J’étais en train de lire Voyage à rebours de Jacob Glatstein dans la merveilleuse traduction du yiddish de Rachel Ertel (réédité au format poche chez l’Antilope) quand une notification intempestive sur mon portable interrompt ma lecture. La nouvelle version de Copilot, l’assistant “intelligent” basé sur l’intelligence artificielle de Microsoft, vient de sortir et l’on me propose de la tester. L’occasion faisant le larron, je me jette à l’eau. Voici notre conversation.
Voilà comment j’ai été “copiloté” dans ma lecture… Que mes lecteurs et Gilles Rozier, l’éditeur d’Antilope, me pardonnent cette entrée en matière extravagante ! Tout cela, sans être renversant comme le battage médiatique voudrait faire passer l’IA, reste tout de même assez troublant.
Mais revenons sur ces deux ouvrages dont je viens d’achever la lecture.
Voyage à rebours est un récit autobiographique du poète moderniste et écrivain Jacob Glatstein (1896-1971). Embarqué pour son premier voyage transatlantique depuis son émigration en Amérique à New-York vingt ans auparavant (1914), Yash-Jacob Glatstein se prépare à assister aux derniers moments de sa mère à Lublin, en 1934. Après une traversée où le narrateur, apprenant le sanglant règlement de comptes de la Nuit des longs couteaux, tente de se rapprocher de ses “frères” juifs, il fait une escale assez sinistre à Paris où il reçoit la nouvelle de la mort de Bialik, le grand poète national de la littérature hébraïque moderne. Le voyage se poursuit avec la rencontre dans le train vers Varsovie d’un groupe de jeunesse hitlérienne. L’arrivée en Pologne s’effectue dans une atmosphère crépusculaire, où s’entrelacent l’attente angoissée des retrouvailles familiales et l’envahissement de plus en plus fort des souvenirs d’enfance.
La deuxième partie, Séjour à rebours, publiée en octobre dernier avec une éclairante préface de Carole Ksiazenicer-Matheron, s’inscrit dans la continuité de Voyage à rebours, même s’il se lit indépendamment. Après avoir enterré sa mère, Yash-Jacob Glatstein s’installe dans une pension de famille non loin de Lublin, sa ville natale. Les rencontres qu’il y fait sont cocasses. Lui, le poète yiddish, n’a de cesse de dresser le portrait des pensionnaires, de faire parler ses interlocuteurs et de les écouter. Il livre ainsi une photographie de la Pologne, ce pays où la situation politique a tellement changé depuis son départ.
Voilà pour le “pitch”. Quand on a dit cela, on a à peine effleuré cet immense saga dont on ne peut ressortir qu’à la fois admiratif pour la force du récit et bouleversé de voir se dérouler sous nos yeux les prodromes de l’Anéantissement.
J’ai lu quelques commentaires critiques sur le premier volume. Une chose me frappe : de subtiles et parfois savantes analyses sur l’aspect formel de l’écriture et de la composition – certes, incroyablement novatrices. Mais curieusement comme une difficulté, un incompréhensible empêchement à aborder le fond, le thème rémanent, la question quasi obsessionnelle que Jacob Glatstein martèle en sous-texte de chapitre en chapitre : pourquoi nous, Juifs, sommes-nous tellement haïs ? Et question subsidiaire : comment chaque Juif assume-t-il, selon sa situation géographique, sa condition existentielle et surtout son degré de lucidité, cette malédiction ? Avec cette interrogation pendante, cette injonction indécidable, vrai “double-bind” : assimilation ( = disparition) ou repli communautaire (= isolement) ?
Ce qui hante ces pages, comme un triste bourdon, c’est la peur, le doute et le désespoir. Sentiments conjoncturels (les années trente sont hautement anxiogènes) mais inhérents, hélas ! à la condition juive depuis deux millénaires. Dire ce qu’on pense, qui on est, n’est pas sans risques. On dissimule le yiddish parce qu’il fait honte. Il faut affronter les spéculations spécieuses et suspicieuses sur le nom, sur le physique. Et sans cesse jauger son entourage : amis ? ennemis ? amis-ennemis ? ennemis-amis ? On se protège incessamment contre le mauvais œil. On “frissonne” quand sonnent les cloches catholiques auxquelles répondent les basses orthodoxes… Le peuple juif a les nerfs à vif, dit un protagoniste de Séjour à rebours et ajoute que “s’il était Rotschild, il l’obligerait à se reposer dans l’atmosphère calme et rassérénante d’un établissement de cure…”.
Or ce second volume s’ouvre précisément dans un lieu de villégiature où Yash vient reprendre souffle après le long voyage par mer et terre qui l’a amené en Pologne. Là viennent se soigner malades du cœur, des artères mais aussi des nerfs, comme un certain Steinman le précise ironiquement ; en effet, la collectivité juive polonaise est décrite comme détraquée nerveusement et en manque urgent de soin. Steinman, personnage amer et tragique, et principal interlocuteur du narrateur est le client de choix de la pension Buchlerner où il tient quasiment table ouverte à la façon d’un guide hassidique. C’est le fil d’Ariane du récit, lequel s’ouvre sur la voix comiquement “inspirée” de ce bouffon splendide et shakespearien que l’on va suivre au long d’un récit-enquête qui se clôture par le choc brutal de son décès.
Qu’on ne s’attende pas ici à un récit réaliste. Glatstein dont on rappelle qu’il fut le chef de file du groupe poétique d’avant-garde yiddish In Zikh, “les Introspectivistes”, à New York, se livre à un travail de composition et des choix d’écriture qui vont dans le sens d’une représentation hallucinatoire, inspirée par la polyphonie des discours et des rencontres. Comme le remarque Carole Ksiazenicer-Matheron : “Le lieu de la parole se définit dès lors comme le point même de vacillement des repères, à partir de l’évocation de cette micro-société en villégiature, dans ce lieu de cure et de repos où bouillonnent cependant toutes les tensions et les contradictions de la société juive polonaise moderne.” Fidèle à ses principes esthétiques, Glatstein est avant tout soucieux de construire poétiquement la réalité où il est à la fois acteur impliqué et témoin occasionnel. Cette réalité faite de familiarité du souvenir et d’éloignement psychologique et matériel – car après tout Yash-Jacob Glatstein n’est qu’un expatrié de passage – l’écrivain la sublime de façon presque alchimique pour pouvoir en rendre compte au plus près de ses échos sur la scène mentale. Tout se brouille, se déforme, se métamorphose, comme chez Kafka, Bruno Schulz ou Aharon Appelfeld. La réalité se fissure, se démultiplie, sans abandonner ses prérogatives réalistes mais en se prolongeant narrativement sur un mode onirique, comme directement branché sur l’inconscient collectif. Dans le premier volume lors du voyage transatlantique, le huis clos du paquebot et la relative promiscuité, lui avaient permis de s’affranchir de certaines conventions pour décrire une micro-société cosmopolite désaccordée d’une réalité grinçante et menaçante : “Sur le bateau, on peut vraiment sonder la valeur de l’homme. Dans l’agitation du quotidien, on perd le sens du drame, de la tragédie et de la comédie qui imprègnent toute vie. Sont oubliés et scellés les oreilles et les yeux spontanés qui voient, entendent et s’émerveillent de tout”. Là, dans l’hôtel avec son parc thermal et sa nature idyllique, la scène est étroitement “provincialisée” et ethnicisée. Elle devient le cadre étrangement inquiétant d’une errance à la fois physique et identitaire du narrateur, réduit à un rôle d’enregistrement des voix dissonantes de la collectivité : promenades erratiques en compagnie d’interlocuteurs réels ou imaginaires, lieux nocturnes propres aux méprises et à la circulation des ombres, retrouvailles ambiguës avec un passé non reconnu, comme inventé. Tout est prétexte à quiproquo, aux fausses reconnaissances, au jeu sur les doubles (voire les triples) et à l’angoisse de mort accompagnant la résurgence des fantômes et des conflits non résolus du passé.
On est saisi, envouté même, par cet univers crépusculaire sur lequel plane comme chez Kafka une léthargie paralysante. Cette labilité, fluidité où l’on glisse insensiblement entre imaginaire, réminiscences, digression poétique et réalité rappelle certaines audaces d’écriture nabokoviennes, notamment dans Ada où l’Ardeur (1969), roman où Vladimir Nabokov maîtrise au plus haut point l’artifice du jeu métaphorique, du décalage et de la suggestion.
Le récit autobiographique se clôt sur la mort inattendue de Steinman en rabbi entouré de ses fidèles, écrivain raté mais conteur-né porté par l’allégresse du récit, animé par l’amour du hassidisme et de l’histoire juive, décalque de la disparition de la mère mais aussi, tragiquement, de toute la Pologne juive. Un monde fait de voix multiples et vivantes qui, dans le contexte nouveau du conflit mondial, est sur le point d’être éliminé. D’où, dans les dernières pages de ce récit d’adieu, la mélancolie qui émane de l’évocation de ces figures truculentes, picaresques, proprement bouleversantes dans leur dignité de vaincus ; derniers feux d’une communauté en voie de désagrégation, divisée (Polische Juden versus Juifs allemands) au point de ne plus savoir ce qu’elle a à transmettre. Toutes ces voix éraillées par l’angoisse, le doute et le désespoir, reliquats des “tribus perdues”, se savent promises à un prochain anéantissement.
En ces temps où les spectres de la judéophobie et de l’antisémitisme (affiché ou s’abritant derrière l’antisionisme), hantent à nouveau notre monde, comme si sempiternellement devait se répéter les mêmes lâchetés (l’extrême gauche mélenchonienne), les mêmes menaces et persécutions (887 faits antisémites commis en France au cours du 1er semestre 2024), les mêmes horreurs (la Jew hunt dans les rues d’Amsterdam après les atrocités du 7 octobre), lire Jacob Glatstein est incontestablement un grand plaisir esthétique mais avant tout le plus précieux, le plus urgent et nécessaire des devoirs mémoriels.
Je parlais plus haut de l’amour du hassidisme, il se trouve que ce mois-ci les éditions Arfuyen publient dans la collection “Les Carnets spirituels” un 7ème volume consacré à Rabbi Nahman de Bratzlav (1772-1810), l’arrière-petit-fils du Baal Chem Tov (1700-1760) qui fut le fondateur du hassidisme. Cette publication marque une étape importante dans ce vaste chantier dédié aux maîtres du hassidisme* dont Catherine Chalier, philosophe et spécialiste du judaïsme, est le maître d’œuvre.
Né en 1772 à Medjybij, à l’ouest de l’Ukraine, Nahman de Bratzlav est un profond penseur et un maître spirituel dont les enseignements, ici traduits pour la première fois, ont été recueillis par son disciple Rabbi Nathan Sternhartz sous le titre Recueil de notre maître R. Nahman et Recueil des lois.
Rabbi Nahman a lutté toute sa vie contre la peur, le doute, la tristesse et le désespoir. À cette fin, il mettait l’accent sur l’étude de la Torah orale (Talmud, Zohar) et sur la solitude dans les champs et les forêts d’Ukraine. Comme le précise Catherine Chalier : « pour R. Nahman il se trouve en toute personne un point de bonté, un point dont la vitalité reste cachée par la souffrance, par la fuite éperdue dans l’égoïsme et par les actes et les pensées qu’il autorise, avec morgue souvent. Dans ce cas, ce point se trouve oublié, ou méprisé, voire vilipendé. Mais R. Nahman ne cède pas : nous pouvons retrouver la vitalité de ce point de bonté en nous, grâce à une vie soucieuse d’une prière et d’une étude animées par le désir de s’approcher du Créateur, et grâce à la transmission à autrui de ce que celles-ci font découvrir. Ce point frémit en soi également dans certains moments de solitude, ceux qui nous révèlent la fragilité et la beauté humaine, fragilité et beauté partagées avec toutes les créatures. »
Ce point n’est qu’une résurgence de la mélodie éternelle (nigun) que chaque personne tente de rejoindre grâce à sa propre mélodie, même quand elle l’ignore. Cette mélodie, sainte et éternelle en toute créature – pas seulement humaine – est celle de la création, elle est plus puissante que tout argument intellectuel pour éveiller l’âme humaine. Sans doute est-ce ce foyer d’énergie providentiel qui donne au Steinman de Séjour à rebours le pouvoir d’élever la déréliction juive en beauté et de faire perdurer par-delà les souffrances un lien vivant au soi collectif.
* Kalonymus Shapiro, rabbin au ghetto de Varsovie (1889-1943), le Maggid de Mezeritch (1704-1772), le Rabbi de Kotzk (1787-1859), Rabbi Chmuel Bornstein (1856-1926), Rabbi Joseph Mordechai Leiner (1801-1854) et Rabbi Tsaddoq ha Cohen de Lublin (1823-1900).
Voyage à rebours de Jacob Glatstein, traduction du yiddish de Rachel Ertel, réédité au format poche aux éditions de l’Antilope, 2024 (11€).
Séjour à rebours de Jacob Glatstein, traduction du yiddish de Rachel Ertel, préface de Carole Ksiazenicer-Mathero, éditions de l’Antilope, 2024 (23€).
Rabbi Nahman de Bratzlav – La nostalgie hassidique, présentation et traduction de l’hébreu d’un choix de textes inédits par Catherine Chalier, Coll. Les Carnets spirituels n°112, éditions Arfuyen, 2024 (16€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographie de Jacob Glatstein – dans le billet : éditions de L’Antilope – éditions Arfuyen.
Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !