Le livre de science-fiction le plus prophétique du XXe siècle est sans conteste Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Sa nature sinistre ne saurait nous échapper. Bien qu’écrit voici près d’un siècle, sa pertinence augmente à chaque année qui passe et voit l’emprise croissante de l’infotech et de la biotech sur nos vies. Aldous Huxley écrivit Le Meilleur des mondes (Brave New World) en 1931, alors que le communisme et le fascisme étaient bien ancrés en Russie et en Italie, que le nazisme montait en Allemagne, que le Japon militariste se lançait dans une guerre de conquête en Chine et que le monde entier se débattait dans les effets de la Grande Dépression. Huxley n’en réussit pas moins à percer ces nuées sombres pour envisager une société sans guerres, sans famines ni épidémies, jouissant d’une paix ininterrompue, mais aussi de la prospérité et de la santé. C’est notre monde ultra-libéral dépolitisé et voué au consumérisme total dont la valeur suprême est un bonheur obéissant au slogan “sexe, drogue et Rock’n Roll”. Le postulat sous-jacent du livre est que les humains sont des algorithmes biochimiques, que la science peut pirater l’algorithme humain et que l’on peut utiliser la technologie pour le manipuler.
Dans ce meilleur des mondes, le Gouvernement mondial recourt à la biotechnologie avancée et au génie social pour s’assurer que tout le monde soit satisfait et que personne n’ait de raison de se rebeller. Tout se passe comme si Joie, Tristesse et les autres personnages du cerveau de Riley avaient été transformés en agents loyaux de l’État. Il n’est donc aucunement besoin de police secrète, de camps de concentration ou de ministère de l’Amour comme dans le 1984 de George Orwell. Tout le génie de Huxley est de montrer que l’on peut contrôler les gens bien plus sûrement par l’amour et le plaisir que par la peur et la violence. Huxley a imaginé les prémisses d’un totalitarisme softpower qui n’est autre que ce qu’un critique a appelé une “dictature puritaine née d’une notion pervertie du bien”. Les avancées du wokisme percolant toutes les strates de la société pour faire advenir le “sociétal” en lieu et place du “social”, les promesses du transhumanisme et de l’I. A., les délires du langage inclusif, entrent en pleine résonance avec Huxley…
Quand on lit 1984, il est clair qu’Orwell décrit un monde de cauchemar, effroyable. La seule question demeurant ouverte est donc : “Comment éviter de se retrouver dans une situation aussi terrible ?”
Lire Le Meilleur des mondes est une expérience et un défi bien plus déconcertants, parce qu’on est contraint et forcé de mettre précisément le doigt sur ce qui en fait une dystopie. Le monde est pacifique et prospère, tout le monde baigne en permanence dans une satisfaction suprême. Que pourrait-on trouver à y redire ?
Huxley traite directement cette question à l’apogée du roman : le dialogue entre Mustapha Menier, l’Administrateur résident de l’Europe occidentale, et John le Sauvage, qui a passé sa vie dans une réserve d’indigènes au Nouveau-Mexique, et qui est le seul autre homme à Londres qui sache encore quelque chose de Shakespeare ou de Dieu.
Quand John le Sauvage veut inciter les Londoniens à se rebeller contre le système qui les contrôle, son appel se heurte à une apathie absolue. La police l’arrête et le fait comparaître devant Mustapha Menier. L’Administrateur mondial a un échange plaisant en apparence (mais profondément cynique en réalité) avec John, expliquant que s’il tient vraiment à rester antisocial, il n’a qu’à se retirer dans un lieu isolé et vivre en ermite. Le nouvel ordre mondial vise à abolir les frontières, non seulement physiques, entre nations, mais chez les individus eux-mêmes qui ne sont plus des citoyens au sens politique du terme, c’est-à-dire des sujets responsables, maîtres de leur destin, mais des entités fluides, accoutumées à la sujétion, et la désirant même. John conteste alors les vues qui sous-tendent cet ordre et reproche à l’État mondial d’avoir, dans un mouvement d’émancipation ultime, éliminé non seulement la vérité et la beauté dans la poursuite du bonheur, mais aussi tout ce qui est noble et héroïque dans la vie :
« — Mon cher jeune ami, dit Mustapha Menier, la civilisation n’a pas le moindre besoin de noblesse ou d’héroïsme. Ces choses-là sont des symptômes d’incapacité politique. Dans une société convenablement organisée comme la nôtre, personne n’a l’occasion d’être noble ou héroïque. Il faut que les conditions deviennent foncièrement instables avant qu’une telle occasion puisse se présenter. Là où il y a des guerres, là où il y a des serments de fidélité multiples et divisés, là où il y a des tentations auxquelles on doit résister, des objets d’amour pour lesquels il faut combattre ou qu’il faut défendre, là, manifestement, la noblesse et l’héroïsme ont un sens. Mais il n’y a pas de guerres, de nos jours. On prend le plus grand soin de vous empêcher d’aimer exagérément qui que ce soit. Il n’y a rien qui ressemble à un serment de fidélité multiple ; vous êtes conditionné de telle sorte que vous ne pouvez vous empêcher de faire ce que vous avez à faire. Et ce que vous avez à faire est, dans l’ensemble, si agréable, on laisse leur libre jeu à un si grand nombre de vos impulsions naturelles, qu’il n’y a véritablement pas de tentations auxquelles il faille résister. Et si jamais, par quelque malchance, il se produisait d’une façon ou d’une autre quelque chose de désagréable, eh bien, il y a toujours le soma qui vous permet de prendre un congé, de vous évader de la réalité. Et il y a toujours le soma pour calmer votre colère, pour vous réconcilier avec vos ennemis, pour vous rendre patient et vous aider à supporter les ennuis. Autrefois, on ne pouvait accomplir ces choses-là qu’en faisant un gros effort et après des années d’entraînement moral pénible. À présent, on avale deux ou trois comprimés d’un demi-gramme, et voilà. Tout le monde peut être vertueux, à présent. On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu’est le soma.
— Mais les larmes sont nécessaires. Ne vous souvenez-vous pas de ce qu’a dit Othello ? « Si, après toute tempête, il advient de tels calmes, alors, que les vents soufflent jusqu’à ce qu’ils aient réveillé la mort ! » Il y a une histoire que nous contait l’un des vieux Indiens, au sujet de la Fille de Matsaki. Les jeunes gens qui désiraient l’épouser devaient passer une matinée à sarcler son jardin avec une houe. Cela semblait facile ; mais il y avait des mouches et des moustiques, tous enchantés. La plupart des jeunes gens étaient absolument incapables de supporter les morsures et les piqûres. Mais celui qui en était capable, celui-là obtenait la jeune fille.
— Charmant ! Mais dans les pays civilisés, dit l’Administrateur, on peut avoir des jeunes filles sans sarcler pour elles avec une houe ; et il n’y a pas de mouches ni de moustiques pour vous piquer. Il y a des siècles que nous nous en sommes complètement débarrassés.
Le Sauvage eut un signe de tête d’acquiescement, avec un froncement des sourcils.
Vous vous en êtes débarrassés. Oui, c’est bien là votre manière. Se débarrasser de tout ce qui est désagréable, au lieu d’apprendre à s’en accommoder. « Savoir s’il est plus noble en esprit de subir les coups et les flèches de la fortune adverse, ou de prendre les armes contre un océan de malheurs, et, en leur tenant tête, d’y mettre fin » … Mais vous ne faites ni l’un ni l’autre. Vous ne subissez ni ne tenez tête. Vous abolissez tout bonnement les coups et les flèches. C’est trop facile. […]
Ce qu’il vous faut, reprit le Sauvage, c’est quelque chose qui comporte des larmes, au contraire, en guise de changement. […] N’est-ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement ?
— Je crois bien, que c’est quelque chose ! répondit l’Administrateur : Les hommes et les femmes ont besoin qu’on leur stimule de temps en temps les capsules surrénales.
— Comment ? interrogea le Sauvage, qui ne comprenait pas.
— C’est l’une des conditions de la santé parfaite. C’est pourquoi nous avons rendu obligatoires les traitements de S.P.V.
— S.P.V. ?
— Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l’organisme avec un flot d’adrénaline. C’est l’équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d’être tuée par Othello, sans aucun des désagréments.
— Mais cela me plaît, les désagréments.
— Pas à nous, dit l’Administrateur. Nous préférons faire les choses en plein confort.
— Mais je n’en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.
— En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d’être malheureux.
— Eh bien, soit, dit le Sauvage d’un ton de défi, je réclame le droit d’être malheureux. Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent ; du droit d’avoir la syphilis et le cancer ; du droit d’avoir trop peu à manger ; du droit d’avoir des poux ; du droit de vivre dans l’appréhension constante de ce qui pourra se produire demain ; du droit d’attraper la typhoïde ; du droit d’être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.
Il y eut un long silence.
— Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage.
Mustapha Menier haussa les épaules.
— On vous les offre de grand cœur, dit-il. »
Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (chapitre 17).
Dans la préface à l’édition de 1946, Huxley écrivait ces lignes prophétiques : « La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains. Vivant comme il l’a fait à une époque révolutionnaire, le Marquis de Sade s’est tout naturellement servi de cette théorie des révolutions afin de rationaliser son genre particulier de démence. Robespierre avait effectué le genre de révolution le plus superficiel, la politique. Pénétrant un peu plus profondément, Babeuf avait tenté la révolution économique. Sade se considérait comme l’apôtre de la révolution véritablement révolutionnaire, au-delà de la simple politique et de l’économique – de la révolution des hommes, des femmes et des enfants individuels, dont le corps allait devenir désormais la propriété sexuelle commune de tous, et dont l’esprit devait être purgé de toutes les connaissances naturelles, de toutes les inhibitions laborieusement acquises de la civilisation traditionnelle. »
La rééducation en cours avec l’idéologie woke, le transhumanisme avec les mirages de la biotechnologie, les avancées sociétales en général promues ou imposées par des minorités agissantes, ne sont-ils pas les prémisses de cette purge “de toutes les connaissances naturelles, de toutes les inhibitions laborieusement acquises de la civilisation traditionnelle” ?
Mais, mais… le contrecoup à ce vaste mouvement de désinhibition, de désaliénation, de gravissime déliaison avec le passé qui emporte l’occident n’est-il pas la montée des régimes illibéraux, des dictatures théocratiques et/ou autocratiques qui se dessine au sein du Sud-global (et infuse l’occident lui-même) ? Après le “meilleur des mondes”, sera-ce, par un effet de balancier, le retour vers le “pire des mondes” ?
Les hommes de bonne volonté sont des Sisyphes, ils n’ont pas fini de pousser le rocher de la liberté au sommet de la montagne. Ils acceptent l’accélération convulsive et hoqueteuse de l’Histoire sans se décourager car la lutte a plus d’importance que la victoire : l’ascension l’emporte sur le sommet.
Illustrations : (en médaillon) portrait d’Aldous Huxley (à l’âge de 32 ans) par John Collier (1927) – dans le billet : couverture de l’édition originale (1932) de Brave New World chez Chatto & Windus et couverture de la version française (1962) au Livre de poche.
Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !
Hormis le contrôle et la répression des humains la science-fiction est rarement prédictive. La surpopulation, le dérèglement climatique, l’effondrement du communisme et son remplacement par d’autres dictatures, le capitalisme fou, l’antisémitisme islamo-gauchiste et des Juifs accusés de génocide, le féminisme agressif tue-l’amour, le wokisme, mitou, la Chine usine du monde. Tout cela est quasiment passé sous les radars de la science-fiction. En cela la réalité dépasse la fiction.
Je ne suis pas un grand lecteur de SF mais sans doute avez-vous raison.
🙂
”Les hommes de bonne volonté sont des Sisyphes, ils n’ont pas fini de pousser le rocher de la liberté au sommet de la montagne. Ils acceptent l’accélération convulsive et hoqueteuse de l’Histoire sans se décourager car la lutte a plus d’importance que la victoire : l’ascension l’emporte sur le sommet.”
Il faut imaginer Sisyphe heureux. (Camus).
🙂