“Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne,
à quoi bon le lire ?”
Franz Kafka à Oskar Pollak, hiver 1904.
Si l’on veut comprendre l’extraordinaire effet que suscite Les droits de l’âme, Catena Aurea, la portée sur l’air du temps de ces proses éminemment “réfractaires” de Luc-Olivier d’Algange – écrivain, poète et essayiste authentiquement réactionnaire (pas au sens idéologique, mais épidermique) – il faut commencer par lire le texte sur Nicolás Gómez Dávila (“Nicolás Gómez Dávila ou les droits de l’âme”) car il explique le titre et le dessein de l’ouvrage : “Le réactionnaire n’argumente pas contre le monde moderne dans l’espoir de le vaincre, mais pour que les droits de l’âme ne se prescrivent jamais.” (N. G. Dávila)
La vérité, dit Luc-Olivier d’Algange à propos de Joseph Joubert, “n’est jamais acquise, ni détenue, mais approchée” – on ne peut ni la planifier ni l’administrer. Elle chatoie au long de cette chaîne d’or (Catena Aurea) que déroule devant nous l’auteur où se succèdent les pépites de l’esprit que sont : le prince de Ligne, Joseph Joubert, Léon Bloy, Pierre Boutang, Henri Bosco, Maurice Magre, André Suarès, Dominique de Roux, Julien Gracq, Nicolás Gómez Dávila, René Char et bien d’autres…
En des temps où domine “un cerveau sombre, un esprit lourd, une imagination glacée et une raison échauffée”, selon le profil parfait qu’avait pressenti Joseph Joubert, ces résistants nous offrent un monde moins triste et moins uniformisé. Qu’ils soient extravagants ou discrets, ascétiques ou orgiaques, artistes ou purs contemplatifs, sauvages ou ultra-civilisés, ou l’un et l’autre, ils parcourent le temps en laissant le sillage scintillant de leurs œuvres, de leurs regards, de leur amitié. Ils sont un puissant antidote à la morosité et un salutaire recours pour échapper à l’hypnose ambiante.
Notre passage ici-bas est court et le monde tel qu’il va nous pousse vers la sortie. Autant le faire à l’instar de Joseph de Maistre – dont il est largement question dans cet ouvrage – en cette excellente compagnie, au fil d’évocations agrémentées de roboratives et intempestives considérations dont il est inutile de dire qu’elles doivent peu au “commentariat universitaire”.
J’ai eu grand plaisir à retrouver la prose inspirée et lucide (sans aigreur), la désinvolture heureuse (nuancée d’impertinence*) que j’avais aimée dans Le déchiffrement du monde : la gnose poétique d’Ernst Jünger (2017) et Propos réfractaires (2023). Ce voyage intérieur qui va du plus fugace aujourd’hui à la nuit des temps est le plus utile des vade-mecum : son propos est de ne pas nous laisser tels que nous sommes, livrés aux tristes tartufferies de ces morales publiques qui dissimulent, sous les atours du “Bien” proclamé, des instincts de vengeance. Comme les “scolies” de Nicolás Gómez Dávila, les éclats d’intelligence sensible de Luc-Olivier d’Algange nous invitent à “la seule aventure essentielle qui est d’être au monde, comme l’écriture même du monde, nous-mêmes scolies du texte implicite du monde qu’il nous appartient de déchiffrer”.
Plus qu’un vade-mecum, Les droits de l’âme, comme l’œuvre éveillante et insaisissable de Joseph Joubert, est un “excellent alexipharmaque contre les poisons léthéens de notre temps”.
* La défense d’une jeunesse aventureuse, exigeante et chevaleresque (Jean-René Huguenin, pp. 221-223) opposée aux adolescents “modernes” avachis dans le suivisme, la bêtise et la vulgarité de la crétinisation de masse est extrêmement réjouissante.
Avec le précédent livre, l’autre “choc de lecture” de ce mois est Les Mauvais Fils, un choix de lettres échangées par Patrice Jean et Bruno Lafourcade.
Alors que nos auteurs entrent tous deux dans la cinquantaine et “avec des fortunes diverses tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles” (Avant-propos), une “demande d’amitié” sur Facebook en 2017 les met en contact, ils échangent ensuite par lettres électroniques sur Messenger jusqu’en 2022.
En pareil crépuscule littéraire et intellectuel, on pensait que les grandes correspondances littéraires où le verbe flamboie quand se frottent les idées (Flaubert, Chardonne–Morand, etc.) étaient des vieilleries définitivement “dépassées”. Il n’en est rien, ce choix de lettres échangées par deux vigoureux imprécateurs est non seulement savoureux, percutant et drôlissime d’un message à l’autre, mais une sévère et implacable radiographie de notre monde littéraire, éditorial, médiatique et éducatif – dont nos deux auteurs font (Jean) ou ont fait partie (Lafourcade)… Car à l’anecdote cocasse se mêle la réflexion sur l’humaine condition pratiquée avec un sens du coup de griffe bien senti ainsi qu’une autodérision jubilatoire. C’est aussi un cheminement à la rencontre de l’autre : on cherche à comprendre “son semblable, son frère” pour mieux se comprendre soi-même ; c’est donc à une introspection alerte et sans concession que convie ladite correspondance. Des centaines de lettres d’autant plus passionnantes que nos deux épistoliers sont proches et différents ; ayant des complexions complémentaires pour engager un fructueux colloque : le premier (Jean) étant moins emporté que le second (Lafourcade), plus sanguin et caustique. Se reconnaissant appartenir à la même famille d’esprit, leur amitié est immédiate, alimentée par une complicité où se lit une admiration mutuelle.
J’ai déjà signalé que, comme Gide nous en a averti : “c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature”. Autrement dit, il n’y a pas de bonne, voire de grande littérature, sans une part de méchanceté (ce qui ne veut pas dire non plus que beaucoup de haine fasse de la grande littérature). Mais de fait, la littérature méchante existe, elle relève d’une réaction à un processus complexe qui allie les “emmerdes” de la modernité (la “merdonité” disait Michel Leiris) et ses multiples tracasseries, embarras, encombrements, la bêtise du militantisme idéologique et politique, l’enfer algorithmique des réseaux sociaux, la conscience du Tempus fugit, la nostalgie du monde d’hier et l’effarement devant un monde qui avance à l’aveuglette, devenu massivement indéchiffrable.
Se moquer, rire de soi est la seule manière qui vaille de rester debout, de se tenir droit. Dans une époque qui nous susurre d’assouplir notre colonne vertébrale de toutes les courbettes, génuflexions et agenouillements possibles pour mieux nous accomplir dans ce que Jean Cau appelait la “décadence”, lire cette correspondance où les tirs sur tout ce qui bien-pense se font “à balles réelles” est une véritable aubaine, un ferme soutien. Tous et toutes – euh, pardon tous·tes – en prennent pour leur grade. Y compris le vénérable mammouth educ’nat qui, de pseudo-réformes en abdications, poursuit son effondrement et se voit ici étrillé pour l’inculture de son personnel : (Patrice Jean) « Je reviens à l’aveuglement des professeurs. Je suis d’accord avec vous sur ce triste constat. C’est un milieu majoritairement de gauche, et cette position idéologique les empêche de voir que ce qui advient (donc le sens de l’histoire) ne va pas dans le sens du progrès : les élèves aiment le rap ? Qu’à cela ne tienne, c’est que le rap est une nouvelle forme d’art ! La jeunesse est sanctifiée, elle ne peut déchoir. Les grèves sont l’occasion, pour moi, de me bidonner : il suffit que les élèves défilent en défendant de vagues mobiles progressistes pour que des professeurs, soudainement, vantent la maturité de petiots dont, pendant l’année, ils ne cessent de fustiger l’immaturité et la paresse. “On a beau dire, ils sont vachement mûrs politiquement, tu vois…” L’autre raison de l’aveuglement, selon moi, est plus dramatique : la moitié (au moins) des professeurs sont eux-mêmes peu cultivés. Il y a des cours, j’en suis sûr, où personne, pas même le professeur, n’a lu et n’aime l’auteur qui fait l’objet de la leçon. Une idiote m’avait parlé, par exemple, après que j’avais proposé un sujet de bac blanc réunissant Bernanos et Mauriac, de “[m]on devoir de fachos” ». Même si les salles des professeurs se sont sérieusement droitisées depuis 2022, le constat reste d’actualité. Auparavant, le même Patrice Jean déplorant l’absence de lecteurs véritables, rapportait : « Il y a une quinzaine de jours, une agrégée de lettres (de 47 ans), lors d’un dîner, a témoigné sa surprise que je puisse aimer Chateaubriand : c’était, me dit-elle, la première fois de sa vie qu’elle rencontrait quelqu’un qui aimât cet auteur pompeux et creux. En revanche, elle ne tarissait pas d’éloges pour un livre qui s’appelait Nos vaches sont jolies parce qu’elles mangent des fleurs [de Paul Bedel, aux éd. Albin Michel]. »
Tant “cool” que “démocratique”, il est entendu qu’il faut être “sans prétention”. On reconnaît là la “joie d’abaisser” comme disait Nietzsche. C’est ainsi qu’on déshérite les générations futures de toute culture digne de ce nom.
On l’aura compris, Jean et Lafourcade ne sont pas tendre avec l’époque, ni avec le monde qu’ils questionnent et dont ils brossent un tableau moral incroyablement juste et saisissant. Le progressisme et le wokisme sont passés par là, ont contaminé la littérature pour en faire un outil capable de propager leurs idéologies délétères et mêlées. Dans une perspective d’édification ou plutôt de rééducation, on ne donne plus à lire que des ouvrages dans une langue aussi charnue qu’un os de seiche, aussi juteuse qu’un morceau d’amadou…
Il faut donc se précipiter vers ces mauvais fils (« Nous avons été de mauvais fils parce que nous avons eu de mauvais pères, qui pissaient, comme Sartre, sur la tombe de Chateaubriand ») qui offrent à nous, lecteurs, ce qu’ils auraient aimé recevoir de leurs pères. Ces “déshérités” nous invitent à poser sur ce monde un regard discriminant et lucide, désenchanté mais joyeux. Et possiblement résistant à toute les bassesses, ignominies et reniements que la génération lyrique des boomers a laissé à ses enfants et petits-enfants. Sachant que “les carottes sont cuites”, que l’homme est un problème sans solutions et, qu’en conséquence, seul compte le combat intérieur* afin, selon le mot de Baudelaire, d’“être un héros et un saint pour soi-même”.
* Dans l’oubli de soi, ce que ne sauraient comprendre les nombreuses âmes serves tournant indéfiniment autour de leur Moi, dans le cercle de plus en plus réduit des “rézoos sociaux”, comme l’âne attaché au piquet.
Lorsque j’étais écolier, nous avions un instituteur sévère mais juste et bon qui avait constitué une petite bibliothèque de classe (une simple armoire dans le fond du préfabriqué) ouverte cérémonieusement chaque samedi (car il y avait école ce jour) pour la distribution de livres. Je me souviens que les plus prisés, disputés étaient les merveilleux livres de la collection Contes et légendes édités par la Librairie Fernand Nathan. Le plus convoité était (avec Contes et légendes du Poitou, fierté locale oblige) Contes et légendes antiques avec la belle couverture cartonnée illustrée par Joseph Kuhn-Régnier. Le volume bien que solide était en piteux état, tellement manipulé par les mains fébriles des jeunes écoliers… Mis à part l’aspect édifiant tout à fait conforme à cette école de la République qui se souciait alors de transmettre et asseoir quelques valeurs morales de base, ces lectures étaient un formidable tremplin pour l’évasion de l’imaginaire dans l’espace et le temps.
C’est ce plaisir gardé dans un coin l’âme enfantine que viennent réveiller les Contes populaires grecs traduits par Émile Legrand et illustrés par Rallis Kopsidis récemment réédités par les éditions de la Coopérative. Ce très riche ensemble qui va du théâtre de marionnettes aux chants et danses folkloriques a survécu aux presque cinq siècles d’occupation ottomane que la Grèce connut jusqu’en 1821. La Grèce asservie conserva avec opiniâtreté son identité, sa langue et sa culture, ce qui conféra une importance d’autant plus grande aux traditions populaires où les contes occupent une place de premier plan. Dans un contexte où la piété populaire orthodoxe est le terreau naturel de l’imaginaire, il est surprenant de voir combien les schémas narratifs montrent la persistance de la mythologie antique. C’est ce lien à l’Antiquité qui distingue ces contes de ceux du reste de l’Europe et explique sans doute leur atmosphère énigmatique, l’étrangeté saisissante des situations où s’exprime la lutte contre les forces du mal propre à tous les folklores. Confrontés à des monstres semblant surgir d’un passé insondable, les héros vainqueurs des ténèbres sont souvent des personnages rusés, faisant irrésistiblement penser à Ulysse. Ces contes à la fois raffinés et empreints de la magie d’un passé si ancien qu’il évoque presque l’enfance du monde, constituent un superbe cadeau qui ravira petits et grands pour Noël et les fêtes de fin d’année.
Les droits de l’âme, Catena Aurea de Luc-Olivier d’Algange, collection Théôria, éditions L’Harmattan, 2024 (30€).
Les Mauvais fils, correspondance choisie de Patrice Jean et Bruno Lafourcade, éditions La Mouette de Minerve [à commander en librairie, diffusion Sodis], 2024 (22.90€).
Contes populaires grecs, traduction d’Émile Legrand, illustrations de Rallis Kopsidis, éditions de La Coopérative, 2024 (20€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographies de Luc-Olivier d’Algange, Patrice Jean et Bruno Lafourcade – dans le billet : éditions L’Harmattan – éditions La Mouette de Minerve – éditions de La Coopérative.
Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !