Tout le monde, je pense, se souvient de l’extraordinaire série télévisée réalisée par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur diffusée sur Arte en 1997-1998, Corpus Christi – douze épisodes qui avaient pour thème les origines du christianisme au travers de l’étude de l’Évangile selon Jean. On voit se succéder à l’écran, en plans serrés, la fine fleur mondiale de l’espèce exégétique, religieux et laïcs de toutes origines, chapelles ou obédiences… disséquant le texte johannique, mot à mot, s’interrogeant, interprétant, spéculant, digressant, etc. Elle fut suivie par L’Origine du christianisme (dix épisodes en 2003), L’Apocalypse (douze épisodes en 2008) et par Jésus et l’islam (sept épisodes en 2015). Cette aventure intellectuelle, qui a duré vingt ans, aura donné lieu à 40 heures de films et à cinq livres. Selon Jérôme Prieur, elle a complètement bouleversé son existence, marquant sa vie, dit-il, “d’un avant et d’un après”.
Cette expérience d’une lecture purement littéraire d’un texte évangélique fut considérée comme une gageure et saluée par de nombreuses voix dont celle de Jean Starobinski. Si cette lecture, par son extériorité même, semble inadéquate aux yeux des catholiques, c’est parce qu’elle s’ajoute à toute l’exégèse “qu’elle ignore ou feint d’ignorer” et parce que, surtout, elle n’est pas celle d’un croyant. En conséquence, l’enjeu de Mon reliquaire qui retrace les étapes de cette audacieuse entreprise est de taille : s’il en va du rapport des textes à la vérité historique, il en va alors nécessairement de la dimension littéraire de ces textes dits “sacrés”.
Mon reliquaire est donc un recueil de textes déjà publiés mais tous revus, corrigés et parfois complétés par l’auteur nous offrant en quelque sorte le “making off” de cette épopée critique, relatant ce qui l’a précédée, accompagnée, tout en l’éclairant sur de nombreux aspects tant méthodologiques que circonstanciels. En vérité, cette gigantesque entreprise revendique vouloir être une chose apparemment très simple au premier abord : accomplir un acte de lecture. Acte qui s’avère être redoutablement complexe puisqu’il s’agit d’une littérature à plusieurs voix : quatre évangiles, vingt-sept livres plus les Actes des apôtres, sans compter les apocryphes et tous ce qui a été glosé, commenté, débattu autour de ces textes fondateurs depuis deux millénaires, soit une bibliographie absolument pharamineuse, qui a fait dire au grand chercheur qu’était Pierre Geoltrain : “La plus grande réussite du christianisme, c’est sa littérature”.
Pour comprendre l’esprit et le parti pris de cette nouvelle critique dans laquelle Jérôme Prieur et Gérard Mordillat s’inscrivent, je crois qu’il faut commencer par lire le dernier texte écrit en commun : un long portrait de l’abbé Loisy, prêtre excommunié en 1908 par le pape Pie X pour avoir écrit L’Évangile et l’Église — livre qui, en s’interrogeant sur les relations que les textes entretiennent avec l’histoire, ruine les fondements principaux de la foi chrétienne (en pointant notamment le caractère non historique de la Résurrection) — et pour n’en avoir rien abjuré. C’est le livre d’un fondateur et d’un précurseur qui, sans le savoir et le vouloir, s’est fait sémiologue avant l’heure, inventeur de la critique des signes, en même temps que l’initiateur de l’histoire des mentalités. L’hommage vibrant (et réhabilitant) que lui rendent nos deux écrivains montre combien ils l’admirent et s’insèrent dans l’approche loysiste des écrits testamentaires et le “crime” que ce prêtre excommunié représenta en sapant les dogmes sur lesquels est bâtie l’Église catholique.
Mon reliquaire, c’est aussi une visite au poète et traducteur du Nouveau Testament, Jean Grosjean ; le journal de voyage qui raconte, avec d’éclairantes et parfois cocasses anecdotes, les coulisses du tournage de Corpus Christi ; un portrait contradictoire de Jésus : est-il un prophète, le Messie ou bien Dieu ? ; l’énigme de la Résurrection du Christ qui n’est racontée, on ne le croirait pas, dans aucun des évangiles ; les tribulations de l’abracadabrantesque suaire de Turin ; la lettre admirative adressée à Emmanuel Carrère après la lecture de son livre Le Royaume au sujet de l’histoire des débuts de la chrétienté ; le caractère véritablement fantastique de l’épisode de la Pentecôte ; le statut particulier des Actes des apôtres, pour l’auteur le livre le plus déroutant du Nouveau Testament par son caractère assurément fictionnel ; et puis une saisissante lecture du livre de Bruno Ballardini, Jésus lave plus blanc, dont la thèse est que le christianisme a inventé le marketing et que, depuis Jean-Paul II, il en a utilisé les techniques les plus modernes à son bénéfice.
J’avoue avoir dévoré ce petit livre absolument passionnant qui, paradoxalement, éclaire – tout en l’approfondissant, le mystère toujours pendant autour du personnage le plus représenté de l’Occident dont personne pourtant ne connaît le vrai visage : Yehoshua, juif obscur n’ayant rien écrit, petit prophète galiléen devenu le Christ universel, fondateur d’une religion mondiale.
“Au fond, Dieu veut que l’homme désobéisse. Désobéir, c’est chercher” écrit Victor Hugo dans le poème “Tas de pierres”. Je ne sais si Jérôme Prieur et Gérard Mordillat sont croyants, mais l’exercice de la pensée et du doute salutaire les rapproche de Dieu…
Disparu en janvier 2016 à l’âge respectable de 91 ans, Michel Tournier (1924-2016) ne faisait plus guère parler de lui. Et l’on ne s’attendait pas à voir paraître un texte inconnu : son tout premier roman rédigé à 25 ans, et laissé inachevé sous le titre Les fausses fenêtres. Jacques Poirier vient d’en établir le texte pour les éditions Gallimard. Par toutes sortes d’échos anticipés, Les fausses fenêtres peut se lire comme un prélude, puisqu’il s’agit de la première fiction, inédite à ce jour, de Michel Tournier. Recalé à l’agrégation de philosophie, le jeune homme, chassé du monde des Idées, entreprend de renaître en
tant que romancier. De par son inachèvement, Les fausses fenêtres tient autant du récit initiatique que du conte philosophique, et permet à l’auteur naissant de dresser la carte de son imaginaire. Les Fausses Fenêtres raconte l’histoire de Nicolas, 13 ans, qui vit dans le château familial et voit s’y installer “un étrange ami du père, Porphyre, l’initiateur-philosophe, accompagné de deux anges, Gémeau et Gémelle”, résume Gallimard en quatrième de couverture. Le futur auteur à succès de Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) ou du Roi des aulnes (1970), ayant admis que la philosophie, discipline à laquelle il s’était entièrement consacré depuis des années, l’avait rejeté, confiait à Télérama en 1999 : “Le couperet est tombé, sans appel : pour moi, plus de philosophie, alors que c’était la grande passion de ma vie ! Mais j’ai trouvé le moyen de continuer à en faire, sous forme de contrebande, en me cachant sous la table. J’écris des histoires, en apparence banales, de pêche, de chasse, d’adultère, des récits d’amour et de voyage. Mais ce qui sous-tend le récit est toujours d’inspiration philosophique.”
C’est ainsi que certains échecs ont le pouvoir de révéler une vocation latente qui ne demandait qu’à confirmer et cultiver des talents en puissance. Les hommes d’exception sont ceux qui se montrent dignes du malheur qui les frappe.
Les éditions Gallimard donnent dans le même temps une nouvelle édition des Lettres écrites à Hellmut Waller, 1962-2012 sous le titre L’Invention de l’écrivain par lui-même.
C’est lors d’études communes à Tübingen que Michel Tournier rencontra Hellmut Waller qui devint son ami et futur traducteur de son œuvre en allemand. Dans une lettre du 28 novembre 1965, Michel Tournier lui confie : “Vendredi s’achève, mais plus j’approche de la ‘dernière main‘ plus elle je doute que ça vaille quoi que ce soit. C’est au point que je ne peux me calmer parfois qu’en me promettant de le mettre dans un tiroir et de ne jamais l’en sortir, aussitôt qu’il sera terminé. Ce qui m’emplit de noirs pressentiments, c’est que ce manuscrit ne ressemble absolument à rien de ce qui a été publié à ma connaissance depuis que je lis. ‘Ça ne ressemble à rien‘, locution populaire signifiant : ça ne vaut rien, c’est inexistant.” Le Vendredi dont il est question, c’est bien entendu Vendredi ou les Limbes du Pacifique, premier roman de l’écrivain, qui sera publié un an et demi plus tard chez Gallimard et recevra le Grand Prix du roman de l’Académie française. Tournier au travail et ses doutes, Tournier et sa passion de la culture et de la langue allemandes, Tournier devenu une figure du monde des lettres parisien avant de se retirer dans son presbytère de Choiseul… Couvrant les années 1962-2012, cette correspondance, tout ensemble intimiste et intellectuelle (on pénètre dans le studiolo de l’écrivain), réjouira les lecteurs assidus du Roi des Aulnes et des Météores – peut-être davantage que Les Fausses Fenêtres, brouillon de jeunesse qui, bien qu’inédit, n’a d’intérêt que comme texte exploratoire de l’œuvre à venir.
Ceci m’amène à évoquer ma rencontre avec l’académicien Goncourt au début des années 90. J’étais alors en poste à Fribourg-en-Brisgau, en Forêt noire, où j’enseignais les lettres dans un établissement à la suite des Forces françaises en Allemagne (dissoutes le , consécutivement à la fin de la guerre froide). Nous avions été informés de la venue de Michel Tournier à Fribourg pour un cycle de conférences et notre proviseur avait saisi l’occasion pour l’inviter à venir rencontrer les élèves de notre lycée et collège. À notre échelle, c’était un événement exceptionnel qui demandait préparation, organisation et surtout un accueil digne du magnifique bâtiment de style néo-renaissance où nous étions fiers d’enseigner. Les élèves du collège avaient lu Vendredi ou la Vie sauvage, chez eux ou en classe puisque ce texte adapté pour la jeunesse de Vendredi ou les Limbes du Pacifique faisait partie alors d’un ensemble pédagogique pour l’enseignement du français dans le premier cycle. Nous eûmes la tâche de convier les élèves à préparer des questions sur l’ouvrage, sa structure, ses thèmes, personnages, etc. et, bien sûr, le métier d’écrivain qui intrigue toujours un jeune public. Quelques “forts en thèmes” à la personnalité affirmée dont une de mes élèves (qui se trouvait être la fille de la responsable du CDI), avaient l’intention d’aborder la question délicate de la relation forte que l’écrivain entretient avec les enfants, manière voilée d’interroger les rumeurs d’obscures pulsions pédophiles qui circulaient déjà…
Le jour de la rencontre, je vis arriver accompagné de notre proviseur un petit monsieur dans un costume gris assez terne, avec une tête bien ronde, affable, souriant mais un peu intimidé lorsqu’il pénétra dans le gymnase réquisitionné pour ce face à face et qu’une bonne centaine de collégiens, très impatients, l’accueillirent avec une salve d’applaudissements enthousiastes. Il évoqua ses séjours en Allemagne, notamment à Fribourg où ses parents envoyaient chaque année leurs quatre enfants en vacances… Il répondit ensuite avec clarté et simplicité à toutes les questions. Lorsqu’arrivèrent celles qui se voulaient un peu gênantes, il ne les ignora pas ; il répondit avec beaucoup de naturel qu’il était soucieux de garder vivant en lui une forme d’innocence dont les enfants sont les grands témoins dans le monde. Je vis alors passer sur son visage un peu matois, l’ombre d’un sourire faussement innocent…
Mon reliquaire – Supplément à Corpus Christi de Jérôme Prieur, collection Theodore Balmoral, éditions Fario, 2024 (19,50€).
Les Fausses fenêtres de Michel Tournier, Gallimard, 2024 (14€).
L’Invention de l’écrivain par lui-même. Lettres écrites à Hellmut Waller 1962-2012, éd. Gallimard, 2024 (20,50 €). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographies de Jérôme Prieur et de Michel Tournier – dans le billet : photographie de Michel Tournier et de Marc Cano, proviseur, dans la cour du lycée Turenne de Fribourg ©LeLorgnomélancolique – éditions Fario – éditions Gallimard.
Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !