Patrick Corneau

Totus mundus agit histrionem (“Le monde entier est un théâtre”), devise du Globe, le théâtre de Shakespeare

Là où il n’y a plus de dieux, règnent les spectres.”
Novalis

Patrick aime beaucoup !Enfin Patrice Jean vint et l’ère Houellebecq fut close. Longtemps nous cherchâmes le vrai contempteur de notre époque, car celle-ci va vite, plus vite que Michel Houellebecq l’éveilleur qui à la longue, peina, s’essouffla – hélas s’imita – et s’évanouit dans les limbes des has been 
La vie des spectres est une fresque grandiose de la zombification du monde. 
Nous sommes tous des spectres, des “fantoches”. Comme une peau de chagrin, la réalité s’est réduite puis retirée, ne laissant derrière elle qu’un “monde 2” fait de simulacres, d’ersatz, de mensonges, de fictions, de fantasmes, de délires…
Patrice Jean actualise Rimbaud : Elle est perdue. Quoi ? — La réalité. C’est la mer allée. Avec le soleil. Et nous, nous restons sur la plage, petits galets arrondis par les frictions de nos milliers d’entrechocs, semblables et inaccessibles, enfermés tels des monades-nomades sans portes ni fenêtres avec nos rêves, nos fantasmes. Agrégats de récits hallucinés dont nous ne sortons que pour les renforcer, nous installer plus profondément encore dans nos folies partagées… Il n’y a que dans la la maladie et face à la mort que les semblants tombent. Déjà dans sa correspondance avec Jean Lafourcade, Les mauvais fils, Patrice Jean confiait : Tout est farce. Nous grandissons en imaginant que le monde est rationnel, la société cohérente et administrée selon les règles de l’esprit. Certes, au cours de l’enfance, nous comprenons qu’il existe des couacs, des idiots, des injustices, mais la totalité n’en est pas affectée : les adultes savent ce qu’ils font (pensons-nous). À l’adolescence, les injustices nous semblent subitement insupportables : nous traversons notre période “révoltée”, en croyant que les générations précédentes ont failli sur certains points. Et puis, nous finissons par comprendre que le monde n’a jamais été rationnel, que tout est faux, farcesque, idiot, insensé. La raison ne règne que dans quelques régions, chez quelques personnes. Et comme l’écrivait Pascal, l’homme est si nécessairement fou que ce serait être fou par un autre tour de folie que de n’être pas fou.”

Voici donc l’histoire de Jean Dulac journaliste culturel dans la presse régionale. Son métier l’amène à rencontrer différentes personnalités de la vie locale afin de faire leur portrait. Les papiers qu’il remet sont systématiquement refusés : Dulac a viré sa cuti concernant bien-pensance et bons sentiments, ce sont des portraits au vitriol, ridiculisant ces philosophes, sociologues, écrivains de pacotille, critiques littéraires haineux, metteurs en scène prétentieux. Comment supporter ce charabia, ces tics de langage, ces phrases toutes faites rabâchées cent fois ? Toutes ces “personnalités” ne sont que des personnages jouant une pièce de théâtre selon des rôles qu’ils ont l’illusion d’avoir choisis. Surtout, Dulac a un don pour mettre en stéréoscopie l’image que chacun se fait de soi et celle qu’il aimerait qu’autrui voit (la façade et l’arrière-boutique) – autant de spectres doubles qui se dédoublent, triplent et multiplient les vivants (et même les morts) : un monde de spectres proliférants, il y a de quoi en perdre la raison… Son rédacteur en chef, sa femme et son fils se dressent contre Dulac avec violence et lui reprochent d’être dépassé, infréquentable, irrécupérable. Il l’est, Jean Dulac est un “réfractaire” qui soudain prend acte de son complet décalage par rapport à ses contemporains, tout lui parait faux, spectral, joué, surjoué… Ainsi le récit d’une manifestation “citoyenne” (en soutien aux coups tordus de lycéens sur Snapchat, TikTok…) totalement ubuesque se termine par ces propos désabusés : Toute la manifestation est entachée d’imaginaire et d’illusion. Je ressens une impression tenace de simulacre.” Désenchanté, à bout, narquois, mélancolique, seul contre tous, tel un moderne Diogène, Dulac cherche dans sa ville (Nantes) quelqu’un à qui parler : Il m’est impossible de parler. Donc j’écris. Ceux qui peuvent parler n’ont rien à écrire. On accueille leurs phrases avec joie, avec ravissement, avec envie, on les célèbre, on les plaint, on les aime. Tout orateur est un salaud. Toute personne qui peut parler en toute franchise est un niais.” 

Si sa vie professionnelle est difficultueuse, sa vie familiale l’est encore plus : Doriane, sa femme (scotchée à Netflix, biberonnant Télérama, se racisant avec Annie Ernaux), passe son temps à le rabrouer, déplorant son mauvais esprit, déversant sur lui des tombereaux de moraline féministe ; son fils Simon, adolescent caricaturalement représentatif de sa génération (drogué aux jeux vidéo), sûr d’en savoir plus que son père (considéré commeun vieux con”), inculte et totalement ignare en littérature, va se trouver mêlé à une sale histoire de “revenge porn”. L’“ado” ne semble pas plus perturbé que cela tandis que son père est effondré. N’est-il qu’un “facho”, un “boomer”, un vieux mâle blanc qui ne comprend rien à rien, comme son rejeton et sa femme ne cessent de lui répéter ? C’est plus qu’un coup de blues que traverse Jean Dulac, une crise existentielle profonde, une crise de néant, une remise en cause radicale de tout ce en quoi il a cru : le monde qu’il a connu a disparu (marxiste bon teint, il garde sa carte du PCF par fidélité nostalgique mais finira par la déchirer) et celui dans lequel il erre lui est étranger. Cela permet à l’auteur de tracer en des pages drôlissimes un panorama féroce de la société : le wokisme ambiant ; la vie de famille qui part à vau-l’eau, le rôle des parents “déconstruit” c’est-à-dire mis par terre par les “avancées sociétales” – le coup de grâce venant des réseaux sociaux ; la violence, l’esprit de vengeance de ceux qui prêchent la fraternité, le “vivre ensemble”, la “diversité”, etc. Pour avoir trop lu*, on s’éloigne de la rive, de son époque et de ses vivants. Le divorce est consommé, Dulac quitte alors le domicile familial pour s’installer dans un pavillon abandonné. Une vie solitaire, soigneusement cachée car Tout ce qui a de l’importance pour nous est totalement indifférent à nos proches ; quant aux autres, à la grande famille humaine, ils ignorent notre existence et se fichent, par définition, que nous soyons morts ou vifs”. C’est là qu’il nouera un dialogue avec les spectres, discutant avec le fantôme de son meilleur ami, qui lui au moins avait conservé son ironie, sa désinvolture, sa lucidité… Jean s’enfonce dans la compagnie des spectres, va-t-il sombrer dans la folie ? Il rencontrera son alter ego en la personne d’une jeune professeur, Hélène, qui fait partie des rares êtres qui se soustraient, par inappartenance, aux injonctions et aux mœurs de la multitude. Contrairement à sa collègue précédente sacrifiée sur l’autel de la bienséance, elle “maintient”, elle résiste en dispensant un enseignement exigeant, rigoureux, d’une haute tenue s’efforçant d’élever, d’augmenter – peu soucieuse que cela dérange les élèves avachis dans leur léthargie, et qui, bien évidemment, la trouvent chiante. Sa fougue éclairée n’appartient pas à l’air du temps. Par ailleurs, elle poursuit un travail de thèse sur Chestov.

C’est peut-être totalement raté ; et c’est sûrement le roman le plus étrange que j’aurai écrit. Mais je ne peux pas me répéter indéfiniment.” s’interrogeait Patrick Jean dans Les mauvais fils. C’est dire le degré d’implication que l’écrivain a mis dans ce roman : il a joué son va-tout. “En écriture, il faut mettre sa peau sur la table” disait Céline, Patrice Jean a mis sa peau, ses tripes et y a ajouté sa bile la plus noire. Bien sûr, on est tenté de voir en Jean Dulac un double de Patrice Jean, mais on se souvient du Contre Sainte-Beuve de Proust et l’on réfrène les amalgames hâtifs… Néanmoins, la force, la véracité du propos laissent à penser que l’auteur a nécessairement accompli sur lui-même ce travail de “reductio ad spectrum”…

Quatre-cent-cinquante-deux pages, truffées de références littéraires (Montaigne, Pascal, Balzac, Stendhal, Flaubert, Sartre, Ponge… antidotes au désenchantement), servies par une plume virevoltant entre sarcasmes mordants et onirisme empreint de nostalgie (vocable devenu un “gros mot” aujourd’hui) où s’entrelacent des dialogues souvent hilarants et, c’est suffisamment rare pour le noter, qui sonnent incroyablement juste. Patrice Jean n’a jamais été aussi grinçant, acerbe et impitoyable. Jamais l’auteur de L’Homme surnuméraire n’a été aussi inattendu, déroutant** et audacieux***. La Vie des spectres ne ressemble à rien de ce qu’on avait déjà lu, même si cette sortie du soi épocal, social, mondain, professionnel, conjugal m’a rappelé le roman de Frédéric Schiffter Rétrécissement (Le Cherche midi, 2023) où un homme quitte la partie en s’enfonçant dans une sorte d’exil intérieur où il expérimente l’inexorable… On pourrait remonter au chant 1 de La Divine Comédie où Dante se présente à nous comme un homme qui ne sait plus où la vie le mène, qui a perdu le fil de l’idéal.
En vérité Jean Dulac n’est pas “l’anti-héros” attendu, il est simplement “ordinaire”. Patrice Jean ne met pas en scène un anti-héros à la Meursault, à la Beckett : ce serait trop. On est presque dans l’inverse symétrique d’Achille ou de James Bond. Comme il le remarque dans Les mauvais fils depuis quarante ans, l’homme ordinaire a pas mal morflé : on en a fait un Dupont-Lajoie, un raciste, un sexiste, un minable, pétri de petites ambitions mesquines ; il me plairait de renverser les choses, de montrer que cet homme ordinaire avait sa grandeur (et ses misères). 

La fin du roman avec le surgissement d’une mystérieuse épidémie de boutons est farcesque et d’une redoutable efficacité narrative – mais je n’en dirai pas plus.
Sans vouloir donner de leçons, ni cacher de duplices complicités avec le Spectacle, Patrice Jean vient nous dire que nous ne sommes pas seuls dans le théâtre d’ombres, dans ce monde devenu un mauvais rêve.
Au fond, c’est un moraliste comme je les aime, à la Cau, à la Muray, hypersensibles, ultra-lucides, éruptifs, allergiques à la bêtise et farouchement libres.
Je ne sais si Patrice Jean est le plus rebelle de nos écrivains, mais le Prix Maison Rouge 2024 qui récompense “l’audace, l’originalité et la créativité” est venu à point lui apporter de solides gages.

* Une plus grande lucidité est le fruit de la lecture, elle se paie parfois au prix fort (conséquence qu’Antoine Compagnon dans La littérature, ça rapporte ! a peut-être omise) : “Les écrivains sont de mauvaises fréquentations, on ne les pratique pas sans danger. À hanter les livres du passé, on quitte le présent ; le commerce des poètes et des romanciers de jadis (eux-mêmes souvent en guerre contre leur temps) vous arrache à ce que les sociologues désignent par le mot d’habitus : vous voilà muni d’un habitus littéraire opposé à celui de votre entourage, vous errez à côté de l’époque, loin des idées de vos amis, de vos proches, loin de tout. Vous êtes foutu. Tout ce que je dis et j’écris, tout finit par choquer. Ou par être rejeté.
Je ne suis plus à la bonne distance. Mon seul viatique est de transformer mes contemporains en ectoplasmes : je suis réel, ils sont irréels. Je me planque à travers les phrases de Montaigne et de Flaubert en sorte que les idées du jour me paraissent uniquement du jour, contingentes, fragiles, bientôt défuntes ; tandis que la foule croit que ces idées sont au contraire le bon sens aveuglant, ou, pour les plus débiles, l’avant-garde de la spéculation. Simon prétend que mes conceptions datent de ma génération, il se trompe : elles ne sont d’aucun temps, elles sont des livres.” (pp. 132-133).
** “La révolte des mots” (pp. 217-222) est une sorte de césure en manière de rêverie uchronique entre les deux parties du roman qui explore ce que deviendrait l’humanité si le langage verbal disparaissait au profit du langage des signes, puis miraculeusement réapparaissait à l’identique ; cataclysme qui, parce que les “cons” sont très nombreux serait oublié, et ferait que “la force et le divertissement (seraient), de nouveau, les raisons du succès et de la richesse”.
*** Quitte, autodérision suprême, à se mettre en scène lui-même en tant que Patrice Jean, “petit écrivaillon” vomi par une libraire et un critique parce qu’il “n’est pas progressiste”… Le vulgum pecus aime vilipender ceux qui mettent leur vérité au-dessus des intimidations de l’époque.

La vie des spectres de Patrice Jean, éditions Le Cherche Midi, 2024 (22,50€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Patrice Jean – dans le billet : éditions Le Cherche Midi.

Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !

  1. Serge says:

    Je me permets d’ajouter une pièce au dossier.
    « Moi qui ai tant aimé la conversation , et même la dispute, j’en ai perdu le goût. La plupart du temps tout est piégé, le contradicteur ne souhaitant pas examiner les idées à la lumière de la raison, mais s’amuser à Ferrer les mots de l’interlocuteur avec la même célérité que Simon agrippe le dos d’un monstre virtuel pour le capturer ai-je pensé. Une fois l’idée attrapée, on l’enferme dans un enclos avec les autres captives, les sexistes, les ringardes, les machistes, les racistes, les fascistes, les intolérables. La partie est terminée. Dorian, depuis quelques mois, s’abandonne à cette imitation de la pensée qui n’en est que le simulacre et, par conséquent, la trahison. ». (page 33)

    1. Patrick Corneau says:

      Merci, cher Serge, pour cette citation qui m’avait aussi interpellé par sa grande exactitude.
      Voici celle-ci qui corrobe elle aussi l’impossibilité de la conversation et la contamination de l’esprit par le langage “mainstream” :
      « Je n’étais pas sûr de comprendre. Par prudence, je gardai le silence. À force de n’entendre, à la ronde, que des conversations sans gravité, ouvertement nulles ou faussement savantes, plus rien ne me préparait, hors la lecture, à des entretiens intelligents. Notre esprit, pensai-je, n’évolue pas selon sa propre nature, il dépend, aussi, du niveau moyen des esprits. Mon vocabulaire lui-même était gangrené par la parlure de l’époque.
      Sans m’en apercevoir, j’agrémentais mes phrases de “projets enterrés”, de “carrément” ou de “en mode repos”. Je surveillais mon langage pourtant, mais le siècle est plus fort que nous. Nous dénivelons tous ensemble, nous cessons de penser tous ensemble. » (p. 317)
      Ce livre est bourré de remarques qui tapent dans le mille ! C’est une mine et un référent, c’est pourquoi j’ose espérer qu’il devienne “culte” mais pour des “happy few” (les “unhappy many”, eux, le trouveront anti-progressiste voire réactionnaire…).
      🙂

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