Fouque. » écrivait malicieusement Jacques Drillon dans Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014).
Nous entrons en période électorale : j’ai fait mon choix.
Je vote pour le programme de… Jean-Pierre Otte qui, par son parti pris “immunitaire” est hautement salubre et éminemment salutaire.
Quelle est la profession de foi du candidat Otte ?
La voici telle qu’elle est présentée en ouverture de L’immunité merveilleuse (aventure sans alibi) son dernier opus :
« Ce sont des temps mauvais qui n’en finissent
pas de se plisser et se replisser sur eux-mêmes.
Des vents délétères soufflent sans trêve
Sur les crêtes et les combes de la terre.
Ce monde est malade au dernier degré
et nous souffrons du même mal,
nous à nous-mêmes vilainement substitués.
Les oiseaux de mer reviennent des confins,
les plumes tachetées de roséoles.
Ne te fie à personne, crée tes anticorps.
Voilà le théâtre contemporain où l’esprit
s’étrécit sans plus avoir de tanière ni de répit.
L’espoir est au large et l’âme en prêt-à-porter.
Ce monde est une cabine d’essayage
où les miroirs s’entre-reflètent.
C’est un autre que l’on aperçoit dans la glace,
le même autre que les autres aperçoivent aussi,
le même autre multiplié, tant d’autres
qui s’imitent, se contrefont et se copient.
Ne ressemble à personne, crée tes anticorps.
De partout arrivent les disgracieux,
les endettés et déficients, dépourvus de talent,
hommes sans caractère ni appartenance,
à l’ère du cynisme et de la médiocrité sublimée.
Ceux-là, incontinents, de plus en plus
nombreux au milieu des vergers dévastés
(les oiseaux de passage meurent en eux-mêmes),
insultent la vie, injurient la beauté,
crachent sur le corps scintillant des rivières.
Ne sois pas de leur espèce, crée tes anticorps.
Otages de l’indifférence généralisée,
ils se sont fixés à demeure dans la routine,
la fixité même qu’ils imposent à la vie,
l’invariabilité des apparences ravalées.
Les ornières se creusent, l’esprit est vicié,
le cœur corrompu ; l’œillère est obligatoire.
Viendra-t-il un songe qui n’aura
plus les dehors du mensonge,
une transparence qui sera sans traîtrise,
une nuit étoilée qui accouchera d’un jour neuf ?
Dans l’attente de rien, crée tes anticorps.
(…)
Heureux es-tu d’être sans chimères,
sans escompter d’innovation qui ne serait que
la répétition de la même pièce sans cesse rejouée.
Tu optes pour l’oisiveté luxueuse, la vie poétique
et l’opportunité fertile de l’inutile.
Tu salues la beauté effilée des lys,
la nuit proche et profonde avec
la joaillerie des étoiles en circonvolution,
ainsi que les feux arrière à la poupe
des grands bateaux de traversée.
Le regard vers le large, crée tes anticorps. »
On l’a compris Jean-Pierre Otte, un peu à la manière d’Henri Michaux dans Poteaux d’angle, ce livre plein de maximes de survie, nous propose une “aventure sans alibis” : celle d’une reconstruction, d’une recréation à frais nouveaux de nos vies disloquées. Partant du constat d’un monde malade, où nous souffrons du même mal, où les “sociétés d’acclimatation” nous ont à nous-mêmes vilainement substitués, il prône la création d’“anticorps” qu’il vient partager dans un généreux élan où esthétique et éthique ne font qu’un. Fort d’une immunité forgée dans le recours à l’observation de l’intime (sans oublier l’extime) et le désir de se recréer autrement, il nous offre un insigne vade-mecum pour explorer et exploiter nos propres possibilités et devenir l’artiste de notre vie.
Qui ne voudrait d’une telle feuille de route ?
Mon assentiment est plein. Sans hésitation, je signe.
La quatrième de couverture nous dit de l’auteur que la critique l’a comparé à Cioran et à Ernst Jünger. N’est-ce pas un peu expéditif ? Et approximatif ? Jean-Pierre Otte a peu à voir avec le natif et noir pessimisme de Cioran et encore moins à voir avec la rigueur goethéenne, la raideur toute prussienne de Jünger… Il suffit de lire la table des matières pour déceler une sensibilité jubilatoire sobrement hédoniste, sans oublier l’humour tantôt pince-sans-rire, tantôt pince-avec-sourire. Peut-être Jean-Pierre Otte partage-t-il avec l’auteur d’Orages d’acier une même fibre naturaliste, une curiosité éclectique pour le Tout cosmique que l’on retrouve dans ses ouvrages consacrés aux cosmogonies des civilisations tribales, aux rituels amoureux du monde animal…
Voilà. “Si vous n’êtes pas votre propre ennemi”, votez pour Jean-Pierre Otte !
Le Village de l’idiot d’Yves Leclair, éditions Pierre Mainard, 2024 (14€).
Le Zen de Kodo Sawaki, préface de Munoz Nölke, postface d’Uchiyama Kōsho, éditions L’Originel-Charles Antoni, 2024 (18€).
Chanson pour bercer de grands garçons de Conceição Evaristo, traduit du portugais (Brésil) par Izabella Borges, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2024 (14€).
L’immunité merveilleuse (aventure sans alibis) de Jean-Pierre Otte, Les éditions Sans escale, 2024 (15€). LRSP (livres reçus en service de presse).
APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog.
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Pierre Mainard – Éditions des femmes-Antoinette Fouque – Les éditions Sans escale.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Effectivement, depuis que j’ai rejeté mon ego et que je me reconnais dans mes sandales,
j’ai retrouvé la sérénité et même un début de satori.
Vous êtes paré pour faire face aux tempêtes à venir…
🙂